La Zerda et les chants de l'oubli (1982) d'Assia Djebar

Le cinéma, la fantasia

Il n'existe pas d'images si elles sont niées dans leur part d'ombre qui est l'expression de leur ambivalence native.

 

Quand les images se font le drapeau de l'offuscation même, mutilées d'assombrir ce qu'elles sont pourtant censées éclairer, elles sont malgré tout porteuses encore d'une attente, celle de leur relève, de justice et de dignité pour celles et ceux dont l'exposition par l'archive coloniale a eu valeur de profanation, d'outrage et de défiguration.

 

C'est cela le festin, c'est cela la zerda. La fête anthropophage des regards de l'archive coloniale appelle alors à l'exigence d'une justice, qui est un mélange de douleur et de colère devant des profanations irréparables et des blessures sans remèdes.

Ruse et poudre – film-foudre

 

 

 

 

 

Quand le mot arabe, zerda, disant le banquet que se donne à elle-même la communauté, pour un saint local ou après un préjudice, une épreuve ou un méfait subi, se renverse en ripailles monstrueuses et monstrations anthropophages, l'archive coloniale peut commencer à montrer ce qui avait toujours déjà été là, mais qu'elle avait pour instruction et volonté d'enfouir, de suffoquer et d'offusquer.

 

 

 

La Zerda et les chants de l'oubli rend gorge ainsi des archives coloniales, dont les voix étouffées n'auront jamais cessé de cogner durant toute la période de l'indigénat en Algérie, entre 1881 et 1946. L'émancipation est un exercice de liberté qui n'a d'avenir qu'en rédimant les silences et les trous, blancs et noirs d'un passé qui s'ingénie à ne pas passer. La décolonisation, on le voit, n'a pas la date de l'indépendance algérienne pour butée.

 

 

 

Pour Assia Djebar comme pour son compagnon, l'écrivain et critique Malek Alloula, la persévérance décoloniale concerne en effet tous les rapports de domination, les régimes de représentation et les savoirs, le sort des femmes assujetties au patriarcat, l'orientalisme dont la peinture a été le support culturel (Femmes d'Alger dans leur appartement pour elle, Les Miroirs volés pour lui), l'archive coloniale en photos et en cinéma (Malek Alloula a ainsi redoublé et prolongé La Zerda en publiant Le Harem colonial puis Alger photographié au XIXe siècle).

 

 

 

La Zerda retourne la ripaille par la ruse (du renard des sables) et par la poudre (brûlée lors des fantasias). Ruse et poudre en font définitivement la foudre, lamentation devant la douleur héritée et colère face à des torts dont les effets, même après la disparition historique des causes, persévèrent au présent. Les films d'Assia Djebar sont ainsi des fêtes d'insoumission, des films-foudres fidèles à son nom de guerre – Djebar qui dit l'intransigeance.

 

 

 

 

 

Nouba, fantasia, zerda

 

 

 

 

 

Quatre ans après son premier film, La Nouba des femmes du mont Chenoua (1978), Assia Djebar réalise son deuxième et dernier film, La Zerda et les chants de l'oubli. Les deux ont été produits dans les marges de l'office du cinéma algérien, par la RTA (Radio-diffusion-télévision algérienne), la première chaîne publique, à l'instar d'un autre grand film algérien qui leur est contemporain, Nahla (1979) de Farouk Beloufa. On retrouve d'ailleurs parmi les voix de cet oratorio qu'est La Zerda la chanteuse libanaise Yasmina Khlat qui interprétait déjà le rôle de Nahla. Ces films comme d'autres, ainsi Tahya Ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet et Combien je vous aime (1985) d'Azzedine Meddour, partagent un grand rapport avec ce que le mot même de nouba implique, en étant en effet affaire d'attente. Et, déjà, d'attendre son tour pour les musiciens exerçant dans le genre de la musique arabo-andalouse que désigne le nom de nouba.

