5/ Khroustaliov, ma voiture ! (1998)
Voyage au bout de la nuit stalinienne
« L'affaire est entendue : Khroustaliov, ma voiture ! de Alexeï Guerman est le film que le dernier festival de Cannes a somptueusement raté » : c'est par ces mots justes que Gérard Lefort ouvre sa remarquable critique du cinquième long-métrage d'un grand cinéaste à qui l'on offrait enfin une sélection officielle dans le Festival de cinéma le plus prestigieux au monde, en guise de réparation symbolique à une méconnaissance largement entretenue par le fait que son destin professionnel fut celui d'une mise à l'étagère quasiment systématique par le Goskinode tous ses films (in Libération, 13 janvier 1999 : cf. http://www.liberation.fr/culture/1999/01/13/khroustaliov-est-le-film-que-dostoievski-et-tchekhov-auraient-tourne-s-ils-avaient-eu-le-temps-de-de_263499). Et il est parfaitement vrai que l'absence au palmarès du génial film d'Alexeï Guerman, son chef-d'œuvre incontestable, auquel le jury alors présidé par Martin Scorsese aura préféré les plus consensuels ou académiques La Vie est belle de Roberto Benigni et L'Éternité et un jour de Theo Angelopoulos. Parmi les pépites d'écriture que recèle un texte qui n'a rien perdu de sa force quinze ans après sa rédaction, on relèvera encore cette image astucieusement chantournée : « Tout aussi sûrement, Khroustaliov est le film que Dostoïevski et Tchekhov auraient tourné s'ils avaient eu le temps de devenir ensemble amants et cinéastes». On note encore une judicieuse référence au cinéma de Federico Fellini (ce sont les derniers mots en conclusion de ladite critique) : « Raconté du point de vue d'un jeune garçon, Khroustaliov est au stalinisme ce que l'Amarcord de Fellini, avec qui il a plus d'un lien de parenté, fut au fascisme. Pas du tout un document ou un commentaire mais une extravagance protestataire. En cette fin de siècle, Alexeï Guerman a fait un rêve : un rêve qui a conscience d'en être un, autant dire la définition même du cauchemar ». Concrètement, Khroustaliov, ma voiture ! reprend de Mon ami Ivan Lapchine le principe narratif d'une histoire racontée du point de vue d'un enfant tel que se le remémore quarante ans après l'homme mûr qu'il est devenu, tout en s'éloignant pourtant du prisme strictement biographique du film réalisé en 1982 au nom d'une reconstruction fictionnelle, à la fois visionnaire et cauchemardesque, des derniers râles convulsifs du stalinisme. Et ce perspectivisme imprégné de subjectivisme onirique vise, comme dans Amarcord (1973), à préserver la possibilité d'un regard enfantin prélevé depuis un régime de pouvoir marqué sa sénescence rapide, en même temps qu'il envisage l'enfance comme le seul moyen sérieux de rendre après coup raison de l'allure fondamentalement grotesque d'une époque vouée à s'enfermer dans la prison de sa propre caricature. L'enfance, si elle est bel et bien sauvegardée par Alexeï Guerman (avec son film, comme une preuve à l'appui), ne le serait que rétrospectivement, depuis le bordel caractéristique d'un temps où l'hystérique dépense improductive des êtres se comprendrait en défense imaginaire face au réel traumatique d'une mise à l'arrêt mortel pouvant survenir en n'importe lieu, à n'importe quel moment. Il est certain que, entre le puérilisme (défensif) des uns (autant sinon plus que le jeune Alexeï qui porte le prénom du cinéaste même s'il n'a pas vécu enfant la période concernée, son père, Youri Glinski qui porte le prénom du père du cinéaste, ici directeur d'un hôpital militaire mais traversant tout le film comme si l'URSS était devenue un asile) et la sénescence (agressive) des autres (le quasi-cadavre de Staline environné des mites et mouches du NKVD, la police politique, que le médecin-chef requis pour le faire examine avant que celui-ci ne trépasse), l'on pense forcément au cinéma de Federico Fellini. Autant parce que le monde filmé se déploie également en un réseau labyrinthique, circulaire et caverneux de couloirs suintants peuplés d'êtres pittoresques et grimaçants faisant leur petit numéro devant la caméra avant de disparaître pour reparaître à nouveau plus tard, que la dynamique perpétuelle de la caméra articulée avec l'agitation frénétique des figures finit par induire la constante d'un faux-mouvement essentiel en raison du miroitement infini des lieux traversés et des objets qui s'y accumulent. Les 140 minutes du film sont en effet électrisées par l'intense circulation de motifs en tout genre qui, par leur constante réitération, se répondent en rebondissant les uns sur les autres, comme si le cinéaste arrivait dans une forme cinématographique de free jazz symphonique à suivre simultanément plusieurs lignes en simulant l'improvisation pour mieux avérer en réalité la puissance d'une maîtrise formelle immergée dans le rendu détaillé et généreux, débraillé en même temps que minutieux, d'un chaos social somme toute assez logique en l'absorption totalitaire de toute politique par le glouton Léviathan soviétique. Le spectateur s'épuiserait de toute évidence à recenser par le menu l'infinité de récurrences innervées par une propension anamorphique ou métamorphique, la guirlande de lumières devenant au début du film feu d'artifices d'un côté et cordes (à sauter ou sécher le linge de l'autre) de l'autre, le sang souillant la bouche et le nez se transformant en encre sur le visage et en croûte sur le crâne, les animaux empaillés et vivants se suivant et se poursuivant à la queue leu leu, les corps se jetant les uns sur les autres jusqu'au viol collectif, les humeurs (sueur, bave, toutes alcoolisées) se mélangeant au point de mousser en douche spermatique pour finir à la fin du film en bulles salivaires dans la bouche de Staline mourant. Les lieux (l'appartement communautaire – encore un, typiquement guermanien – débouchant sur un autre) ouvrent ainsi sur d'autres lieux (l'hôpital et la ménagerie, le sauna et la camionnette de livraison de champagne, le tramway et le train final) qui s'emboîtent dans un enchevêtrement foncièrement partouzard (on y reviendra) permettant aux êtres et aux choses de se croiser (on aurait envie d'écrire : de s'emmancher) et de revenir, toujours identiques et toujours différents, au travers de vitres multiples et de miroirs tout aussi nombreux. Gilles Deleuze aura livré une puissante conceptualisation face à une pareille dynamique cinématographique : le « cristal » et ce que l'on voit à travers, « c'est le temps, dans son double mouvement de faire passer les présents, d'en remplacer l'un par l'autre en allant vers l'avenir, mais aussi de conserver tout le passé, de le faire tomber dans une profondeur obscure » (in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 116). Et, à côté du « cristal pur » attribué à Max Ophuls et du « cristal fêlé » caractérisant le geste esthétique de Jean Renoir, le philosophe distingue également une troisième forme du cristal, le cristal en croissance continue au point de s'identifier à son germe, l'excroissance comme manifestation d'une cristallisation qui ne saurait jamais connaître de terme dont il reconnaît justement l'existence dans le cinéma pratiqué par Federico Fellini. « Il y a peut-être un troisième état : le cristal saisi dans sa formation et sa croissance, rapporté aux ''germes'' qui le composent. Il n'y a jamais, en effet, de cristal achevé ; tout cristal est infini en droit, en train de se faire, et se fait avec un germe qui s'incorpore le milieu et le force à cristalliser » (opus cité, p. 117).
