Tigritudes

Que mille Afrique refleurissent, que mille autres s'épanouissent

Première partie

L'événement de cinéma ayant ouvert l'année en fanfare, c'est Tigritudes, une programmation initiée dans le cadre de la Saison Africa2020, et abritée par le Forum des Images entre le 12 janvier et le 27 février 2022. Porté par ses deux emballantes initiatrices, les réalisatrices Diana Gaye et Valérie Osouf, le geste est ample et d'une prodigalité inouïe, celui de l'anthologie panafricaine et chronologique, qui démarre en 1956 (année de l'indépendance du Soudan) pour s'achever en 2021, en ayant pour grigri une belle formule de l'écrivain nigérian Wole Soyinka : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie pour la dévorer ».

 

 

 

Bondir de joie devant les rayures du pelage « Tigritudes », à savoir 126 films, c'est voir du pays (40 !), c'est passer en revue aussi 66 ans d'histoire du cinéma racontant d'autres histoires de cinéma. On saute sur l'occasion pour élargir la carte, on en profite pour se refaire à neuf une cinéphilie. Bondir comme le tigre bondit sur sa proie, quoi que l'on préfère dire que le fauve intéresse surtout quand il saute à la gorge de son chasseur. Le tigre bondissant plutôt qu'à chevaucher, parce qu'il ne s'agit pas de restaurer la vieille civilisation aristocratique des méfaits individualistes de la modernité, mais tout au contraire de sauver le passé en lui redonnant de l'avenir qui est celui de la justice à l'égard des oubliés.

 

 

 

Contre le tigre chevauché par Julius Evola, préférer le saut du tigre dans le passé cher à Walter Benjamin.

 

 

 

Et redonner de l'avenir au passé, c'est en redonner au cinéma pour maintenant, c'est s'en redonner pour soi au présent en souhaitant que mille Afrique refleurissent et que mille autres s'épanouissent. C'est à ce titre que l'on saura rendre grâce aux deux farouches tigresses dont les mânes héroïques témoignent d'un immense amour du cinéma, de tout le cinéma, qui aura entre autres permis de rayer le disque des vieilles lunes de l'afro-pessimisme.

 

 

 

 

 

Face au tigre, chevauchement ou bondissement ?

 

 

 

 

 

Si la jungle a des rayures tropicales, elle ne raye pas de la même façon selon que l'on suive tel tigre ou tel autre. Face au fauve, on peut faire en effet deux choses. Les uns plaident pour chevaucher le tigre. Il s'agit alors de suivre Julius Evola qui, au nom d'une Tradition qui fait le bonheur commun des derniers réactionnaires comme des néo-gourous pop-gnostiques, prône le sursaut civilisationnel et l'éveil spirituel dans l'élitisme antimoderne et le fascisme mystique. D'autres préfèrent la compagnie plus amicale de Walter Benjamin dont la critique de l'Histoire invite à sauver le passé de son discrédit moderniste, marxiste compris, au nom d'une dialectique à l'arrêt nécessaire à arrêter la locomotive du progrès devenue une catastrophe planétaire.

 

 

 

Le président de la République a fait son choix en citant en mai 2021 Evola. Le bloc bourgeois ne se retient plus de fasciser, il en va de la survie de son hégémonie qui est notre ruine.

 

 

 

Le bond du tigre dans le passé n'appelle pas aux postures contre-révolutionnaires et nostalgiques, mais aux engagements révolutionnaires au nom de notre commune humanité à l'ère critique du capitalocène. Quand Walter Benjamin propose la métaphore du bond du tigre dans le passé, c'est en évoquant la Commune de Paris qui s'était donnée comme modèle celle de 1793, c'est en pensant aussi à la Révolution russe qui se savait avoir été précédée par l'insurrection parisienne de 1871. Chevaucher le tigre est une métaphore guerrière au service d'une vision inégalitaire du monde, faire le bond du tigre est son contre-champ opposable, du côté de l'émancipation, de l'égalité et du vivant.

 

 

 

Faire le bond du tigre consiste aussi à sauter sur son adversaire plutôt que valoriser son identité de tigre. C'est la « tigritude » avancée par l'écrivain nigérian Wole Soyinka lors d'un congrès pour écrivains à Kampala en 1962 en l'opposant à la « négritude » chère à Léopold Sedar Senghor. « Un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie pour la dévorer ». Autrement dit, l'identité des minoritaires, quand elle s'apparente à l'inversion spéculaire d'une représentation imaginaire des majoritaires, n'est pas une arme de combat pour l'émancipation, c'est surtout un aménagement symbolique à l'intérieur d'un consensus dont le terme de diversité est devenu aujourd'hui l'un des fétiches consacrés.

 

 

 

Le colonialisme qui se perpétue dans le champ des imaginaires ou des représentations, il va bien falloir un jour ou l'autre en sortir. Cela concerne particulièrement le cinéma, qui peut tantôt servir à la perpétuation de l'existant par la reproduction des stéréotypes, tantôt permettre au contraire à fourbir leur contestation radicale qui est une question esthétique autant que politique. Cela concerne tout particulièrement le cinéma africain, dont la presse généraliste et spécialisée, continue de faire croire qu'il existe alors qu'il n'y a que des expériences comme le disait Serge Daney, autrement dit un archipel de singularités réchappées du continent englouti des indépendances coloniales et du tiers-mondisme, et dont l'histoire reste à faire en collectant l'épars des réussites oubliées comme des promesses avortées.

 

 

 

 

 

Les bonds de la programmation

 

 

 

 

 

Un événement de cinéma qui aura ouvert l'année en fanfare, c'est Tigritudes, une programmation initiée dans le cadre de la Saison Africa2020, et abritée par le Forum des Images entre le 12 janvier et le 27 février. Porté par ses deux emballantes initiatrices, les réalisatrices Diana Gaye et Valérie Osouf, le geste est ample et d'une prodigalité inouïe, celui de l'anthologie panafricaine et chronologique, qui démarre en 1956 (année de l'indépendance du Soudan) pour s'achever en 2021.

