Pour Aletheia
« On conçoit généralement la science-fiction comme la tentative d'imaginer des futurs inimaginables. Mais au fond, son sujet n'est peut-être autre que notre propre présent historique (…) Autrement dit, ce futur utopique s'est révélé n'être que l'avenir d'un moment de ce qui constitue désormais notre passé » (Fredric Jameson, Archéologies du futur II. Penser avec la science-fiction, éd. Max Milo-coll. « L'Inconnu », 2008 [2005 pour la première édition]).
Pourquoi s'intéresser à la science-fiction, sinon pour interroger l'existant à partir de projections imaginaires situées dans un futur plus ou moins proche ? Pourquoi s'y intéresser, sinon pour envisager depuis un futur hypothétique les ferments utopiques ou dystopiques qui appartiennent plus ou moins imperceptiblement à notre présent convulsif ? « En effet, sciences et SF questionnent, toutes deux, le réel. D'un côté, les sciences produisent des modèles et des théories décrivant notre monde et ses phénomènes, construits grâce à des expériences, des observations et des raisonnements abstraits. De l'autre, la SF, à l'origine ''scientifiction'', puise son inspiration dans les sciences. Elle les met en scène et s'intéresse aux conséquences de leurs progrès dans le monde réel. C'est souvent grâce aux œuvres de SF, surtout le cinéma avec ses images spectaculaires, que le public construit ses représentations mentales de la science, même si elles sont parfois erronées » écrivent ainsi Evelyne Hiard et Sophie Lecuyer, commissaires de l'exposition Sciences & Science-fiction accueillie entre le 21 octobre 2010 et le 3 juillet 2011 par la Cité des Sciences et de l'Industrie (in Sciences & Science-fiction, éd. de la Martinière/Universcience éditions, 2010, p. 15).
Le cinéma, un art qui est par ailleurs comme l'a proverbialement rappelé André Malraux une industrie, et qui requiert en conséquence des moyens techniques (en termes de production et de de diffusion des films) bien supérieurs à la somme de tous les autres arts qui l'ont historiquement précédé, ne pouvait dès lors pas ne pas proposer aux spectateurs des œuvres marquantes du genre, de Metropolis (1927) de l'allemand Fritz Lang d'après un roman écrit par Thea von Harbou un an auparavant à Solaris (1972) du russe Andreï Tarkovski d'après un roman éponyme écrit en 1961 par Stanislas Lem en passant par 2001 : A Space Odyssey (1968) de l'étasunien Stanley Kubrick d'après un roman écrit en parallèle du tournage par Arthur C. Clarke. Trois films qui ont frappé les esprits à l'époque de leur sortie respective en manifestant une propension démiurgique différemment déclinée : aux ambiguïtés idéologiques du premier film (précédé par le soviétique Aelita réalisé en 1924 par Yakov Protazanov d'après un roman d'anticipation écrit par Alexis Nikolaïevitch Tolstoï en 1922), se sont substituées les ambitions anthropologiques et métaphysiques des films suivants (l'immense zoom arrière de Solaris se voulant par ailleurs une réponse polémique au gigantesque travelling-avant du film de Stanley Kubrick). Trois films qui auront largement assis aux yeux des producteurs comme du public la science-fiction comme genre cinématographique de premier plan (la SF), et qui représentent depuis d'incontournables bornes pour les imaginaires collectifs désireux de se coltiner avec les formes possibles d'un avenir qui commencerait hypothétiquement aujourd'hui.
Depuis plus de cinq décennies maintenant, et avec des niveaux de réussite artistique parfaitement inégaux, les films de SF se sont succédé, explorant avec suivisme ou inventivité les grandes thématiques du genre telles qu'elles ont été distinguées et présentées par l'exposition Sciences & Science-fiction : de l'espace-temps (dominé par les voyages intersidéraux, les vaisseaux spatiaux mais aussi par la question du voyage dans le temps dont le chef-d'œuvre cinématographique demeurerait toujours La Jetée de Chris Marker en 1962) à la question des machines (des robots au cyberespace) en passant par les nouvelles formes sociales (utopies, uchronies, dystopies et autres fins du monde : cf. voir la manière dont Melancholia de Lars von Trier et 4.44 - Last Day On Earth d'Abel Ferrara se coltinent avec déflationnisme la représentation habituellement inflationniste à Hollywood de l'apocalyptique fin du monde) et les nouvelles formes de vie (évidemment les extraterrestres).