Le germe en guise d'entrée principale dans le cristal jusque dans cette indiscernabilité caractérisant « un germe plus vaste en train de croître » (op. cit., p. 119), ce serait ici la neige qui, si elle tombait déjà à gros flocons dans la plupart des films précédents de Alexeï Guerman, opacifie à un niveau presque jamais vu les plans de la seconde partie de Khroustaliov, ma voiture !. Au point d'ailleurs où le jour absorbé par le poudroiement neigeux finit par être équivalent à la nuit profonde qui semble régner sur les 24 heures circonscrivant la première partie du film. Dans l'indistinction du jour et de la nuit comme de l'opaque et de l'obscur, la fiction en ce qu'elle est divisée en deux est en sa fente structurale même soumise à la hantise des doubles, du jeune Alexeï du point de vue du narrateur (cette projection fictionnelle du réalisateur s'imaginant une autre enfance que celle racontée dans Mon ami Ivan Lapchine) à son père Youri qui, entre deux statuettes d'oiseaux et deux chats, croise à l'asile son double pathologique pour le retrouver plus tard en flic du NKVD (un reflet possible de l'histoire réelle en ce qu'il représente aussi le sosie ayant pris la place du vrai médecin liquidé après être intervenu au chevet de Staline). « Ce qu'on voit dans le cristal, c'est toujours le jaillissement de la vie, du temps, de son dédoublement ou sa différenciation » (ibidem, p. 121). Division du récit et hantise des doubles (le titre du film apparaît ainsi lorsque le garçon crache sur le reflet que lui renvoie un miroir et c'est alors que l'image figée est passée au négatif, la concrétion de salive blanche préfigurant les taches d'encre et de sang), de telle sorte que le rayon oblique de la fabulation artistique soutenue par une voix-off parcimonieuse, en percutant le miroir de la réalité historique, y ramène depuis son autre côté les visions exténuantes mais précieuses appartenant à son versant fantasmagorique, la vitalité populaire la plus hystérique et dépensière ne se comprenant donc qu'en raison dialectique d'un gel exercé par les figures clownesques d'un cirque totalitaire particulièrement mortifère. Comme un mineur de fond aurait réussi à ramener d'un souterrain merdeux une poignée quasi-poudreuse d'inestimables diamants. Lors de la réception critique du film, Antoine de Baecque parlait à raison d'une œuvre proposant de dérouler à sa manière, éminemment singulière, une « histoire-capharnaüm » (cf. « Alexeï Guerman, l'ultime défi. Voir et revoir Khroustaliov, ma voiture ! » in Cahiers du cinéma, numéro spécial Festival d'automne, 1998, p. 6-8). Comment apprécier à sa juste mesure la démesure gargantuesque ou pantagruélique d'un film n'hésitant en rien à jouer à fond la carte de la saturation au risque de l'incompréhensible, sinon du côté du grand désir artistique d'un cinéaste littéralement affamé, ayant vécu l'ère soviétique sous la forme contraignante d'un serrage de ceinture quant à la circulation de ses films pour ensuite aborder l'ère post-soviétique comme la séquence enfin propice à la réalisation libératoire du nouvel opus qui, au prix d'un effort qui lui aura pris quasiment une décennie, montrerait tout ce qu'il était impossible d'exhiber jusqu'alors (seul peut-être Repentir réalisé en 1984 par le géorgien Tenguiz Abouladze et d'emblée interdit jusqu'en 1987 pourrait préfigurer la folie guermanienne) ? L'entame de Vingt jours sans guerre faisait, on s'en souvient, entendre un drôle de toussotement en préalable à un film qui montrait les trahisons du langage ordinaire (sous la double forme d'un film de propagande ou d'un discours circonstancié à l'adresse d'ouvriers) face aux expériences vécues (en particulier celles relatives à la guerre). Il est désormais temps, plus encore qu'à l'époque de Mon ami Ivan Lapchine, d'ouvrir à plein régime les vannes d'une bande sonore riche en raclements et vomissements, chuintements et couinements, étouffements et hurlements (et il y a là quelque chose d'assez italien dans le débord de parlures respectées dans leur triviale matérialité) redoublant du côté de la bouche les pantalonnades gestuelles d'un monde suffisamment conscient de son côté foireux pour en accentuer les traits parodiques afin que l'inflation farcesque de la mauvaise blague stalinienne, ce ballon de baudruche rempli de gaz, suffise à protéger du réel de ses flatulences ou reflux gastriques. Quinze ans avant Il est difficile d'être un dieu qui arrive à relever le pari cinématographique de faire encore plus délirant et monstrueux en raison d'une histoire humaine qui se répéterait en cycles infernaux dans tout l'univers (cet anus mundi en extension dont nous ne serions toujours pas sortis pour naître véritablement au monde), Khroustaliov, ma voiture ! représente déjà un sommet en ce qu'il engage un combat, presque au corps à corps, entre une enfance ayant suffisamment survécu au désastre soviétique pour permettre à une œuvre d'art de bénéficier de son énergie utopique et le cadavre totalitaire qui pourtant continuerait de cristalliser mais dans la guise d'une nouvelle forme de germination (l'année 1998, l'avant-dernière de la présidence assurée par Boris Eltsine, est l'une des pires jamais connues par le peuple russe depuis l'après-Seconde guerre mondiale, la thérapie de choc prônée au nom de l'intégration dans la libéralisation mondiale du marché des capitaux ayant entraîné en une décennie une hyperinflation des prix et la multiplication par dix du taux de pauvreté).