 

 

 

Ce n'est pas qu'une question de chiffres, mais quand même : Tigritudes, c'est 126 films, c'est voir du pays (40 !), c’est passer en revue aussi 66 ans d'histoire du cinéma. On n'avait pas vu pareille programmation sur un tel sujet depuis des années, sinon des décennies. Le temps est alors propice à tous les rattrapages, à toutes les découvertes. Il ne s'agit cependant pas de célébrer la diversité de la création africaine, mais de donner ou redonner justice aux films qui existent en répondant à des exigences qui sont aussi et absolument celles du cinéma. Des films ayant réussi à parvenir jusqu'à nous et dont la visibilité aura été parsemée d'embûches en témoignant de difficultés structurelles avérant qu'il y a du néocolonialisme dans le postcolonial.

 

 

 

Si l'anthologie affirme la souveraineté de sa double subjectivité, au risque des querelles d'ego, des rivalités et des luttes pour la reconnaissance inévitablement accentuées par la marginalisation des propositions issues du continent africain et des afro-descendances, sa prodigalité aura fait fi des genres et des formats, courts et longs, documentaire et fiction, essai et cinéma expérimental, film de genre ou film-tract. Films rares ou inédits, œuvres pionnières et oubliées : il est temps d'élargir la carte de géographie, temps aussi de se refaire à neuf une cinéphilie forcément marquée par des disparités géographiques qui ne sont pas que la résultante des modes journalistiques. Rencontres et conférences ont également accompagné une programmation qui jouit désormais d'une belle itinérance amorcée le 13 mai en Afrique, à Bobo Dioulasso au Burkina-Fasso, suivi par d'autres escales, comme Saint-Louis et Dakar au Sénégal.

 

 

 

 

 

Programmer, c'est bondir aussi contre l'afro-pessimisme

 

 

 

 

 

Parmi les 126 films proposés, il y a de quoi bondir en effet. Bondir, c'est-à-dire s'enthousiasmer des efforts pour faire exister le cinéma dans des déserts largement tributaires des plaies du colonialisme, qu'il s'agisse des interventions occidentales pour contrarier les indépendances comme des nouveaux potentats locaux qui ont profité de la situation nouvelle pour capter les acquis de la révolution. Bondir devant des films qui sont l'empreinte du désir de celles et ceux qui les ont fait, souvent en affrontant de graves difficultés, en ne cédant pas sur le cinéma considéré comme un précieux bien commun.

 

 

 

Bondir de joie devant Muna Moto (1975) de Jean-Pierre Dikongué Pipa, le premier film camerounais qui a fait l'ouverture de Tigritudes, Cabascabo (1968) du nigérien Oumarou Ganda, Rhodesian Countdown (1968) de Michael Raeburn dédié aux futurs habitants de Zambie et du Zimbabwe, Monangambééé (1968) de Sarah Maldoror dédié au peuple angolais, Symbiopsychotaxiplasm : Take One (1971) de l'étasunien William Greaves, Histoire d'une rencontre (1983) de l'algérien Brahim Tsaki, Finyè (1981) du malien Souleymane Cissé, Mortu Nega (1988) de Flora Gomes (le premier film guinéen-bissalien), Chef ! (1999) du camerounais Jean-Marie Teno, Rage (1999) du nigérian Newton Aduaka (le premier film britannique tourné par un indépendant originaire d'Afrique), Maangamizi (2001) de Martin Mhondo et Ron Mulvihill (le premier film tanzanien), Coming Forth By Day (2012) de l'égyptienne Hala Lotfy, Tarzan, Don Quichotte et nous (2012) de l'algérien Hassen Ferhani, La Bataille de Tabatô (2013) de João Viana (un portugais né en Angola et tournant en Guinée-Bissau) et La Vie d'après (2021), le premier long-métrage du réalisateur algérien Anis Djaad. Sans oublier le magnifique De quelques événements sans signification (1974) du marocain Mostafa Derkaoui projeté en partenariat avec le Cinéma du Réel.

 

Des bondissements de joie qui répondent aux affranchissements dont ces films témoignent.

 

 

 

Bondir comme le tigre bondit sur sa proie, quoi que l'on préfère dire pour notre part que le fauve intéresse surtout quand il saute à la gorge de son chasseur. Le tigre bondissant plutôt qu'à chevaucher, parce qu'il ne s'agit pas de restaurer la vieille civilisation aristocratique des méfaits individualistes de la modernité, mais au contraire de sauver le passé en lui redonnant de l'avenir qui est celui de la justice à l'égard des oubliés.

 

 

 

Et redonner de l'avenir au passé, c'est en redonner au cinéma pour maintenant, c'est s'en redonner pour soi au présent en souhaitant que mille Afrique refleurissent et que mille autres s'épanouissent.

 

 

 

C'est à ce titre que l'on saura grâce aux deux farouches tigresses dont les mânes héroïques racontent un amour du cinéma, de tout le cinéma, qui aura entre autres permis de rayer le disque des vieilles lunes de l'afro-pessimisme.

"Muna Moto" (1975) de Jean-Pierre Dikongué Pipa

Couper le cordon de la tradition

C'est, beau, le début de Muna Moto : une grande fête traditionnelle bat son plein à Douala, capitale économique du Cameroun. Le rituel est celui du Ngondo qui réunit les peuples sawa de la région du Littoral (Douala) pendant la première semaine de décembre. Les danses et chants célèbrent avec le culte mystique des ancêtres le cordon ombilical reliant ses participants à la terre sacrée, représenté par le fleuve Wouri. Un homme fend alors la foule, c'est Ndongo, il est tendu, il cherche quelque chose, d'abord une femme, puis l'enfant qu'elle porte et qu'il lui arrache des bras. La femme hurle, l'homme fuit alors avant d'être rattrapé par les badauds. Un flash-back commence qui prendre le temps de déplier tous les plis d'une histoire écrite au tranchant des balafres.

 

 

 

Muna Moto a été produit dans les plus grandes difficultés matérielles et techniques. Jean-Pierre Dikongué Pipa qui vient du théâtre a pourtant réalisé trois courts-métrages, Un simple (1965), Rendez moi mon père et Les Cornes (1966). Jean-René Debrix qui dirige le bureau du cinéma au ministère de la coopération lui donne de la pellicule qui sert à enregistrer des séquences tournées sans clap de début et de fin. Quant au magnétophone, il tombe en panne durant le tournage. En conséquence de quoi, la plupart des rushs n'ont aucun son quand d'autres ne sont pas synchrones avec le matériel sonore enregistré. Andrée Davanture qui venait de travailler avec Pascal Abikanlou (pour Sous le signe du vaudou en 1975, premier long-métrage de fiction béninois) et le malien Souleymane Cissé (pour son premier long-métrage, Den Muso - La Jeune fille en 1975) a réussi l'impossible en parvenant à monter Muna Moto. C'est sur la table de montage que Jean-Pierre Dikongué Pipa a pu six mois plus tard réécrire ses dialogues, les enregistrer et les synchroniser avec ses images. Mais la coupure est là, partout, ce n'est pas qu'un accident mais le sujet du film.