L'année 2013 aura été par ailleurs riche – pour ne pas dire saturée – par la stratégie offensive mise en place par Hollywood afin de rentabiliser au maximum ses blockbusters, si lourds en capitaux (et, on l'a vu ici et là, cette politique industrielle et commerciale priorise, à force de sequels et de prequels et de reboots et de remakes et de franchisage sériel à tout crin, le risque zéro et, partant, la peur de la singularité). La plupart de ces films se répartiraient grosso modo en trois grandes catégories : la science-fiction (Star Trek : Into Darkness de J. J. Abrams, After Earth de M. Night Shyamalan et Pacific Rim de Guillermo del Toro), la fantasy (le premier épisode de la trilogie The Hobbit de Peter Jackson d'après J. R. R. Tolkien) et le film de super-héros (issu des écuries Marvel comme Iron Man 3 de Shane Black ou DC Comics à l'instar de Man of Steel de Zack Snyder), ce dernier genre s'amusant parfois à croiser des éléments figuratifs ou thématiques issus des deux catégories précédentes (comme c'est encore le cas avec Man of Steel comme avec le dernier épisode des aventures du dieu scandinave Thor). De ce point de vue, l'inégal Cloud Atlas de Lana et Andy Wachowski (d'après le roman Cartographie des nuages de David Mitchell publié en 2004) représenterait une sorte de synthèse ou de creuset idéal, proposant sous la forme d'un blockbuster indépendant des grands studios une narration transversale à tous les genres (film historique et d'aventures, film policier et comique, film post-apocalyptique et d'anticipation) dont la transversalité même s'identifierait au genre de la science-fiction, celui qui en dernière instance les surdéterminerait et les relèverait tous. Ce dernier film offre ici l'occasion de se poser la question de savoir si la science-fiction est « une exclusivité américaine ».
Michel Chion y répond de la manière suivante, en rappelant d'abord que l'Italie et la Grande-Bretagne disposent respectivement de traditions cinématographiques dévolues au genre quand ce n'est pas le cas pour la France : « Même majoritairement américaine, la science-fiction est de prétention universaliste. Nous sommes libres bien sûr de voir dans tout film américain de science-fiction une métaphore de ''l'Amérique'', comme on dit, mais cela n'empêche pas que les thèmes abordés concernent toute l'espèce humaine » (in Les Films de science-fiction, éd. Cahiers du cinéma, 2008, p. 51). Nous avons précédemment évoqué Star Trek : Into Darkness (une réussite sur tous les plans, narratif, plastique et politique), After Earth (un ratage zébré de quelques réminiscences sublimes), Cloud Atlas (une proposition singulière et bancale), Man of Steel (un divertissement formellement assommant et idéologiquement conservateur), World War Z (un film d'anticipation primaire et réactionnaire) et Pacific Rim (une grosse machine spectaculaire mais pas sans intelligence dans son dispositif d'identification spectatorielle). Plutôt que de recenser quelques autres exemples hollywoodiens moyens (Oblivion de Joseph Kosinski avec Tom Cruise et The Host – Les Âmes vagabondes d'Andrew Niccol, énième remake de Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel en 1956), il serait peut-être plus intéressant de pointer quatre exemples de films de science-fiction, plus ambitieux formellement et politiquement, et réalisés par des cinéastes qui précisément ne sont pas étasuniens : Le Congrès de l'israélien Ari Folman, Elysium du sud-africain Neill Blomkamp, Gravity du mexicain Alfonso Cuaron et Snowpiercer – Le Transperceneige du sud-coréen Bong Joon-ho.
Si les trois derniers longs-métrages s'inscrivent dans une économie de production hollywoodienne, ces quatre films proposent avec un inégal bonheur cinématographique de revisiter le genre de la SF tout en indexant cette revisitation sur une réflexion concernant le devenir des images (Le Congrès), le constat du renforcement de la conflictualité sociale dans les rapports de classes (Elysium et Snowpiercer) ou bien encore proposant une expérience de simulation technique se voulant la plus réaliste possible en regard de l'existant scientifique (Gravity). Toutes choses qui, des contradictions de la rationalité technique au matérialisme des rapports sociaux en passant par les formes scientifiques du pouvoir, autorisent in fine de distinguer le progressisme de la SF de la fantasy, genre qui concurrence actuellement toujours plus le précédent (et c'est encore plus flagrant en littérature) en lui préférant les thématiques plus conservatrices (pour ne pas dire réactionnaires) de la communauté villageoise et de l'irrationnelle magie dans son utilisation éthique pour faire le bien ou le mal (cf. Fredric Jameson, Archéologies du futur I. Le désir nommé utopie, éd. Max Milo-coll. « L'Inconnu », 2007 [2005 pour la première édition], p. 117-119).