 

 

 

Attendre son tour (de garde) avant la grande fête, à la fois fantasia militaire et zerda communautaire, qui peut renverser une mésaventure vécue en occasion intempestive de relève : voilà la nouba des films rares, ces singularités que l'État algérien n'a rien su faire parce qu'il n'a rien voulu en faire. C'est la java des films qui, parfois, ont longtemps attendu leur heure, parfois qui l'attendent encore, pas des films d'actualité mais de l'après-coup (ils se conjuguent tous au futur antérieur), dans l'attente messianique du coup d'après (parce qu'ils sont des films de fantômes, de deuil et de spectres qui ont de l'avenir).

 

 

 

Coécrit avec le critique littéraire et poète Malek Alloula, le frère du dramaturge Abdelkader Alloula, porté par la musique du compositeur marocain Ahmed Essyad, La Zerda et les chants de l'oubli a été peu vu à l'époque, quand même récipiendaire d'un prix à la Berlinale de 1983. On sait que l'Etat algérien a tout fait pour nuire à la circulation et la visibilité du film. Après cet ultime effort, Assia Djebar est retournée en littérature ; elle a pourtant, comme en France Marguerite Duras, bouleversé la donne habituelle du cinéma. Sans cesser d'être écrivaine, Assia Djebar a fait œuvre de cinéma et son geste aura été d'une radicalité inouïe, c'est pourquoi il a un grand avenir. Et tout le cinéma, peut-être, se jouerait dans ce triangle-là : nouba (la fête jusqu'au vertige), fantasia et zerda (le festin et la ruse du fennec).

 

 

 

La radicalité d'une approche en cinéma qui, pour s'émanciper des fers et plombs de la représentation, en aura cassé les jambes, transgressant les frontières de la fiction et du documentaire, et rendant hommage via Béla Bartok à la culture des berbères chenouis, ainsi qu'à l'une de ses figures de résistance, la maquisarde Zoulikha Oudai, exécuté en 1957 (La Nouba des femmes du mont Chenoua). La radicalité dialectique d'un remontage poétique d'un corpus d'archives coloniales anticipant la caméra analytique de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi (La Zerda et les chants de l'oubli). Deux exercices d'une liberté en cinéma qui ne se déclare en vérité qu'en étant pratiquée.

 

 

 

 

 

De l'insoumission

 

 

 

 

 

Des voix assiègent Assia Djebar, qui plus tard écrira Toutes ces voix qui m'assiègent... en marge de ma francophonie (1999). Plus d'une voix, une multiplicité chorale, une dispute aussi bien, des voix de femmes et d'hommes, de langues différentes, arabe littéraire (fusha) et français (ce butin de guerre selon Kateb Yacine). La plurivocité d'un chœur antique ou d'un oratorio tragique. Le corpus d'archives choisies, courant de 1912 à 1942, bandes d'actualité et photos, ne concerne pas seulement l'Algérie, même si elle s'y taille la part du lion – lion chassé en massacres et autres trophées. Le Maroc, la Tunisie et l'Égypte y sont également l'objet d'un pareil festin cannibale – la zerda du regard qui colonise tout ce qui touche à son regard.

 

 

 

Le corpus archivistique est une momie qui n'a rien à voir avec les dignités égyptiennes. Filmer l'autre quand il est un sujet colonisé, l'autochtone ou le natif revêtu de la peau de bête de l'indigène, donne un musée de folklore et d'horreur, un cabinet de vanités plutôt que de curiosités. L'indigénat a ainsi trouvé son complément maudit dans les festivités du cinéma.

 

 

 

Les archives Gaumont et Pathé sont à l'évidence voilées et Assia Djebar procède à leur dévoilement, quelle ironie. Si les cérémonies de dévoilement des algériennes auxquels s'est prêté l'État français en 1958 servaient la propagande réactionnaire d'une république faussement émancipatrice, autre zerda, le dévoilement est ainsi mobilisé par la cinéaste à titre de contre-stratégie révolutionnaire. Retour à l'envoyeur – dans l'œil. Retourner le stigmate instruit alors que le regard colonial, qui colonise jusqu'aux images de l'autre et ses émanations sensibles et symboliques, expose autant qu'il cadre et cache les raisons profondes de son œuvre d'exposition et d'exhibition. L'usage vertovien edu carton « voilée », avec sa scansion qui en amplifie d'emblée l'intensité, participe d'un tel retournement dialectique.