 

 

 

Muna Moto est beau, son ouverture l'est déjà en montrant comment la fiction tranche littéralement dans le documentaire. Un homme fend la foule, c'est le héros et son désir tient en effet à couper dans la viande d'un monde dont l'organisation symbolique lui aura causé le plus grand tort. Faire un film c'est réussir à en composer le cosmos depuis le chaos des difficultés matérielles et économiques ; c'est proposer autrement l'interruption nécessaire à la répétition des injustices. La modernité du film participe aussi à couper le cordon de la tradition. Le cordon de la tradition étrangle Ndongo qui est insuffisamment riche pour payer la dot de Ndoumé, la femme qu'il aime. Et son nœud serre plus fort encore quand Ndomé se voit liée à l'oncle riche de Ndongo qui la prend pour épouse parce que ses quatre autres femmes ne lui ont donné aucune descendance. L'enfant que Ndomé désire avoir de Ndongo afin d'être répudiée n'y suffira pas. L'enfant naît et l'injustice s'ajoute à l'injustice. Ndongo ne sera pas le père de sa fille interprétée par la propre fille du cinéaste. « Mon oncle est con, les parents de Ndoumé sont cons, et plus cons encore ceux qui ont inventé la coutume de la dot, sans oublier ceux qui l'acceptent. Je suis con moi-même parce que je ne peux pas changer cela ».

 

 

 

Ngondo, c'est la fête rituelle ; Ndongo, c'est le héros qui fend la tradition. À une lettre près, le cordon s'apparente à la corde d'un pendu qu'il faut trancher. Les troncs coupés par Ndongo à répétition montrent les ambivalences de la coupure : celle qui blesse un homme à qui la tradition a volé femme et enfant ; celle qui précipite le destin d'un homme n'ayant plus d'autre désir que de rompre avec la tradition ; celle qui se manifeste entre les images et les sons du premier long-métrage de fiction du Cameroun. Muna Moto, le titre dit l'enfant de l'autre. c'est le film aussi qui appartient à ses spectateurs d'aujourd'hui songeant à un peuple à la fois étranglé par la légitimation traditionnelle des injustices et balafré par la guerre civile et les coups tordus de la Françafrique.

 

 

 

12 janvier 2022

"Cabascabo" (1968) d'Oumarou Ganda

"Rhodesia Countdown" (1969) de Michael Raeburn

Dialogues d'exilés


1969, deux premiers gestes illuminent les marges du Festival de Cannes : Cabascabo d'Oumarou Ganda sélectionné à la Semaine de la critique internationale et Rhodesia Countdown de Michael Raeburn à la première édition de la Quinzaine des Réalisateurs. D'un côté africain, le Niger est la terre d'exil de l'ancien tirailleur qui souffre d'inadaptation lors du retour au pays natal. De l'autre côté, la Rhodésie du sud perpétue ses vieilles structures ségrégationnistes qui seront abolies en 1980 avec la création du Zimbabwe. L'Afrique de la décolonisation secouée par les indépendances nationales et les luttes tiers-mondistes perpétue ainsi la colonialité, tantôt en faisant du vétéran des guerres coloniales un paria dans une société qui reste sous domination économique française, tantôt en reconduisant un séparatisme blanc dont les fondations pourries obligent à l'émancipation par la violence.

 

 

 

Voir ces deux films ensemble, c'est apprécier l'imprévisible dialogue d'exilés qui court entre l'ancienne Afrique-Occidentale française et l'Afrique australe encore sous domination britannique. Né au Caire, ayant vécu en Rhodésie avant de faire des études à l'IDHEC et s'établir à Londres, Michael Raeburn a vingt ans à peine quand il tourne Rhodesia Countdown, c'est en militant qui a bien connu James Baldwin, avec un film d'intervention politique dont l'inspiration brechtienne se prolonge avec des cartons citant Che Guevara et Frantz Fanon (sur une suggestion de Lionel Rogosin). Oumarou Ganda en a 33 quand il vient à Paris pour monter son premier film qui, s'il doit beaucoup à Jean Rouch qui l'a fait tourner dans Moi, un Noir (1958), lui répond aussi en faisant récit des blessures personnelles causées par l'expérience du tirailleur dont l'aîné blanc n'aura rien voulu savoir.

 

 

 

Michael Raeburn fait jouer partout la critique, y compris formellement en proposant des entretiens fictionnels faisant moins penser à Jean-Luc Godard qu'à Peter Watkins, jusqu'à percer à jour la bonne conscience blanche captive d'une vieille charité chrétienne. Le film d'Oumarou Ganda, le premier du continent à être parlé en zarma, possède également une dimension critique mais elle s'applique avec moins frontalité, se faisant plus subtile, plus intériorisée aussi. Les traumatismes d'une guerre qui a en Indochine opposé des colonisés à d'autres colonisés se voient relativisés par les moignons de l'exploitation salariale. La réciprocité caractérisant l'économie symbolique du don est ailleurs rongée par les appétits individuels pour l'argent facile. Aux terrains minés de la guerre succèdent les chantiers d'une exploitation l'étant autant.

 

 

 

Countdown : le compte à rebours a commencé, la Rhodésie n'en a plus pour longtemps, les passages à l'acte individuels sont toujours déjà des soulèvements collectifs ; c'est aussi la structure en flash-back de Cabascabo débouchant sur la solitude d'un paria qui, comme Charlot, s'en va au loin. La force commune des deux films consiste alors à retourner le temps sur lui-même, non pour le boucler sur la répétition des brutalités, mais pour l'ouvrir sur une anticipation qui regarde le spectateur d'aujourd'hui. Celui qui voit s'accumuler aux portes des anciens empires les derniers damnés de la terre au même moment où les capitalistes à l'instar d'Elon Musk considèrent les étoiles avec la même convoitise que Cecil Rhodes.