Ce combat au sommet, il est évidemment celui d'un film qui n'aura réussi à être achevé qu'avec l'aide d'une coproduction européenne en suppléance des caisses vides de Lenfilm. Il est tout autant celui d'un cinéaste qui, parce qu'il ne se contente pas seulement de bourrer jusqu'à la gueule d'inventions visuelles et sonores un film comme habité par le magma de films que son auteur aurait pu ou dû réaliser jusqu'à présent, envisage avec la plus grande radicalité esthétique l'obligation soviétique de promiscuité infligée aux Russes en vertu de la socialisation des biens immobiliers. L'appartement est un motif récurrent des films tournés à partir des années 1970 dans les pays satellisés par l'Union soviétique (que l'on songe ainsi aux premiers films du cinéaste hongrois Béla Tarr, du Nid familial en 1979 à Almanach d'automne en 1984), il l'est particulièrement dans ceux de Alexeï Guerman (présente dans Le Septième compagnon, latente dans Vingt jours sans guerre, la question revient de manière nettement plus affirmée dans Mon ami Lapchine), sauf qu'avec Khroustaliov, ma voiture !, l'appartement communautaire est considéré dans le voisinage symbolique de la ménagerie foraine d'un côté et de l'asile militaire de l'autre. Surtout, l'obscénité consécutive à la promiscuité contrainte des corps (c'est par exemple une parente qui branle le téton du jeune garçon, quand il n'est pas sauvagement agressé par ses deux cousines dans une séquence fortement connotée sexuellement), outre qu'elle détermine des étreintes qui ressemblent à des séances de lutte ou des bousculades qui sont semblables à des orgies, débouche littéralement sur la séquence probablement la plus dingue du film (et l'une des plus inoubliables de l'histoire du cinéma). Soit un viol collectif subi dans un camion de livraison de champagne par le père du garçon sur le chemin l'emmenant au chevet de Staline. Tuyauteries suintantes ou en surchauffe, corps frétillant et éructant comme s'ils se branlaient et éjaculaient, enchâssements multiples et orifices divers (dont la gueule de ce poisson dans lequel le médecin-chef glisse un doigt avant d'avoir un rapport sexuel avec l'une des nombreuses femmes amoureuses de lui) : c'est tout le film de Alexeï Guerman qui s'expose ainsi tel un immense corps caverneux, luisant et érectile qui se livrerait à un acte d'auto-masturbation pour finalement déboucher, dans l'indiscernabilité cristalline d'Éros et Thanatos, sur ce double orgasme effrayant, d'abord la douche spermatique devinée dans les intervalles d'un entremêlement partouzard des corps lors du viol de Youri Glinski, ensuite le massage qu'il entreprend sur ordre de Lavrenti Beria (l'organisateur du Goulag) du ventre du dictateur qui, agonisant, baigne dans ses excréments et écume avant de mourir dans un furtif arrêt sur image (la profanation excrémentielle du corps du dictateur souvent sujet à des processus étatiques de sacralisation ou de divinisation, Alexandre Sokourov s'y pliera également avec Moloch en 1999 et Taurus en 2001 respectivement consacrés aux figures d'Adolf Hitler et de Lénine). La mousse du champagne promise en représentation par la camionnette servant aux violeurs à passer du bon temps, c'est donc le sperme de salauds autorisés à violer et c'est pareillement la bave du dictateur mourant dont le pouvoir aura aussi consisté à autoriser ces derniers à faire ce qu'ils ont fait subir sur le corps du médecin-chef. Le stalinisme, un viol par tous les orifices du peuple russe dans Khroustaliov, ma voiture ! qui possède déjà en soi une valeur testamentaire, comme la matière boueuse et fangeuse de la planète Arkanar suinte dans tous les plans et rentre par tous les pores de la peau dans les figures – intellectuels compris convertis en seigneurs de la guerre – du posthume Il est difficile d'être un dieu. La fête perpétuelle, l'hystérie grotesque des corps, la représentation permanente de soi-même, toutes ces parades servant à tenir éloigné le spectre de la violence stalinienne auront au bout du compte concouru à ce qu'un avatar de Monsieur Loyal désireux de ne pas quitter son petit monde circonscrit entre l'hôpital militaire et l'appartement communautaire pénètre dans un cercle plus grand, cercle infernal et dantesque (parfaitement digne du « cercle de la merde » de Salo ou les Cent Vingt journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini en 1975) où le héros phallique (il est baraqué et chauve) se découvre comme vecteur passif d'une copulation bien plus grande que lui et qui aura été maintes fois préfigurée dans son environnement proche (c'est par exemple son infirmière qui lèche ses boutons de veste et se glisse pour lui faire une fellation tout en frottant avec ses doigts ses insignes militaires). Que reste-t-il alors à l'homme qui, dans le renvoi sec du journaliste suédois venu lui parler de sa famille, se trahit en révélant le double déni qui l'habite, celui concernant ses origines juives et celui portant sur le « complot des blouses blanches » (dernier acte, antisémite celui-là, du requiem stalinien et Aexeï Guerman avait des ascendances allemandes mais aussi juives) dont il devine qu'il est alors en train de se préparer autour de lui ? Que reste-t-il à celui qui croyait jouir à distance du stalinisme alors que celui-ci aura réellement représenté comme le viol incestueux de sa puissante masculinité par un cadavre en sursis, père de tous les pères ? Sinon de ne plus pouvoir retrouver sa famille en raison d'une honte inassimilable, tout en renouant avec le nomadisme de ses ancêtres déniés, le médecin-chef de l'hôpital militaire égal en dénuement au chauffagiste, arrêté au tout début du film par les mouches du NKVD parce qu'il était seulement là où il n'aurait pas dû être et déporté pendant peut-être dix ans (des 24 heures de la première partie à la décennie séparant la fin de la seconde partie d'avec son épilogue, la plasticité temporelle de Khroustaliov, ma voiture ! semble aussi organique qu'un pénis turgescent). Et les deux finissent côte à côte dans le même train du post-stalinisme sur lequel la fiction se clôt en une ultime image gelée et un dernier raclement de gorge. Que reste-t-il alors à celui qui, hier encore, s'amusait à s'essayer à quelque exercice de gymnastique en s'aidant d'anneaux pour se renverser la tête en bas, sinon à rejouer un autre exercice déjà accompli par un quidam aperçu dans un tramway, c'est-à-dire garder en équilibre un verre de thé sur sa tête alors que tout bouge et se met en branle autour de soi ? Après tout, ce n'est pas en raison des terribles brutalités vécues que l'on va du jour au lendemain cesser de s'amuser, d'autant plus si le jeu permet aussi d'entretenir le sens de l'équilibre en rétablissant la hiérarchie du haut et du bas.