 

 

 

Le voile est de ce côté-ci du pouvoir ; de l'autre, l'écran blanc pour la crasse nue des vaincus.

 

 

 

Fondus au noir et déliaisons, remontages et recadrages soutiennent pratiquement une esthétique du « remploi » (Christa Blümlinger), ce cinéma dit de « seconde main » qui repense les conditions de la reprise quand les images peuvent devenir l'objet d'une déprise. La « seconde main » est alors la métaphore des images mutilées quand, incapables de se tendre en poignées, le champ dont elles sont les porteuses est mutilé de son contrechamp.

 

 

 

Faire alors revenir le contrechamp est bien une opération dialectique. Elle relève de manière critique des images qui montrent latéralement le vrai, quand bien même ce qui s'y impose est d'abord le faux. Les archives qui commandent aux images la direction des perspectives qu'elles ouvrent n'en prescrivent pas tout le sens. Il s'agit de réorienter les images qui, parce qu'elles sont sauvages parce qu'ambivalentes, échappent à l'intention de leurs auteurs.

 

 

 

La Zerda est le festin décolonial du banquet colonial. La fête est un contre-fête parce que le feu était alors sacrificiel. Le deuil y répond toutefois à la ripaille anthropophage des regards.

 

 

 

Et le deuil revient aux voix, chantées et parlées, féminines et masculines, dont la langue est plurielle, l'arabe et le français, langues de prestige culturel mais conflictuelles. Oratorio ou chœur, le savant tressage des voix redonne ainsi du souffle à des archives qui ont coupé la parole à celles et ceux qui en sont les captifs faussement amoureux. Si les archives organisent la suffocation des voix, celles-ci sont à libérer et la libération vient du futur en relève d'un passé démembré. L'archive capture, elle enferme, asphyxie, momifie. Il est temps un demi-siècle après d'ouvrir les fenêtres et d'en déconfiner les images captives. Leur redonner langue(s) même si elle est celle de la poétesse parlant pour les absents dont l'idiome est l'arabe dialectal algérien, le dareja qui reste encore largement inaudible (impossible, alors, de ne pas penser ici aux enfants sourds-muets des films de Brahim Tsaki).

 

 

 

Le premier chant de La Zerda est d'insoumission. Cela veut dire qu'il est d'insurrection, mais il n'y a pas de soulèvement sans que celui-ci n'ait aussi valeur symbolique de réanimation. On y parle de la révolte des Tabors réprimés en 1912 à Fès et de l'Ifriqiya appauvrie sous la forme du protectorat français en Tunisie. On y voit encore des fantasias, cette tradition mariant la poudre à fusil aux chevaux, qui rappellent à la folkloristique ethnographique la mémoire de feu de l'émir Abdelkader qui rejoint, avec le marocain Abdelkrim el-Khattabi et le libyen Omar al-Mokhtar, les grandes figures, à la croisée de l'Histoire et du mythe, de la résistance maghrébine, Hannibal et Jugurtha.

 

 

 

Même profanée, muette ou détournée, la fantasia fait parler la poudre qui peut dynamiter l'archive.

 

 

 

La fantasia court, son feu est indomesticable. Comme le furet (le fennec ou le renard des sables qui est l'une des significations de la zerda), la fantasia court dans les grands films qui cultivent le beau souci de l'Algérie (Tahya Ya Didou ! de Mohamed Zinet et De la conquête de Franssou Prenant). C'est une ligne de poudre et de sable, un devenir-cheval : une « sauvagèreté » (Frédéric Neyrat).

 

 

 

Le vrai cinéma tient du festin autant que de la fantasia, ruse et poudre – les films-foudres d'Assia.

 

 

 

 

 

De l'intransigeance (et de la guerre de guérilla)

 

 

 

 

 

 

 

Née en 1936 dans la wilaya de Tipaza, à Cherchell d'un père instituteur d'origine chenouie, Fatima-Zohra Imalhayène change, au moment de la parution de La Soif (1957), de nom pour ne pas offusquer ses parents. Mais écrire consiste aussi à faire acte de guerre et de sécession. Assia Djebar est le pseudonyme adopté par une combattante en littérature, le prénom qu dit la consolation, le nom qui signifie l'intransigeance. Après l'insoumission, l'intransigeance est le titre du deuxième chant de La Zerda.