 

 

 

L'agent historique de la colonisation britannique qui a fait sa richesse dans l'extraction sanglante du diamant est aussi l'homme qui a prononcé cette phrase, un des plus terrifiantes jamais prononcées, dont Hannah Arendt aura fait l'exergue du volume des Origines du totalitarisme consacré à l'impérialisme : « Toutes ces étoiles… ces mondes immenses qui restent hors d'atteinte. Si je le pouvais, j'annexerais les autres planètes » .

 

 

 

15 janvier 2022

"Monangambééé" (1968) de Sarah Maldoror

"Symbiopsychotaxiplasm : Take One" (1971) de William Greaves

Chant d'amour, scène de ménage


Un cri de guerre qui claque comme un coup de fouet ; le tournage d'une scène de ménage virant à l'autocritique démocratique : Monangambééé et Symbiopsychotaxiplasm : Take One sont deux aventures qui, si dissemblables soient-elles, témoignent du grand bouillonnement d'une époque dont le désir de modernité aura vu converger l'expérience des luttes avec les expérimentations formelles. Le temps d'alors est celui de la radicalité dans la rencontre des inventions esthétiques et et des novations politiques.

 

 

 

Quand Sarah Maldoror tourne Monangambééé qui est son tout premier film, elle a quarante ans et a déjà vécu plusieurs vies. La fille d'un père guadeloupéen qu'elle n'a pas connu passe son enfance dans le Gers puis décide de monter à Paris en 1956 en participant à la création de la première compagnie théâtrale noire, Les Griots, avec Samba Ababacar, Timiti Bassori et Toto Bissainthe. C'est cette troupe qui crée Les Nègres de Jean Genet en 1958. C'est alors qu'elle décide d'adopter en guise de patronyme le titre du chef-d'œuvre de Lautréamont qui a fasciné les surréalistes : Maldoror.

 

 

 

Dix ans plus tard et une formation en cinéma au VGIK de Moscou, Sarah Maldoror débarque à Alger. Elle travaille notamment sur le tournage de La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo en organisant les figurants de la casbah. Dans la capitale algérienne appelée alors la Mecque des révolutionnaires, elle fait connaissance d'un militant, Mario de Andrade, l'un des dirigeants du Mouvement Populaire de Libération de l'Angola. C'est à Alger qu'elle tourne Monangambééé, un court-métrage d'après un roman de l'opposant Luadino Vieira détenu dans le camp de Tarrafal depuis 1964 (il n'en sortira qu'en 1972). Le film est dédié aux victimes des geôles portugaises en Angola et son seul acteur professionnel en est Mohamed Zinet dans le rôle d'un policier. Le titre est un synonyme de contratado, autrement dit le contractuel dont le statut créé cinq ans après l'abolition de l'esclavage dans les colonies portugaises en 1875 participe à perpétuer sous la forme libérale le vieux système esclavagiste. Ce terme devient en 1962 le titre d'une chanson composée par Ruy Mingas sur un texte d'Antonio Jacinto alors qu'il avait été enrôlé par l'armée portugaise sur le front bissau-guinéen. Monangambééé est devenu depuis l'hymne de la lutte pour l'indépendance du peuple angolais et Sarah Maldoror en relaie en cinéma l'appel qui tient à la fois du cri et du chuchotement continuant de se faire entendre avec son deuxième long-métrage, Sambizanga (1972) tourné au Congo.

 

 

 

Monangambééé est un poème de charbon et de craie, ses cadrages sont eisensteiniens et sa matière électrisée par les improvisations free de l'Art Ensemble of Chicago. En son cœur il y a le complet, ce plat typique que l'on se passe comme un mot de résistance. Le complet que l'on fait circuler aussi comme un chant d'amour secret qui fait souffler dans le grain du film une étonnante sensualité. L'érotisme du corps torturé rappelle Un chant d'amour (1950) de Jean Genet, le captif qui souffre aussi du manque de l'aimée un frère noir du héros de L'Atalante (1934) de Jean Vigo. La résistance est un mot de passe, un chant d'amour.

 

 

 

C'est, ailleurs, une scène de ménage aussi dont le tournage impossible est un vortex expérimental abolissant les frontières de la fiction et du documentaire. Quand William Greaves, qui a connu Sarah Maldoror, tourne Symbiopsychotaxiplasm : Take One, il a 45 ans et lui aussi a déjà bien roulé sa bosse. Formé à l'école de l'Actor's Studio où il croise à la fin des années 40 Marlon Brando, Shelley Winters et Anthony Quinn, passé ensuite par l'Office National du Film au Canada (ONF), William Greaves est d'autant plus fatigué des rôles stéréotypés qu'on lui confie qu'il devient un militant de la déségrégation et pour la reconnaissance des droits civiques concernant la population africaine-américaine. Après avoir participé à l'expérience du Black Journal diffusé sur la chaîne éducative nationale (NET) à la fin des années 60, il décide de se lancer dans la réalisation de ses propres films en conservant le principe de la black perspective.

 

 

 

Cela a donné un monstre filmique, Symbiopsychotaxiplasm : Take One (le titre indique déjà cette monstruosité-là) qui est une expérience aussi fascinante qu'éreintante, toujours à la limite. Tourné à Central Park en 1968, le film part du tournage d'une scène de ménage mais celle-ci ne cesse pas d'être reconduite, jouée et rejouée, soumise à toutes les variations possibles, tantôt par le changement des acteurs, tantôt par le dédoublement des caméras. Un perspectivisme furieux court dans tous les sens en s'appuyant à la fois sur l'usage du split-screen et sur le montage de trois réalités différentes (la fiction, son tournage et le retour de l'équipe sur le film). Non seulement Symbiopsychotaxiplasm : Take One est le contemporain des expérimentations libertaires d'un Brian De Palma (Dionysos in 69), mais il pousse dans ses retranchements gigognes les redoublements spéculaires du cinéma documentaire de Jean Rouch à partir d'une matière digne du cinéma de John Cassavetes.