L'analyse successive des films d'Ari Folman et de Neill Blomkamp, d'Alfonso Cuaron et de Bong Joon-ho permettra en tous les cas de rendre compte d'un genre paradigmatique en ceci qu'il est continuellement traversé de contradictions productives entre des éléments qui appartiennent à son contexte idéologique d'expression et d'autres qui manifestent un désir de rupture politique avec celui-ci. Au centre d'un carré dont les quatre coins seraient donnés par l'idéologie et la politique d'un côté et par la dystopie et l'utopie de l'autre, crépiteraient les étincelles (feux d'artifice sans lendemain, avertissements d'incendie ou promesses de nouvelles relèves aurorales) d'un présent convulsif dans le miroir rétro-projectif de futurs hypothétiques. Afin que, en regard de notre présent catastrophique, un peu d'avenir nous soit redonné.
Le grand moment de Valse avec Bachir (2008) demeure celui, inoubliable, où la répétition énigmatique de cet étrange et languide bain de minuit éclairé par quelques fusées jaunâtres revenant constamment à la mémoire d’Ari Folman se conclut enfin sur un travelling circulaire dont la boucle retourne tel un anneau de Möbius le régime esthétique de l’image animée qui régnait jusque-là. C’est alors l’irruption bouleversante d’un contrechamp, celui soutenant une image longtemps tenue à distance par les refoulements individuels et collectifs ou psychiques et politiques d’une mémoire jusqu’alors baignée des eaux amniotiques d’un bain de minuit répétitif. Survient donc le terrible partage de minuit, l’imprévisible exposition des images documentaires portant témoignage des larmes des femmes pleurant le massacre de leurs proches par les miliciens phalangistes dans les camps libanais de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila en 1982. S’extraire de ce bain entremêlant l’amniotique et l’amnésique, ce sera par conséquent accoucher de soi-même comme sujet éthique en accouchant personnellement d’une vérité politique trop longtemps refoulée (la connaissance devant s’entendre littéralement ici comme une naissance avec) dont le caractère générique affirme la même empathie pour les victimes des camps nazis (parmi lesquelles les grands-parents de l'auteur) comme pour celles des camps palestiniens (dont il fut le témoin plus ou moins passif).
Autrement dit, non pas l’existence des massacres de Sabra et Chatila elle-même, mais précisément la responsabilité (militaire et donc politique) israélienne dans leur existence incluant par extension celle de l’auteur lui-même qui, alors âgé de 19 ans seulement, était un jeune soldat de Tsahal appelé sur le front de la guerre d’Israël contre le Liban. Ari Folman relevait avec son troisième long-métrage un ambitieux défi en faisant d’une pierre trois coups. C’est que Valse avec Bachir arrive ainsi dans une manière esthétique d’une radicale singularité à valoir comme l’exercice d’auto-psychanalyse articulant la subjectivité individuelle avec le sujet collectif alors représenté par ses amis ou proches appartenant à la même génération et souffrant des mêmes tourments psychiques. Mais Valse avec Bachir est en même temps aussi une enquête documentaire formellement soutenue par les techniques de l’animation afin de rendre manifeste le caractère freudien de « souvenirs-écrans » (cf. « Souvenirs d'enfance et souvenirs-écrans » [1899] in Psychopathologie de la vie quotidienne, éd. Payot, 2004), autrement dit d’images mentales au caractère ambivalent puisqu’elles empêchent d’en voir d’autres tout en menant paradoxalement (mais de manière biaisée ou détournée) à elles.