 

 

 

Ne pas transiger avec l'archive coloniale, ne pas se trahir en pactisant avec elle, consiste à désenfouir les voix étouffées, c'est encore restituer aux regards filmés leur puissance de résistance quand il n'est pas de refus ou de défi. L'archive est la part culturelle de l'indigénat, ce régime apparent d'exception républicaine qui en confirme réellement la règle impériale et obscène, et s'il passe par l'image, le son en est la contestation. L'archive est muette ou parlée ; le son en est le résonant contrechamp. Le corps filmé est mutique, muet parce qu'il est mutilé de sa langue. La voix rend gorge à ce mutisme forcené, toutes les voix d'Assia Djebar qui sont un oratorio de douleur mais aussi un chœur de colère.

 

 

 

Si le son est l'indigène de l'image qui en serait donc dialectiquement le colon, l'archive qui moissonne les symboles de la victoire est rebattue à rebrousse-poil, dans le sens contraire de ce ce qu'elle aura tu et étouffé par recouvrement, de tout ce qu'elle aura voilé. L'offuscation, même.

 

 

 

L'archive est infantile, en ce sens très précis où elle n'est pas encore entrée dans le langage qui peut en critiquer l'infantilisme. Ce que le champ de l'archive moissonne, c'est le blé fauché de la parole, d'une parole qui dit l'horreur des traditions profanées quand le colonialisme, après les avoir assimilées, les recrache en simulacres et parodies folkloriques.

 

 

 

Le cinéma d'Assia Djebar n'est pas de réparation – le colonialisme est un crime irréparable. Il est de restitution ; autrement dit, son souci est celui de la justice. La réanimation par le jeu des musiques, des chants et des voix peut s'envisager comme un exercice de ré-insufflation. Redonner souffle aux images otages de l'archive coloniale autorise alors de réveiller les morts, ces « fantômes du futur » comme le dit le commentaire ; ainsi, ceux de la guerre du Rif au Maroc contre l'alliance des troupes espagnoles et françaises entre 1921 et 1927. C'est une poudre, on le redit, qui fait aussi sauter les grandes mosquées, celle de Paris entre 1922 et 1926, dont la construction a reposé sur des fondations pourries, avec la racialisation de l'islam et la compromission de ses représentants pour mieux en contrôler les pratiquants.

 

 

 

« Le croissant a disparu dans les nuages, c'est le faux que le soleil illumine » peut-on encore entendre, et en français s'il vous plaît. Le contrôle et la police des fidèles ont accompagné la construction savante des discours et représentations, la civilisation islamique et le musulman corvéable mais inconvertible, qui ont légitimé le volontarisme missionnaire du colonialisme français, après avoir été génocidaire durant les 40 premières années de la colonisation algérienne. Le film d'Assia Djebar montre déjà ce que va décrire et conceptualiser Des Empires sous la terre (2021) du philosophe algérien Mohamad Amer Meziane.

 

 

 

Cela est ruines, tout cela, ruines modernes de l'impérialité à la française qui, déjà, s'ajoutent aux vestiges multiséculaires de Méditerranée, vestiges romains, vestiges arabes. L'intransigeance d'Assia Djebar l'est pour toute forme de colonisation et sa dissidence l'est aussi en regard du monoculturalisme du FLN. L'Algérie colonisée est une arche de mort dont l'archive est à la fois le spectacle et le réceptacle. Ses ruines qui sont aussi dans les images affectent les images elles-mêmes qui, remontées contre le temps subi, restent des chairs à vif. Mortifiés, brutalisés, humiliés, en dépit des fêtes, des cérémonies et des banquets, les corps attendent la revivification des regards qui, enfin, auraient à leur endroit de sérieux égards.

 

 

 

L'esthétique du remploi d'images d'archives est à ce titre décisive et l'on ne s'étonnera pas d'en trouver d'autres exemples en Algérie, Insurrectionnelle (La guerre de libération) de Farouk Beloufa (censuré en 1973) et Combien je vous aime d'Azzedine Meddour.