 

 

 

Le perspectivisme est schizo en épuisant la méthode Stanislavski et en brouillant les démarcations ou limites entre le documentaire et la fiction. Triomphent alors les puissances du faux comme l'aurait dit Gilles Deleuze, mais au nom d'une vérité qui fuit partout. La vérité des difficultés à penser un film comme un travail collectif propice à la discussion égalitaire et démocratique (l'esthétique coïncide alors avec la politique). La vérité, aussi, du cinéma qui tient dans l'indistinction entre la véracité du reportage et la facticité de la fiction qui lui substitue son simulacre. La vérité, encore, des sexualités réprimées par la norme straight (la scène de ménage a pour enjeu l'homosexualité refoulée du mari adultère). La vérité, enfin, des autorités discutées et critiquées qui se trouvent aussi être en l'espèce ici un homme noir mis en difficulté par une équipe majoritairement blanche (c'est la part de l'impensé racial).

 

 

 

Après le chant d'amour de Sarah Maldoror, la scène de ménage méta chez William Greaves (qui a imaginé 35 ans après une suite à son premier essai, Symbiopsychotaxiplasm : Take 2 1/2). On y repose autrement la question de la résistance, celle du spectateur face à une entreprise d'autocritique démontrant aussi la monstrueuse indétermination du plein et du vide qu'il y a dans le méta.

 

 

 

15 janvier 2022

"Histoire d'une rencontre" (1983) de Brahim Tsaki

L'enfance de l'art, l'aimance du monde

Histoire d'une rencontre est un cristal d'intensité, une fata morgana contenue dans une rose des sables. Son expression est d'une évidence brute, quasi-archaïque (c'est un poème de souffles et de feu) quand son écriture est soucieuse de sophistication (avec le recours aux plans-séquences et aux travellings latéraux). L'un de ses plus fertiles paradoxes tient à ce qu'il soit un grand film sur la parole disloquée, avec ses puissances et ses impuissances : parole des enfants sourds-muets qui, malgré leur handicap, entrent immédiatement en communication grâce aux échanges de la langue signée ; parole des adultes vivant dans un séparatisme culturel et un mutisme existentiel qui les mutilent. Les muets parlent et les parlants sont mutiques, c’est le paradoxe du film de Brahim Tsaki et il est déchirant. Comme s'il y avait d'un côté un mutisme essentiel au cinéma (qui est né effectivement muet, sans voix, le souffle coupé) et de l'autre un mutisme intrinsèque aux idéologies rivales et mimétiques (le blabla de la publicité américaine a commencé à remplacer un patriotisme algérien devenu aphasique).

 

 

 

Histoire d'une rencontre parle même si sa parole est muette, soufflant comme un vent dans le désert. Le film de Brahim Tsaki est un film parlant qui n'a pas oublié qu'il vient du cinéma muet, parlant d'une dislocation qui laisse sans voix davantage les adultes que leurs enfants qui, comme toujours, bricolent les joujoux de leur survie. Après tout, l'enfant est il est vrai l'infans, autrement dit celui qui n'est pas encore entré dans la parole. L'enfant nous rappelle ainsi à la vérité fondamentale, vérité anthropologique, que le fait de parler ne nous appartient pas. Parler ne nous est pas propre mais est notre impropre, ce n’est pas une propriété mais, comme le dirait Giorgio Agamben, une impropriété générique.

 

 

 

Les enfants sont au centre de Histoire d'une rencontre comme, déjà, ils l'ont été dans Les Enfants du vent (1978-1980) et, plus tard, ils le seront encore dans Les Enfants des néons (1990). Et, en effet, souvent il sont muets. Comme les gardiens d'une secret qui ne se dit pas – l’indicible secret de notre enfance, celle du cinéaste, la nôtre.

 

 

 

Si Brahim Tsaki n'a pas cessé d'entretenir une grande passion pour les enfants, c'est peut-être qu'ils auront été ses guides dans le désert, celui d'un cinéma de poésie si peu goûté par le cinéma d'État (Histoire d'une rencontre est son second film et le dernier produit par l'ONCIC), et qui ne le sera pas davantage en France (Les Enfants des néons a été si mal distribué, son producteur en faillite). Ayrouen (2007) a été son dernier film et le retour en Algérie aura été fatal à son auteur, victime des sables sahariens environnant Djanet (où a été tourné Abou Leïla d'Amin Sidi-Boumédiène). L'enfance persévère pourtant. Elle persévère comme persévérance dans les puissances de la parole qui sont autant des impuissances, comme rappel d'un silence originaire qui est la condition poétique des images et des sons, et comme maintien du principe d'impropriété contre les appropriations étatiques et les privatisations mercantiles, ces rivaux mimétiques dans la dépossession.

 

 

 

Les Enfants du vent, Histoire d'une rencontre et Les Enfants des néons : ces trois films composent un magnifique triptyque sur l'enfance, ce vent du désert saharien qui monte du sud au nord en faisant grésiller les néons de la banlieue parisienne. Il se trouve que l'enfance est aussi l'une des causes communes des grands films du cinéma en Algérie, J'ai huit ans (1962) de Yann Le Masson et Olga Poliakoff et La Fillette et le papillon (1980) d'Azzedine Meddour, le petit Moustapha Belaïd d’Une si jeune paix (1964) de Jacques Charby et la marmaille nue de Loubia Hamra (2013) de Narimane Mari, les enfants chaplinesques de Tahya Ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet dont se souvient Bla cinima (2014) de Lamine Ammar-Khodja et les élèves de La Chine est encore loin (2007) de Malek Bensmaïl, le petit Omar de La Bataille d'Alger (1966) de Gillo Pontecorvo et l’enfant qui tousse à la fin de L’Arche du désert (1997) de Mohamed Chouikh, sans oublier ceux de Histoire de Judas (2015) de Rabah Ameur-Zaïmeche et des films de Mohamed Lakhdar Tati. Il y aurait de quoi écrire une histoire du cinéma avec et depuis les enfants, du néoréalisme italien jusqu'à l'émergence du cinéma iranien dans les années 80 dont Brahim Tsaki a été un contemporain (Histoire d’une rencontre fait par moment penser au Coureur d’Amir Naderi en 1984).

 

 

 

Une histoire alternative du cinéma qui soit comme une enfance de l'art, un amour secret qui ne se dirait qu'en langue signée, dans Histoire d'une rencontre comme à la fin de La Parade de Taos (2009) de Nazim Djemaï.