6/ Il est difficile d'être un dieu (2013)
L'Histoire, inter faeces et urinam
C'est une magnifique composition, un village boisé et silencieux, recouvert d'un blanc manteau de neige et magnifié par un lent mouvement de caméra ascendant partant de la terre pour remonter jusqu'au ciel : la référence picturale en soutien majestueux au plan d'ouverture de l'ultime long-métrage posthume d'Alexeï Guerman, Il est difficile d'être un dieu, est explicite, Les Chasseurs dans la neige (1565) de Pieter Brueghel l'Ancien, un tableau naguère convoqué par Andreï Tarkovski à l'époque de Solaris (1972) d'après Stanislam Lem (et plus récemment, en hommage à ce dernier film, par Lars von Trier avec Melancholia en 2011) en guise circonstanciée d'une promesse de Renaissance (flamande concernant la célèbre toile du peintre brabançon). Cette promesse de renaissance est frontalement évoquée par une voix-off qui pose pour ne quasiment plus y revenir les prémisses d'un récit de science-fiction adapté du roman éponyme publié en 1964 et écrit par les frères Arkady et Boris Strougatski (les mêmes qui écrivirent Stalker adapté par Andreï Tarkovski en 1979 et Un milliard d'année avant la fin du monde adapté dans Le Jour de l'éclipse d'Alexandre Sokourov en 1988). Des scientifiques partis en mission expérimentale d'exploration sur une planète lointaine nommée Arkanar ont préféré trahir l'éthique de la conviction requise par la neutralité de l'observation au profit d'une éthique de la responsabilité (exactement comme dans le prologue de Star Trek : Into Darkness de J. J. Abrams en 2013 !) motivant l'engagement à aider un monde embourbé dans la glaise brutale et obscure d'une époque semblable au Moyen Âge à s'y extirper en accouchant de sa propre Renaissance. Dans les différences notables entre ce premier plan et la référence picturale qui l'habite, on insistera, plus que sur la neige qui tombe dans l'un alors qu'elle ne tombe pas dans l'autre, sur le fait que l'espace filmique soit presque entièrement dépeuplé (on ne perçoit que deux villageois) alors que Les Chasseurs dans la neige distribue ses figures depuis l'avant-plan jusqu'à tous les niveaux ou plateaux d'une perspective couvrant imaginairement plusieurs dizaines de kilomètres. La perspective en marque esthétique d'une profondeur tridimensionnelle à conquérir dans le réel à l'aide cartésienne de la mathesis universalis devient dans Il est difficile d'être un dieu une profondeur de champ, certes promise par la largeur du plan, mais en réalité bloquée par le blanc du ciel fondu dans la neige (opacité atmosphérique déjà rencontrée dans La Vérification et surtout Khroustaliov, ma voiture !) qui, précisément parce qu'elle tombe, escamote tout ce qu'il y aurait à voir plus loin. Un monde sans arrière-plan, fond ni horizon : au renversement subtil opéré à l'occasion du premier plan de son film par le cinéaste dans son emploi d'une célèbre référence picturale succède alors en un raccord brutal un deuxième plan qui, antithétique en ce qu'il montre, s'inscrit pourtant toujours dans le même registre de réappropriation citationnelle. Au plan large, ouvert et apparemment serein survient en effet le plan plus contracté d'un cul dénudé et souillé, menacé par une longue pique manipulée hors-champ. Outre le changement d'échelle, la contraction filmique finit d'accomplir l'impossibilité de toute perspective littéralement ramenée à une lance pointant un trou du cul mal torché. Désormais, Jérôme Bosch s'est substitué à Brueghel l'Ancien (le second s'étant par ailleurs largement inspiré du premier), Le Jardin des délices aux Chasseurs dans la neige et, là encore, une torsion se manifeste contre tout académisme culturel dans la mobilisation de la citation picturale, les panneaux au principe du triptyque se réduisant ici au prélèvement d'un détail (geste guermanien typique) arraché du milieu de sa partie droite dévolue à la représentation délirante de l'Enfer. Le passage en termes citationnels de la Renaissance flamande aux derniers feux (les bestiaires, le carnaval, les figures hybrides, l'alchimie) du Moyen-Âge représenterait alors dans le film de Alexeï Guerman comme une régression, comme la trahison effective de la promesse d'une sortie des âges obscurs en fait reconduits par les scientifiques eux-mêmes qui, au lieu de modifier positivement la situation comme ils l'avaient semble-t-il préalablement désiré, auront été finalement happés par ce monde et l'auraient même tellement été qu'ils ont fini par devenir les nouveaux seigneurs d'une guerre sans fin. Durant plus de 170 minutes épuisantes, Il est difficile d'être un dieu réitérera sans discontinuer ni baisser la garde le principe esthétique d'une volonté de dresser l'inventaire inépuisable d'un monde caverneux, bordélique et saturé, investi comme s'il s'agissait d'initier la coloscopie d'une société vouée brutalement au règne de l'excrémentiel, pour finir dans une brume dissolvante enveloppant les protagonistes d'un chaos qu'ils auront moins su maîtriser qu'ils auront été comme ingérés et chiés (si l'ingestion s'est bien passée) ou dégueulés (dans le cas contraire) par lui.