 

 

 

 

 

De l'insolation (et des siècles couchés dans les sables...)

 

 

 

 

 

L'insolation est le titre du troisième chant de l'oubli de La Zerda. L'insolation qui signifie la douloureuse exposition au soleil dit aussi que les images sont irradiées. L'insolation n'est pas la consolation. Leur rayonnement est cependant fossile, même si l'astre solaire du colonialisme français a connu son couchant, l'occident d'un cortège de désastres supposément achevé avec l'indépendance.

 

 

 

La douleur persiste cependant, brûlante comme le soleil et les mouches en profitent pour bourdonner autour des cadavres. Des mots simples, garants de la civilité, sont devenus des coups, de poing ou de fusil : « bonsoir », « bonjour », « merci », « frères ». Il y a encore des images qui sont les véhicules d'un scandale à proprement parler interminable, par exemple l'image de cet officiel dont les chaussures sont frottées par trois garçons en guenilles. On se souviendra à cette occasion du discours d'Ahmed Ben Bella prononcé en 1963 pour interdire les cireurs de chaussures, l'un des symboles les plus vifs de la domination coloniale française, et envoyer ces gamins des rues (les yaouleds, si précieux pour la révolution) dans les écoles de la république algérienne nouvelle.

 

 

 

« On vit, on survit, on nous photographie » est un leitmotiv de La Zerda. « Les pieds nus et le ventre vide » est-il même précisé. L'archive est un baril d'explosifs qui peut se retourner contre ses armuriers un paquet de preuves accablantes qui, malgré tout, instruit dans ses bas-côtés, ses franges ou ses marges comme dans ses intervalles, qu'un crime est commis, incessamment et partout, dans les yeux qui fusillent du regard comme dans les fêtes qui, alors, préparaient souterrainement, peut-être, à l'insurrection qui a fini par arriver.

 

 

 

La rétrospective des archives coloniales rend possible les visions à contretemps comme à rebrousse-poil. Les images résistent ainsi à leur capture idéologique. Et la poésie, chants, textes et musiques, vient après coup pour y réinscrire la possibilité du coup d'après, celui qui voit notamment d'étranges fruits d'abord pourrir, dates et figues, avant d'enfin regermer.

 

 

 

Les danses de joie sont des danses de deuil, elles sont de résistance aussi à la muséification coloniale, à l'arraisonnement par réification folklorique. Si l'optique coloniale exerce sur ces images de danses une défiguration, les figures insistent cependant comme les images-symptômes dont l'énigme est ce dont nous héritons, à l'instar des peintures pariétales du Tassili n'Ajjer au centre du Sahara qui, âgées de plus de 10.000 années, en représenteraient l'origine archéologique (l'arkhè).

 

 

 

Les images attendent, même oubliées. Elles conservent l'attente du regard qui, un jour, saura les rédimer de la captivité qui les afflige autant que leurs figures. Cette attente est messianique mais sans messianisme ni messie comme Jacques Derrida l'aurait dit, sinon la part fragile que n'importe qui porte dans son cœur. L'attente, au-delà de tout horizon d'attente, d'un regard qui au présent saura redonner un autre avenir aux fantômes du passé.

 

 

 

 

 

De l'émigration (et de ceux qui partent en esclaves des peuples du nord)

 

 

 

 

 

Le dernier chant de La Zerda est celui de l'émigration. C'est l'autre face, le revers de la médaille, l'autre (ligne de) front de la violence coloniale quand elle s'exerce en territoire métropolitain. De l'autre côté de la Méditerranée, au cœur de l'empire et non plus dans ses marges ou marches, les mouches disputent aux abeilles le miel qu'elles ont cultivé. Pire qu'une dispute, c'est un accaparement, de fait. Greniers et vergers algériens nourrissent alors le ventre du peuple français dont la voracité vide l'estomac des colonisés. Le narrateur des actualité Gaumont ou Pathé trouve à s'en félicite'. Le son fait ainsi justice aux mutilations de l'image en indiquant malgré tout que les sustentations ont l'affamement pour obscur versant.