 

 

 

Histoire d'une rencontre croise le fil de deux histoires : en ordonnée l'histoire de l'impossibilité d'un rapport (entre les adultes qui, non seulement, ne parlent pas la même langue mais, de surcroît, ne vivent pas dans la même sphère sociale) ; en abscisse celle de la possibilité d'une relation (amoureuse entre les enfants qui se reconnaissent d’emblée comme les habitants d’un même monde, l’enfance). Il y a d'un côté l'évidence du monde de l'enfance (le vert d'une oasis dans le désert) mais, de l'autre, il y a aussi l'appauvrissement de la société des adultes (une désertification croissante, entre poulets, plastique et pétrole). Le film de Brahim Tsaki s'impose à l'aise comme un film algérien important des années 80. L'Algérie de l'indépendance n'y est plus un trésor de fierté nationale mais le terrain miné de la globalisation, avec ses échanges culturels faussés par les asymétries de l’économie. Plus, en le revoyant aujourd'hui, Histoire d'une rencontre apparaît comme un grand film contemporain. Avec la parole s'épuisant dans la capture des industries de l'information, asphyxiée dans la bulle des télécommunications succédant aux vieux hauts-parleurs des nationalismes, il faudrait repartir de zéro et, en effet, réapprendre à parler.

 

 

 

L'enfance ne montre-t-elle pas chez Brahim Tsaki un désir pour les origines et les commencements qui soient toujours des recommencements ? L’enfance qui est la parole silencieuse du monde, une oasis dans le désert – une aimance.

 

 

 

Il y a des séquences marquantes (le père carbonisé du dedans à côté du four traditionnel, plus tard défait quand il cherche à punir son fils à coup de ceinture). D’autres sont inoubliables (le soin apporté à la main blessée, la petite américaine portant les habits traditionnels de la mère de son amoureux algérien), et même carrément culottées (la toilette artisanale des sœurs, très sensuelle). Les deux ados sont si beaux, lui qui ressemble à Daniel Day-Lewis jeune et elle en frangine rouquine de Lyna Khoudri. La bande sonore est très recherchée aussi, à la fois épurée (la surdité des adultes mutiques face au désir des enfants sourds-muets), stylisée (le globish diffusé par la télé et les supermarchés), et mélancolique (les compositions de Safy Boutella tutoient les musiques de Robert Wyatt). Les ellipses sont bouleversantes (on ne le comprendra qu’après coup, à la fin l'adieu entre les enfants n’aura pas été montré, c'est leur secret et il est impossible à profaner). La dernière scène est tout simplement déchirante (un cri d’enfant dans le désert suivi d’un silence qui en dit long).

 

 

 

C'est la dimension prophétique d'Histoire d'une rencontre quand le cri d'une jeunesse révoltée face à des autorités disloquées fait entendre celui d'octobre 1988. Le prophète, il faut le dire et le répéter, n'a jamais voulu l'être et ceux qui prétendent le contraire sont des imposteurs, des faussaires. Le prophète involontaire sait bien que ce qu'il y a de prophétique en lui échappe à ses intentions en n'étant jamais perçu ni reçu au bon moment et par les bonnes personnes. La prophétie des paroles disloquées s'accomplit alors dans une temporalité désaccordée. C'est là aussi que se joue la force utopique du film de Brahim Tsaki qui, pour citer Charles Fourier, irait « vers une enfance majeure » en montrant qu’une société véritablement émancipée doit offrir aux enfants les moyens matériels et symboliques de sortir de leur minorité.

 

 

 

23 janvier 2022

"Finyè" (1982) de Souleymane Cissé

L'étonnement

Finyè commence comme une comédie de mœurs, avec étudiants dilettantes qui fument de l'herbe et épouses rivales d'un patriarche ridiculisé. Le film de Souleymane Cissé amorce ensuite un virage politique, et même dramatique quand les bacheliers floués par la falsification des résultats se lancent dans une grève sévèrement réprimée par l'armée. La comédie de mœurs ne préparait pas à l'irruption de la critique d'une corruption organisée qui est électrisée par une ivresse qui joue partout en exprimant la pensée qui est un souffle cosmique, un vent divin, un enivrement panique aussi.

 

 

 

La critique est courageuse puisqu'elle se donne à une époque où Moussa Traroé règne en maître sur le Mali, quatorze ans après le coup d'État qui a destitué le président socialiste Modibo Keïta en 1968. Et elle l'est d'autant plus que Souleymane Cissé a lui-même subi les foudres du dictateur quand il a été emprisonné à la suite de son premier long-métrage, Den Musso – La Jeune fille (1975), censuré jusqu'en 1978 pour avoir bénéficié de l'aide de la coopération française en racontant l'histoire d'une jeune femme violée, enceinte de son violeur et répudiée par sa famille. En 1977, Souleymane Cissé qui est encore fonctionnaire d'un cinéma d'État se met alors en disponibilité et crée sa société de production, les Films Cissé, libre désormais de pouvoir mener à bien ses projets les plus osés. C'est le cas de Baara – Le Travail (1978), son deuxième long-métrage où une grève d'ouvriers soutenus par un ingénieur idéaliste contre un patron autoritaire et un syndicat corrompu se solde par son assassinat. S'il n'en reste pas moins inquiété par le pouvoir, Souleymane Cissé est protégé par l'aura des grands festivals qui projettent et saluent ses films, avec le FESPACO à Ouagadougou et Carthage en Tunisie, à Cannes pour le reste du monde (Finyè est en compétition et Yeelen y reçoit en 1987 le Prix du Jury, une première pour un film venu d'Afrique subsaharienne).

 

 

 

Finyè est un film qui ne cesse pas d'étonner, dessillant le regard souvent. Placé sous le signe du vent qui est comme le générique l'indique ce qui réveille la pensée, le troisième long-métrage de Souleymane Cissé fait souffler sur nos certitudes une bourrasque inattendue. Le film étonne moins en tirant de la comédie de mœurs de quoi fourbir les armes de la dénonciation politique que quand il fait lever des scènes comiques ou dramatiques des étonnements qui entrent en mystérieuse connexion. La résonance est celle du vent : le vent des petites histoires des gens ordinaires et des grandes quand l'État s'y mêle avec fracas ; le vent de puissances qui excèdent l'histoire en soufflant depuis un foyer cosmique qui appartient aux transes chamaniques et aux ivresses profanes aussi.