Si Khroustaliov, ma voiture ! représentait déjà la tentative démiurgique d'un film-monstre pérégrinant dans les entrailles remuantes du stalinisme agonisant et putrescent, Il est difficile d'être un dieu semblerait radicaliser la métaphore monstrueuse en la poussant dans les ultimes débordements d'une histoire convulsive qui ne mérite plus seulement d'être allégorisée après avoir réellement eu lieu mais qui désormais se moule dans la perspective infernale d'une science fantasy en raison de laquelle tout ce qui s'est joué ici, sur notre planète, se jouerait partout ailleurs, dans tous les mondes possibles et imaginables. L'ambition artistique extrême de Alexeï Guerman l'autorisant alors à se saisir d'un sous-genre de la littérature de science-fiction (qui, ainsi que l'exemplifient les romans ou sagas La Romance de Ténébreuse de Marion Zimmer Bradley ou Le Monde Rocannon d'Ursula K. Le Guin, emprunte des éléments de fantasy dans une esthétique de l'hybridation pouvant, toutes choses égales par ailleurs, mieux que les adaptations tolkeniennes de Peter Jackson recouper les enchaînements monstrueux peints par Jérôme Bosch) afin d'atteindre aux spéculations métaphysiques d'un Auguste Blanqui. En effet, le militant révolutionnaire arrêté sur ordre d'Adolphe Thiers la veille de la Commune de Paris le 17 mars 1871 et incarcéré au Fort du Taureau en Bretagne de mai à novembre de la même année profite de ce temps contraint pour écrire un étrange ouvrage qui hantera tant Arthur Rimbaud que Walter Benjamin (ce dernier imaginant pour sa part que la vision blanquienne représentait, outre le symptôme de la déliaison du discours révolutionnaire d'avec la promotion historiciste et bourgeoise du progrès linéaire, l'envers nihiliste de l'éternel retour nietzschéen qu'il précède pourtant de quelques années) : L’Éternité par les astres (1872). « Pour Blanqui ''l'univers infini est incompréhensible, mais l'univers limité est absurde. Cette certitude absolue de l'infinité du monde, jointe à son incompréhensibilité, constitue une des plus crispantes agaceries qui tourmentent l'esprit humain'' » cite Yves Le Manach en résumant le propos d'Auguste Blanqui qui, donc, « imaginait un nombre infini de terres-sosies toutes peuplées de sosies de nous-mêmes » (in Corbière Rimbaud Blanqui & l'éternité, éd. La Digitale / Artichauts de Bruxelles, 2001, p. 18). Certes, il n'est pas question strictement ici de terres-sosies peuplées de sosies de soi-même, mais plus précisément d'une planète engluée dans la matière la plus vile d'un Moyen Âge dépeint sous ses aspects les plus cauchemardesques et sommaires (mysticisme et obscurantisme, guerre et rivalité de seigneurs féodaux, obscénité et maladie) et en regard duquel même les scientifiques les plus éduqués, originaires d'une planète semblable et issus d'une histoire plus évoluée, ne peuvent s'y soustraire, ayant depuis longtemps déjà (en un temps anté-diégétique) succombé à sa pesanteur, tous happés par sa visqueuse et gloutonne attraction. L'allégorie d'un âge médiéval contradictoirement perpétué par des intellectuels dont l'humanisme abstrait aurait in fine été dissout dans le chaudron débordant d'une mélasse épaisse et grumeleuse en guise de matérialisme radical parachèverait deux impulsions fortes de l'œuvre guermanienne, d'une part l'impossibilité de préserver la pureté des idéaux quand triomphe le bain impur des situations (c'est l'histoire de La Vérification largement amorcée par Le Septième compagnon et reconduite dans Mon ami Ivan Lapchine) et d'autre part l'horizon d'une guerre sans fin envisagée dès lors comme paysage humain et forme de vie substantielle (c'est Vingt jours sans guerre). Si cette vision radicalement pessimiste appartient à un artiste qui aura été le double produit d'un « désastre obscur » pour employer la formule d'Alain Badiou, d'abord la catastrophe d'une révolution communiste confisquée par son étatisation et la constitution d'une classe bureaucratique (c'est, en creux, l'histoire de Mon ami Ivan Lapchine) et ensuite la fausse relève de l'effondrement d'un empire dans le maintien des barons apparatchiks profitant de l'introduction d'un capitalisme dérégulé (c'est, dans ses intervalles, celle de Khroustaliov, ma voiture !), elle relève aussi d'un savoir inscrit dans la terre ingrate cultivée par des peuples habitués depuis plusieurs siècles à être foulés et subir le joug de fer des représentants d'un pouvoir particulièrement autoritaire (tsars, dictateurs, présidences Elstine puis Poutine, les uns ne cessant en dépit des changements de régime politique d'hériter des autres). Au risque, visiblement totalement assumé ici, de reconduire une image du Moyen Âge charriant un fleuve boueux de clichés grumeleux mille fois remâchés, en même temps que ce risque vaudrait aussi pour relayer l'intéressante réfutation du vieux principe de division historique habituelle au nom duquel la Renaissance représenterait la relève spirituelle de l'obscur Moyen Âge (cf. Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge, éd. Taillandier, 2004 ; Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches ?, éd. Seuil, 2014).
D'ailleurs, l'idée de Il est difficile d'être un dieu remonte à loin, précisément en 1968 à l'époque où Alexeï Guerman, encore tout jeune réalisateur âgé d'à peine trente ans, se trouvait en Tchécoslovaquie mais l'écrasement du Printemps de Prague par l'armée soviétique l'en avait dissuadé. Le projet refit surface au milieu des années 1980, au moment où Mikhaïl Gorbatchev invitait en 1985 à la mise en place d'une politique de libéralisation en termes de réformes économiques et sociales (la Perestroïka) incluant un volet concernant la liberté d'expression (la Glasnost). L'espoir était alors à la possibilité d'un socialisme à visage humain qui, évanoui avec la présidence assurée durant les années 1990 par Boris Eltsine, aura encore dissuadé le cinéaste de se jeter dans l'aventure (avec ce paradoxe que l'abolition de la censure soviétique remplacée au tournant des années 1990 par celle des capitaux ne lui aura finalement permis de réaliser seulement deux films en un quart de siècle). Entre-temps, Alexeï Guerman et sa compagne Svetlana Karmalita écrivent le scénario de la super-production à grand spectacle La Fin d'Otrar (1991) du réalisateur kazakh Ardak Amirkoulov qui, dans l'alternance des images couleurs et noir et blanc et une intéressante analogie avec l'histoire de Il est difficile d'être un dieu, « évoque le souvenir d'une grande cité d'Asie centrale au Moyen-Âge et les luttes de pouvoir qui ont amené sa chute » (cf. Marcel Martin, ibid., p. 163). C'est finalement deux années suivant la réalisation de Khroustaliov, ma voiture ! et dix ans après le film de Peter Fleischmann intitulé Un dieu rebelle (1991) et inspiré du même récit que l'adaptation du roman de science fantasy des frères Strougatski fut enfin remise à l'honneur, ouvrant un chantier d'une douzaine d'années dont Alexeï Guerman ne connaîtrait jamais le terme de son vivant, décédé en 2013 pendant la postproduction (en particulier le mixage sonore et le travail sur les voix) de son ultime long-métrage, dès lors redéfini comme posthume et testamentaire (et c'est l'assistance technique de son épouse, Svetlana Karmalita, et de son fils, Alexeï