 

 

 

Côté français, la fantasia est plus sinistre encore, le folklore encore plus dérisoire. Plus rien n'y passe des obstructions latérales du regard indigénisé, des renfrognements de visages qu'un bendir, cet instrument à percussion typique d'Afrique du nord, peut aider à masquer en résistant ainsi aux opérations coloniales qui balancent entre voilement (de ses crimes) et dévoilement (l'exhibition à prétention émancipatrice). La capture est plus grande, la captivité plus accentuée. Et pourtant...

 

 

 

Il y a d'autres histoires cependant, d'autres témoignages affleurant dans les failles de l'archive des violentes contradictions de l'Histoire, qui n'est ni une, ni univoque, ni à sens unique. L'émigration fait alors affluer sur le sol de la métropole des travailleurs corvéables et bon marché. Elle fait aussi lever dans les images qui la documentent, bandes d'actualité et photographies issues de fonds personnels ou d'archives privées, des gestes et des signes cryptés. Il y a ainsi ce faisceau de bras levés en 1941-42 quand la république bascule avec Pétain dans le fascisme, sans rien changer de l'agenda colonial. Et les colonisés qui continuent de se plier aux farandoles de l'empire français.

 

 

 

La Zerda est un film de justice parce qu'il est de honte : honte des traditions irrémédiablement profanées ; honte d'un peuple d'indigènes cantonnés à faire faire les singes pour les français ; honte de cultures livrées au dur état de simagrées. Et ce qui vaut pour 1936 vaut pour 1982. Le cri de colère accable le présent d'un néocolonialisme innommé.

 

 

 

Il y a encore ces drapeaux un peu flous qui, si l'on y prête attention, attestent pourtant des symboles du communisme, faucille et marteau. Ces drapeaux-là sont probablement ceux de l'Étoile Nord-Africaine (ENA), cette organisation politique affiliée au PCF et créée en 1927 par des travailleurs émigrés algériens. Deux fois dissoute, en 1929 et 1937 (par le Front Populaire), l'ENA deviendra alors le Parti du Peuple Algérien (PPA). Son président demeure Messali Hadj quand l'émir Khaled, petit-fils de l'émir Abdelkader, a été le président d'honneur de l'ENA. La généalogie du nationalisme algérien est dans les failles de l'image et son refoulement, organisé par le FLN qui pourtant lui doit tant.

 

 

 

À ce moment précis de La Zerda, seule la musique se fait entendre. Aucune parole n'est prononcée. Les modulations électroniques du compositeur marocain Ahmed Essyad n'étouffent rien ; au contraire, elles font entendre la résonance d'un silence troublant. La photographie elle-même attendrait qu'une voix la réanime, avec le souffle nécessaire à narrer les douloureuses contradictions de l'histoire du nationalisme algérien, de la résistance anti-coloniale et de l'indépendance algérienne. La censure se confond-elle alors avec de l'autocensure ? Assia Djebar a toutefois amorcé avec un courage inouï la pompe de la relecture à rebrousse-poil des images et du remploi dialectique des archives coloniales.

 

 

 

L'Histoire est un chantier inachevé, celui d'une décolonisation dont le geste a de l'avenir quand elle est continuée par l'Etat qui a confisqué à son profit les bienfaits de l'indépendance. L'autocritique est le dernier repas du festin et le Hirak en aura offert au monde entier le banquet. La renarde intransigeante peut alors consoler, à ce seul endroit puisque nous sommes inconsolables de tout le reste, quand le vrai cinéma est une fantasia, ruse, poudre et films-foudres qui, cependant, sont de plus en plus difficiles à tourner en Algérie, ce si beau pays irrémédiablement profané par le trauma colonial et ses héritiers.

 

 

 

Les mains positives des peintures pariétales du Tassili n'Ajjer ont leur négatif dans les archives coloniales françaises. C'est pourtant ensemble, dialectiquement, qu'elles feront une poignée de mains, tendues par-dessus l'abîme de la discordance des temps. Assia Djebar n'est pas la Marguerite Duras algérienne, mais son égale en littérature autant qu'en cinéma.

 

 

 

16 avril 2024