 

 

 

D'un côté, on voit des étudiants avaler des cachets en bachotant avant de fumer de l'herbe en attendant les résultats. De l'autre la troisième épouse volage du colonel qui s'apprête à truquer les résultats du bac pour punir le petit copain de sa fille se jette sur ce dernier avec voracité. L'ivresse se manifeste ailleurs, tantôt avec l'aide de la fumette quand une étudiante lascive se frotte à son mec, tantôt dans une scène de toilettes et de nudité où perce l'érotisme d'un sein mouillé, tantôt encore avec Bâ traversé par la vision d'un avenir heureux en compagnie de Batrou, leur amour revêtu d'une blancheur mythique associée à l'enfant cosmique qui est le leur tout en étant aussi celui de l'océan. Il y a encore l'ivresse du pouvoir quand un patriarche qui bat sa femme a aussi le pouvoir de réprimer la jeunesse et il y a l'ivresse de la révolte des jeunes qui se soulèvent contre des pères qui les écrasent. L'ivresse est enfin celle de la transe permettant au grand-père de Bâ d'être visité pour la dernière fois par l'esprit des ancêtres mythiques racontant ce qu'aura vu Bâ grisé par l'herbe.

 

 

 

Finyè fait donc l'étonnement parce qu'il est un film hallucinant, littéralement. L'hallucination fonde sa paradoxale raison en jouant dans la comédie de mœurs autant que dans le drame politique. L'hallucination s'exerce en effet dans les corps diversement intoxiqués, qu'ils soient ivres d'amour, de drogue et de sexe, intoxiqués aussi par un pouvoir dont la conservation appelle au renforcement de la corruption, enivrés enfin par la colère de la révolte comme par la visitation sorcellaire des esprits. Le vent est l'ivresse qui trouble les évidences et les certitudes en sonnant le réveil de la pensée, la pensée qui enivre et soulève, la pensée qui précipite les vies ordinaires dans l'histoire et la pensée des mythes qui rappellent à la vie courante qu'elle se joue également sur un autre plan, divin et cosmique. Le film de Souleymane Cissé est hallucinant, avec ce sein qui pointe comme une poire étanchant toutes les soifs de vivre, avec ce bélier qui traverse le champ au moment où le sorcier apprend qu'il a discuté avec les ancêtres pour la dernière fois, avec cet enfant qui a toujours été là depuis le début et qui revient dans la vision de Bâ ainsi qu'à la fin. Avec ses morts qui ne le sont pas (Bâ a survécu à la déportation et son grand-père ne meurt pas du coup de fusil tiré par le colonel dans son dos) et avec ses vivants qui sont aussi le sujet d'une vie éternelle quand des visions les traversent et s'y incorporent des idées, amour et justice, idéalité et sublimité, ivresse et pensée. Vent.

 

 

 

Souleymane Cissé a le goût des étagements et des complexités. Le cinéaste malien aime en effet raconter des histoires qui se jouent sur plusieurs plans, documentaire et fiction comme modernité et tradition, comédie et tragédie comme critique politique et rayonnement mythique, tous considérés avec le même regard, souverain, apollinien. Son dernier film en date O Ka (2015) y aura encore insisté, avec sa bâtisse (le titre veut dire « notre maison » en bambara) qui est un enjeu de luttes à plusieurs dimensions, et avec ses enfants qui sont porteurs du rayonnement des origines du monde. L'enfant océanique de Finyè ouvre ainsi une série qui inclut l'enfant lumière de Yeelen et l'enfant qui parle au grand cheval blanc de Waati – Le Temps (1995). Souleymane Cissé est un autre enfant, parfois insolent, souvent turbulent, qui ne craint pas les foudres jupitériennes des patriarches parce que l'art du cinéma comme puissance sorcellaire est une ivresse, un chamanisme, un étonnement.

 

 

 

Souleymane Cissé est un cavalier (ce que veut dire son patronyme), solitaire et peuplé, sa famille et ses ancêtres, le Mali et le monde. Il est le vent lui-même qui souffle en renouant avec le foyer de ses origines mythiques, les cultures bambara et fulbé en amont de l'islam. Son enfance est millénaire.

 

 

 

23 janvier 2022

"Mortu Nega" (1988) de Flora Gomes

Une pluie d'enfants qui dansent

En 1973, la guerre fait rage entre l'armée portugaise et les militants du Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) d'Amilcar Cabral. Les civils qui ont rejoint les partisans de la résistance armée forment des colonnes qui traversent avec peine les bois et les plaines d'un environnement devenu hostile. Le sol est criblé de mines tandis que le ciel est balafré par le fléau des hélicoptères, ces corbeaux de malheur. La mort est partout, stade terminal du pouvoir colonial et ceux qui en réchapperont seront surnommés plus tard « ceux dont la mort n'a pas voulu » : mortu nega. La forêt guinéenne est un espace de lutte et Flora Gomes sait bien qu'elle ressemble à beaucoup d'autres. Choisi par Amilcar Cabral lui-même pour être le cinéaste de l'indépendance, formé à Cuba au cinéma par Santiago Alvarez, Flora Gomes voit le rapport entre la forêt guinéenne et la jungle vietnamienne, entre contemporanéité des contextes historiques et fraternité internationale des luttes. Les guérillas se ressemblent et le napalm est le même. Les ressemblances ne crient plus, elles hurlent.

 

 

 

Le vert de la terre brûle des flammes de ses incendiaires qui se vanteront de l'avoir cultivée au profit rancunier des anciens colonisés. Le colonialisme est une politique de la terre cultivée avant d'être brûlée quand les esclaves se soulèvent et triomphent de leurs anciens maîtres. Le colonialisme qui est une culture éradicatrice de la culture des subalternes est toujours déjà une cancel culture.

 

 

 

Mortu Nega est d'abord un film de guerre qui sait qu'il y a dans sa représentation des hiatus qui en marquent la moralisation. C'est ainsi que Flora Gomes retourne la leçon des maîtres hollywoodiens de cinéma de guerre, de Raoul Walsh à Samuel Fuller, en offrant le champ des images aux indigènes qui se soulèvent quand leur contrechamp appartient à des ennemis lointains, tueurs souvent inaccessibles, oppresseurs presque indiscernables. Et quand l'armée portugaise est défaite, c'est pour mettre aux arrêts les guinéens enrôlés de force ou de gré dans une lutte qui est aussi fratricide. Mortu Nega représente également le contrechamp critique des films tournés par des auteurs portugais importants qui, en dépit de leurs qualités respectives, semblent bien avoir du mal à sortir du regard colonial. Tantôt en adoptant la perspective, certes passionnante, d'une histoire nationale dont la gloire est scandée de défaites (Non ou la vaine gloire de commander de Manoel de Oliveira, 1990), tantôt en rabattant la relégation du Portugal en bout de table européenne sur le paradis perdu de la nostalgie coloniale (Tabou de Miguel Gomes, 2012), tantôt encore en réduisant les immigrés cap-verdiens aux miniatures nécessaires aux enluminures (Vitalina Varela de Pedro Costa, 2019).