Guerman jr., qui permit à Il est difficile d'être un dieu de pouvoir enfin sortir sur les écrans). Pendant toute une décennie, le cinéaste dénicha minutieusement des décors médiévaux en République tchèque, tandis que les intérieurs furent fabriqués à Saint-Pétersbourg, dans ce qu'il reste des studios Lenfilm dont il fut l'un des meilleurs artisans. Pendant une douzaine d'année, Alexeï Guerman choisit un par un les centaines de figurants rencontrés dans les asiles, centres sociaux, théâtres, afin qu'ils figurent sans hiérarchie aucune un grouillement populaire et tératologique qui, très proche des films de Daniel Cipri et Franco Maresco (par exemple Toto qui vécut deux fois en 1998), semble directement déversé des toiles de Jérôme Bosch et Pieter Brueghel l'Ancien (on imagine ce qu'en pourrait en dire le Georges Didi-Huberman de Peuples exposants, peuples figurants. L'œil de l'histoire, 4 publié en 2012 par les éditions de Minuit). Pendant tout ce temps, avec l'aide de son opérateur Vladimir Ilyin et de son ingénieur du son Kolia Astakhov (les deux techniciens avait déjà préalablement collaboré pour Khroustaliov, ma voiture !), il s'enfonça dans un voyage au long cours et interminable où, dans l'amoncellement partouzard des corps et le bazar cumulatif d'objets hétéroclites, comme dans l'humour sarcastique ou surréaliste des situations et l'écoulement obscène de toutes les humeurs corporelles possibles, l'impression visée semble être celle d'un accouplement monstrueux de Falstaff (1965) de Orson Welles et Satyricon (1969) de Federico Fellini, Andreï Roublev (1967) de Andreï Tarkovski et Sur le globe d'argent (1976-1988) de Andrzej Zulawski, l'histoire incapable de s'émanciper de sa gangue mythique d'un côté, la science-fiction en guise de parabole des archaïsmes et autres régressions barbares de la modernité et immergée dans un bain magique de fantasy de l'autre. C'est assez troublant d'ailleurs, cette sensation que le film pourrait avoir raison de son spectateur comme il aurait peut-être eu raison de son propre instigateur perdu dans les confins de la planète qu'il aura quand même réussi à lancer sur orbite, un monde plastiquement soulevé de terre et déployé sur écran avec une puissance démiurgique rivalisant, plus qu'avec les films de Béla Tarr (même si la photographie argentique en noir et blanc est aussi contrastée que dans ces derniers), avec ceux d'Alexandre Sokourov (on pense particulièrement à son dernier film, Faust en 2011, qui jouait aussi d'une esthétique de la saturation). Assez éloigné de l'idéalisme tarkovskien en quête des épiphanies avérant le tremblement de la foi spirituelle depuis une matière solide en voie instable de liquéfaction comme du matérialisme tarrien travaillant l'attente protentionnelle du spectateur concernant le surgissement messianique d'un événement in fine toujours différé, la vision guermanienne telle qu'elle connaît ses ultimes développements ou excroissances dans Il est difficile d'être un dieu imposerait pour sa part la sensation d'une seule et unique coulée filmique (ce rêve d'un plan-séquence recoupant en sa durée la durée de tout le film, Alexandre Sokourov l'a accompli dans L'Arche russe en 2002) passant par tous les états de la matière et dans l'indistinction des régimes de l'organique et de l'inorganique. Au point où, à force de renifler et d'avoir la bave aux lèvres et la morve au nez, le film arrive imaginairement à s'infiltrer dans les narines du spectateur, rare exemple d'un cinéma odorant dont, plus que les blagues de potache de John Waters à l'époque de Polyester (1981) et son fameux odorama, François Truffaut avait déjà perçu l'hypothèse face à L'Atalante (1934) de Jean Vigo.
Alors que la ligne générale – ultime avatar de la macrophysique guermanienne – est dévolue au faux-mouvement carnavalesque (déjà introduit avec Mon ami Ivan Lapchine et intensifié avec Khroustaliov, ma voiture !) en la répétition de ses vaines gesticulations caractéristique d'une servitude volontaire et circulaire à laquelle souscrivent réciproquement dominants et dominés, est laissée au spectateur refusant de céder au sommeil agité que lui inspire pareil cauchemar les détails d'une microphysique exprimant en mode mineur que la beauté serait, çà et là, encore possible, comme des joyeux utopiques quasi-imperceptibles dans la mare d'une fosse septique sans limite. Ce sont en premier lieu et évidemment tous les regards-caméra qui, en induisant les paradoxes vertigineux d'une immersion (pendant trois heures, ce monde est imaginairement le nôtre) doublée d'une distanciation (ce monde est une pure invention cinématographique), rappelleraient pour le coup de semblables vus dans les films de Federico Fellini et Peter Watkins quand ils s'amusent à pasticher le direct télévisuel. C'est aussi ce gag, presque issu d'un film des Monty Python (pour l'occasion, Monty Python & the Holy Grail de Terry Gilliam et Terry Jones en 1975), montrant le héros qui, après avoir libéré de ses chaînes un esclave mourant quelques secondes après d'une liberté suffocantes et impossible à vivre, s'excuserait presque de son geste en prenant à témoin le spectateur. C'est encore cette mélasse qui, charriant comme des pièces d'or ou d'argent, recouvre les cadavres des pendus afin de faciliter probablement leur dévoration par les oiseaux de proie. C'est également, entre deux tables richement dotées en provisions comme issues d'une Vanité hollandaise du 17ème siècle, une icône digne du peintre Andreï Roublev qui apparaît sur un mur et que n'aurait pas effacé la terre merdeuse recouvrant ses bords, quand partout ailleurs brûlent les livres ainsi que leurs auteurs. C'est enfin ces quelques notes de musique, venues d'un métallophone et surtout de quelques instruments à vent rappelant flûtes et saxophones (il y avait une trompette dans Khroustaliov, ma voiture !), et égrenées dans une solitude qui arriverait presque à apaiser le charivari environnant (le terme aux origines obscures viendrait peut-être du grec karêbáreia signifiant « mal de tête »). Comme si l'on pouvait extraire en effet du cloaque intégral quelques sons dont la pureté réussiraient à se distinguer de la sensation forte, entre rots et pets, d'une aérophagie méphitique généralisée. Sinon, depuis ce trou du cul inaugural venu des fantasmagories médiévales de Jérôme Bosch, ce ne sont que boyaux fétides prolongés en tuyaux d'alambic suintants et saucisses moisies auxquelles répondent des intestins fraîchement déversés : Il est difficile d'être un dieu raconte moins (l'histoire elle-même semble avoir été en effet mastiquée et recrachée en chapelets filmiques et enfilades descriptives) qu'il s'exténue à montrer comment il est difficile pour Don Rumata (Leonid Iarmolnik), ex-scientifique dévoyé par la fange d'une corruption irrésistible et double cinématographique de l'empereur décadent romain rêvé par Antonin Artaud dans Héliogabale ou l'anarchiste couronné (1934), d'être un dieu (« Héliogabale, une fois sur le trône, n'accepte aucune loi ; et il est le maître. Sa propre loi personnelle sera donc la loi de tous. Il impose sa tyrannie. Tout tyran n'est au fond qu'un anarchiste qui a pris la couronne et qui met le monde à son pas » in Œuvres complètes, VII, éd. Gallimard, 1982, p. 95). Et il est difficile de l'être dans un monde qui n'aurait pour seule allure que d'être semblable à une partie d'échecs incompréhensible (il est bien question, outre des Raisonneurs à rallier à la raison du plus fort, de Noirs en lutte contre non pas des Blancs mais ici des Gris) coincée dans une bulle en forme de poche placentaire remplie d'excréments. Le seul passage disponible, ce seraient donc toutes ces fentes menant moins à la Rome impériale et éternelle qu'elles s'enchâssent toutes pour réitérer le même anus mundi. La seule réponse aux déversements parfois torrentiels des humeurs de toute sorte s'épanchant d'un grand corps malade de niveau planétaire, ce serait alors l'humour en formes de sarcasmes et de moqueries divers qui garantirait au fond à cette vision organiciste, pessimiste et infernale d'être vivable et tolérable, malgré tout (c'est la leçon rabelaisienne rappelée par Mikhaïl Bakhtine). Une vision valant elle-même comme le détail d'un tableau général, inaccessible et peut-être mieux disposé (comme on le serait après un bon repas, bien digéré). Comme si, en dernière instance, nous n'étions pas toujours pas sortis des plis de nos pères et mères accouplés, pataugeant inter faeces et urinam (Saint Augustin) en attendant, un jour prochain, un jour sûrement, d'être enfin au monde. On songe alors au poème intitulé « Vierge folle » d'Arthur Rimbaud, la première partie de « Délire » tiré d'Une saison en enfer (écrit en 1873, soit un an après L'Éternité par les astres d'Auguste Blanqui) : « Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je sais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, moi, la pauvre âme. Le Démon ! - c'est un Démon, vous savez, ce n'est pas un homme ». Ce Démon qui s'emporte contre moi, pauvre spectateur, c'est évidemment Alexeï Guerman, l'accoucheur de son dernier né, obèse et terrifiant, film-monstre limite sorti par sa femme et son fils des entrailles de son porteur après son décès. Et nous savons a minima où le créateur dépassé par sa créature folle va et quelle aura été la nécessité de cet aller sans retour, en direction des tréfonds viscéraux, entre scatologie et tératologie, d'une histoire dont la viande n'aurait toujours pas été extirpée du gras de ses oripeaux mythiques.
Dans Une journée d'Andreï Arsenevitch (1999) de Chris. Marker, Marina Vlady dans la fonction de la narratrice rapporte cette anecdote peut-être apocryphe : durant une séance de spiritisme, le poète Boris Pasternak aurait dit au futur cinéaste Andreï Tarkovski qu'il ne réaliserait que sept films. « Sept films seulement ? » aurait alors demandé ce dernier, ce à quoi le fantôme lui aurait répondu : « Oui, mais que des bons ». Une œuvre rare mais essentielle, contractée en une poignée de longs-métrages disposant de suffisamment de puissance pour leur permettre de valoir au-delà de la séquence historique compliquée (la période soviétique) qui en aura supporté l'existence, elle est aussi celle de Alexeï Guerman, un cinéaste russe majeur, autrement moins reconnu que Andreï Tarkovski, mais qui pourrait enfin connaître une forme de consécration, malheureusement posthume, avec la sortie de son ultime opus et la rétrospective de l'intégralité de ses cinq films précédents organisée par la Cinémathèque française dans le courant du mois de février dernier. On aura été en premier lieu attentif aux évolutions techniques d'un geste cinématographique qui aura d'abord voulu privilégier les focales et des durées moyennes (Le Septième compagnon), pour ensuite s'essayer aux focales plus longues et à l'allongement de la durée des plans (La Vérification, Vingt jours sans guerre), avant de s'astreindre à une combinaison faite de focales plus courtes et de plans plus longs qui trouvera en fin de compte trois formes de déclinaison spécifiques (avec Mon ami Ivan Lapchine, Khroustaliov, ma voiture ! et Il est difficile d'être un dieu). A ce titre, on aimerait préciser le point suivant : le plan-séquence à proprement parler et souvent mobilisé pour décrire généralement le cinéma de Alexeï Guerman, ses films n'en comptent finalement que très peu, de ce point de vue particulièrement éloignés des films de Béla Tarr ou de Andreï Tarkovski qui proposent chacun à leur manière des formes de systématisation d'une unité filmique recueillant en une seule prise l'entièreté d'une séquence narrative. Bien loin des plans-séquences parfaitement concentrés sur la succession des épisodes narrés chez Béla Tarr ou bien ceux posant dans un registre plus fragmentaire chez Andreï Tarkovski le principe d'un événement ou tremblement en forme d'épiphanie débordant toutes les clôtures logiques (entre subjectivisme et objectivisme, réalisme et psychisme, psychologisme et onirisme), ce sont chez Alexeï Guerman des plans qui, s'ils peuvent effectivement durer plusieurs minutes et être soutenus par une mobilité certaine de la caméra, s'efforcent de s'enchaîner les uns avec les autres de telle sorte que la sensation offerte est celle d'un seul et unique plan-séquence idéal et idéalement ramassé, emprunté et dévalé à l'aune du film entier. C'est alors Alexandre Sokourov qu'il faudrait plutôt mentionner, partageant un fantasme semblable d'une durée filmique excédant l'obligation de la coupe (une obligation d'ailleurs suspendue par l'économie numérique ainsi que l'aura prouvé L'Arche russe en 2002). Mais ce dernier envisage la durée filmique en tant qu'elle est propice à la relève dans l'éternité synthétique de l'art des formes sociales et historiques promises à la déréliction quand Alexeï Guerman, moins idéaliste vaporeux que furieux matérialiste, aura pour sa part été hanté par la cauchemardesque dilution des discours et représentations dans la matérialité d'un monde poussé dans la radicalité tératologique et scatologique de Il est difficile d'être un dieu : le monde est une poche moins placentaire qu'urinaire et excrémentielle et le film en explorerait les circonvolutions intestines depuis le seul passage admis, celui d'un véritable anus mundi. Cette terre gorgée d'une matière acide engloutissant les intentions, les certitudes et les idéaux, elle s'affirmait déjà dans le magnifique dernier plan du Septième compagnon, la caméra s'enfonçant dans les crevasses d'un coin de campagne russe afin de faire monter au ciel un sol qui, littéralement, avale le corps du vieux général vertueux. L'humanisme éternel ou abstrait professé par ce dernier et concrètement rendu caduc par le conflit circonstancié des formes antagonistes de pouvoir et de légalité (le tsarisme versus le bolchevisme) se rejouera dans La Vérification, tant du côté du pragmatisme de l'officier de terrain que du dogmatisme du commissaire politique, les deux échouant à stabiliser la figure du traître honnie par la propagande soviétique parce que son héroïsme réel aura été sans témoin (sinon le regard du film lui-même). Invérifiable. Dans Vingt jours sans guerre, la caducité des formes idéologiques de discours et de représentation (un film de propagande en train d'être tourné, un discours à l'adresse des ouvriers d'une usine d'armement) s'expose sous la forme d'une sensibilité qui, modelée par l'expérience vécue, appartient au domaine de la mémoire, sa phénoménologie triomphant de l'idéologie qui lui tourne aveuglément le dos.