 

 

 

Dans le film de guerre, il y a des scènes connues qui ont la sécheresse suffisante pour surprendre encore (c'est l'enfant qui se remet en marche et meurt en posant le pied sur une mine) quand d'autres participent à l'écriture secrète d'autres histoires que celle, majeure, de la guérilla. C'est le cas de Diminga qui part en quête de Sako, son compagnon mobilisé sur le front. Et quand elle le retrouve au bout d'une marche interminable dans la jungle, c'est pour participer à son corps défendant à la circulation d'autres blessures en apprenant au chef du groupe agonisant sur sa civière la mort d'Amilcar Cabral, assassiné six mois avant l'indépendance de la Guinée Bissau et des îles du Cap-Vert par des traîtres à la solde portugaise. La guerre inflige des blessures qui sont multiples et si certaines sont guérissables, d'autres montrent aussi qu'elles sont irrémédiables.

 

 

 

Les blessures ont la vie dure même si seul dure le doux. C'est pourquoi Mortu Nega ressemble tant à Diminga, avec son corps puissant, la douceur de ses traits, et les dents du sourire uniquement réservés à l'être aimé. C'est pourquoi son auteur lui ressemble tant au fond, lui qui porte pour prénom un surnom féminin (Flora Gomes se prénomme en fait Florentino). La guérilla guinéenne n'est pas seulement un morceau d'histoire qui appartient aux hommes, il appelle un devenir-femme fidèle au programme politique d'Amilcar Cabral.

 

 

 

Mortu Nega est un film de guerre sur la guerre qui continue, quand bien même la guérilla est terminée. Trois ans plus tard, la guerre est finie mais une autre a commencé en ayant dans les faits démarré durant la précédente. En 1977, Diminga et Sako vivent dans un village éloigné de la capitale Bissau qui souffre d'une aide alimentaire arrivant au compte-goutte, d'une hausse des prix qui profitent à certains et des anciennes amitiés ou solidarités qui n'ont plus cours. Le village est victime aussi d'un assèchement des puits qui complique gravement l'entretien des cultures vivrières. La guerre est finie et une autre lui succède qui en fait la perpétue. La leçon s'en donne d'ailleurs à l'occasion du cours de l'instituteur local qui porte sur la langue de l'ancien colon, et en particulier sur le terme de lutte adopté par les femmes qui y reconnaissent la vérité du labeur exigé par les tâches de la vie quotidienne. « A luta contina » est d'ailleurs le titre d'un chapitre dédié par l'historien Amzat Boukari-Yabara aux indépendances en Afrique lusophone dans son ouvrage de référence sur le panafricanisme qui s'intitule Africa Unite ! (éd. La Découverte, 2008). La lutte continue quand l'héritage d'Amilcar Cabral est trahi par le despote João Bernardo Vieira.

 

 

 

La lutte a pour front la sécheresse qui n'est pas seulement le résultat des variations climatiques, mais le legs mortifère des anciens colons. Une magnifique surimpression, autre contrechamp critique aux représentations dominantes (par exemple l'ouverture d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola), unit dans un rêve de Diminga les terres craquelées, les herbes jaunies et le souvenir du napalm déversé sur les forêts. La sécheresse est le symptôme d'une terre malade autant traumatisée que ses habitants. La blessure au pied de Sako succédant à l'enfant tué pour avoir posé le pied sur une mine montre autrement la persistance des blessures qui empêchent de marcher sur une terre nourricière.

 

 

 

La persistance des blessures est aussi celle des sourires et celui de Diminga est un ravissement au-delà toute sensiblerie. Quand elle retrouve Sako, ce sourire est le trésor jamais volé par les anciens maîtres, une beauté qu'ils n'auront jamais réussi à ravager. Ce sourire-là, elle l'a encore quand son rêve est perçu comme prémonitoire par une ancienne du village qui y reconnaît le signe d'un ancien rituel à restaurer. Alors le sourire de Diminga devient une danse collective qui est un autre soulèvement, un sabbat, le dimanche enfin venu dont le sens se dépose dans le prénom de la danseuse. Il se trouve que l'interprète de Diminga, Bia Gomes, est une danseuse professionnelle qui reviendra dans deux autres films de Flora Gomes Po Di Sangui (1996) et la comédie musicale Nha Fala (2002).

 

 

 

Avant le chant des arbres sauvés des bûcherons et celui de la voix retrouvée en dépit des gorges étouffées et des souffles coupés, voici la grande cérémonie de la pluie, aussi belle que Shara (2002) de Naomi Kawase. Le rituel est une danse de joie et de pluie, c'est un reverdissement opérant en tout sens : pour une terre asséchée par le mal profond infligé par la politique coloniale de la terre brûlée ; pour un peuple qui renoue avec ses traditions culturelles rescapées de la colonisation qui représente une éradication, l'autre versant de la politique de la terre brûlée ; pour un cinéma qui taille dans le bois ethnographique des rituels bijagos son propre chemin de fiction.

 

 

 

Quand les enfants s'amusent en dansant sous la pluie qui réveille Diminga et Sako, cette marmaille est comme le nouveau corps d'Amilcar Cabral, l'eau qui tombe moins du ciel qu'elle sort des entrailles de la terre. Le militant assassiné qui a eu une formation d'ingénieur agronome avait bien compris la vérité philosophique de l'impérialisme occidental énoncée par Hegel quand, dans La Raison dans l'histoire, il considérait les peuples africains en dehors de tout progrès historique (Sarkozy hégélien !). Et il savait autant qu'il n'y a pas de résistance populaire et politique qui ne soit pas non plus une résistance culturelle consistant dans la réappropriation d'une histoire dont la sortie est une blessure perpétrée par le colonialisme. La culture indigène retrouvée est un reverdissement de la terre, une transe sorcellaire, une danse d'enfants rafraîchissante.

 

 

 

28 janvier 2022

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