La guerre continue de faire rage chez Alexeï Guerman, depuis la « Terreur rouge » du premier film jusqu'à la « Grande Guerre patriotique » décrite dans les deux films suivants, mais elle trouvera ultimement à se déployer sur de nouveaux fronts, en vérification de l'intuition de Vingt jours sans guerre : il n'y a pas un front distingué d'un arrière mais deux fronts complémentaires, celui où la guerre se vit de près et celui où elle se parle et s'édifie de loin. Avec Mon ami Ivan Lapchine qui accentue la perspective mémorielle au point de l'indexer (avec quelques libertés fictionnelles et les intermittences exceptionnelles de la couleur, du sépia et du noir et blanc) sur la propre biographie du cinéaste, les années 1930 représentent autant une période intervallaire entre deux grandes guerres (celle de la guerre civile en conséquence de 1914-1918 et celle contre le nazisme dont tout le monde sent intuitivement qu'elle surviendra en dépit des accords bilatéraux un jour prochain) qu'elles recouvrent une guerre alors en cours (celle entreprise par la police criminelle contre toutes les figures de la pauvreté) elle-même en voie de dédoublement (la police criminelle sous l'œil de la police politique et l'on sait en effet que le double historique du fictionnel Ivan Lapchine a été liquidé par cette dernière). Ce dédoublement qui résulte de la perspective mémorielle en sa dynamique biface ou duelle (la composition de l'actuel et du virtuel conceptualisée par Gilles Deleuze) atteint un niveau de cristallisation extraordinairement fellinien dans Khroustaliov, ma voiture !, la fin du stalinisme étant vécue comme l'agonie carnavalesque d'un grand corps social à l'intérieur duquel pataugent et s'agitent des figures, toutes ingérées et mastiquées par le cadavre en sursis du Léviathan totalitaire. Préférant jouer à fond un vitalisme théâtral (bordé d'un côté par la ménagerie foraine et de l'autre par l'asile militaire) en prévention illusoire des retours nauséeux et flatulents d'un cadavre métastasé par le cancer de ses propres défenses immunitaires (les mouches ou mites du NKVD), ces mêmes figures ignorent que tous les passages théâtraux se rejoignent dans cet anus mundi représenté ici par une camionnette accueillant l'horrible viol collectif dont aura été victime le médecin-chef invité au chevet du dictateur mourant. Le stalinisme aura été aussi une guerre civile menée par un État contre la société, vécue et ressouvenue contre tous les dénis véhiculés par ce que le cinéaste aura nommé la « mémoire génétique » et sous la forme hallucinante d'une pénétration brutale de la pire manifestation de l'idée du collectif dans tous les trous et orifices des peuples soviétisés (comme la vérité ultime de la promiscuité résultant de tous les appartements communautaires qui scandent l'œuvre de Alexeï Guerman). Cette guerre finit dans l'ultime opus par devenir celle de l'histoire elle-même, ce ventre infernal et constamment affamé, cette bouche gloutonne dont l'appétit consiste dans Il est difficile d'être un dieu à gober et engloutir toutes les figures qu'elle peut satelliser et happer. Et quelques scientifiques ignorant la leçon comprise par le héros du Septième compagnon n'échapperont pas à sa fatale attraction, ayant depuis longtemps déjà converti leur savoir théorique en savoir pratique de la guerre, comme tout le monde ici-bas. Un jour, le cauchemar de l'histoire passée à la moulinette de la matière-temps s'arrêtera, et nous serons enfin nés au monde, humains ayant définitivement rompu avec le cordon ombilical reliant sans transition l'histoire et la nature (finalement, pour Alexeï Guerman, l'histoire humaine est une histoire naturelle et l'humanité ne saurait véritablement se déployer qu'avec l'abolition de toute histoire). Qu'aura été le soviétisme ou la bolchevisation de l'idée communiste, sinon la renaturalisation historique d'une idée éternelle, l'idée communiste à laquelle, contrairement à Alexandre Sokourov, Alexeï Guerman croyait vraiment ? Et qu'aura été la séquence de la libéralisation économique et politique du régime de pouvoir qui suivit l'effondrement de l'URSS, sinon la triple identification désastreuse de l'histoire, du marché et de la nature humaine ? Après le matérialisme historique stalinien, la démocratie libérale comme nouveau chapitre à cette vieille histoire naturelle qui, sénescente, sent toujours le caca. Que reste-t-il donc, sinon l'art (et là, on retrouverait, même si différemment, Alexandre Sokourov) en guise d'un accouchement enfin accompli d'une histoire s'obstinant à retenir dans ses flancs merdeux l'humanité générique ? « Notre art est devenu plus libre. Oui, c'est vrai ! (...) Cependant, est-il devenu meilleur ? Non ! Il n'y a pas de nouveaux Roublev ou Miroir, bien que toutes les conditions nécessaires existent. On nous a octroyé la liberté, que se passe-t-il ? Qu'est-ce qui nous empêche de nous redresser, de parler à haute voix ? (...) Probablement, à une époque, avons-nous gaspillé trop d'énergie afin d'avoir le droit de dire de petites vérités pour pouvoir maintenant voir les grandes. (...) Le temps va tout remettre à sa place : l'actualité disparaîtra, tandis que l'art – si art il y a – restera » (Alexeï Guerman in Le Film soviétique, n°8, 1988, p. 14-15 cité par Marcel Martin, ibid., p. 181).
Pour lire la première partie, cliquer ici.
Post-scriptum : on conseillera également de lire le dossier consacré par la revue Positif (n°649, mars 2015) à Alexeï Guerman et composé des articles de Yannick Lemarié (« Alexeï
Guerman. Meurs et deviens », p. 54-56), Eithne O'Neill (« Il est difficile d'être un dieu. La rose est sans pourquoi », p. 57-58) et d'un entretien avec le cinéaste et Ron Holloway (« La vie pour
de vrai », p. 59-64).
Le 14 mars 2015
Écrire commentaire