Mais Valse avec Bachir est en même temps et enfin la mise à l’épreuve de la responsabilité politique de décisions militaires dont le déni institutionnel aura déterminé les psychés tourmentées des soldats israéliens engagés dans la guerre du Liban sans savoir précisément ce qu’ils y faisaient, la déresponsabilisation des uns (les soldats) répondant alors structurellement à l’irresponsabilité des autres (leur hiérarchie). Le plus beau – mais d’une beauté qui terrasse – consistant alors à ce que cet ambitieux dispositif cinématographique agençant le documentaire et l’animation comme il plie la psychanalyse individuelle et générationnelle sur l’analyse sociale et historique accumule suffisamment d’énergie pour recharger en puissance de déflagration émotionnelle et intempestive des images d’archives certes connues mais privées depuis les événements de leur force de témoignage intrinsèque, rangées dans les cartons de l’histoire accomplie, de l’inactualité du passé. Les images animées valant alors pour les images d’archives ce que le bouclier d’Athéna valait pour la méduse Gorgone dans la métaphore proposée par Siegfried Kracauer en conclusion de sa Théorie du film (sous-titré La rédemption matérielle de la réalité, éd. Flammarion, 2010). Avec Kippour (2000) d’Amos Gitai et Z32 (2008) d’Avi Mograbi, Valse avec Bachir participe de l’immense tâche que s’est donnée le plus grand cinéma israélien afin de penser des traumatismes plus ou moins passés (de l’histoire à la conscience collective), de la guerre du Kippour pour Amos Gitai à la guerre du Liban pour Ari Folman en passant par les exactions israéliennes dans les territoires occupés pour Avi Mograbi. Des traumatismes qui pèsent autant sur l’avenir politique du pays qu’ils lèsent l’esprit de leurs auteurs seulement relevé par le recours à un positionnement éthique identifié à l’adoption d’un dispositif cinématographique singulier faisant rimer (comme le défend philosophiquement Jacques Rancière) esthétique et politique.
La sélection en compétition officielle du Festival de Cannes de Valse avec Bachir et l'immense succès public remporté un peu partout dans le monde par le film (qui fut également récompensé par le César ainsi que par le Golden Globe du meilleur film étranger en 2009) furent une excellente nouvelle pour le cinéma (d’animation, documentaire, tout court). Une nouvelle bien plus grande en tous les cas que l’opportuniste Palme d’or attribuée au démonstratif Fahrenheit 9/11 (2004) de Michael Moore pour seule et unique raison de l’anti-bushisme du président du jury d’alors, Quentin Tarantino. La barre était donc haut placée et on imagine aisément les difficultés d’Ari Folman, devenu à son corps défendant le représentant exemplaire d’un genre hybride et méconnu (le documentaire animé) dont l’histoire remonte quand même au Naufrage du Lusitania (1918) de Winsor McCay, mais surtout coincé par une notoriété rabattue sur l’identification exclusive à la médiatisation conflictuelle de la question israélo-palestinienne. On comprendra alors aisément le choix de la ligne de fuite empruntée par un cinéaste qui, avec son nouveau projet lointainement inspiré par le roman Le Congrès de futurologie (1971) de Stanislas Lem (l’auteur de Solaris en 1961 adapté onze ans plus tard par Andreï Tarkovski), lui permettait déjà de renouer avec une passion de jeunesse : la science-fiction.
Le quatrième long-métrage d’Ari Folman était donc plus qu’attendu au tournant et la sélection du Congrès pour faire l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs (alors que le film était attendu pour la sélection officielle du nouveau Festival de Cannes) pouvait légitimement être perçue comme une manière pour les programmateurs de signifier que le nouveau film de l’auteur n’était pas à la hauteur des espérances levées par le film précédent. Pourtant, le film témoigne d’une ambition réelle. La fiction est ambitieuse, celle qui veut donc relier la question de la numérisation industrielle de l’image des acteurs par des studios avides de profiter au maximum de cette dépossession (c’est la première partie du film tournée en prises de vue réelles) à l’institution proto-totalitaire d’une réalité virtuelle chatoyante (littéralement stupéfiante) permettant à ses consommateurs de supporter la déréliction sociale du monde actuel (c’est la seconde partie tournée en images animées). On le voit, cette fiction est soucieuse de partir d’éléments anticipant l’existant (la représentation de créatures virtuelles se substituant numériquement à l’enregistrement analogique de corps réels) afin de se projeter très loin dans un futur dystopique rejouant entre autres le mythe allégorique de la caverne platonicienne. Mais elle l’est tout autant dans sa fabrication matérielle puisque des équipes de techniciens ont été constituées en Allemagne et en Belgique, en France et en Angleterre ou encore en Pologne, sous la houlette du directeur de l’animation Yoni Goodman et du concepteur artistique David Polonsky déjà présents pour la réalisation de Valse avec Bachir.
Et l’on retrouvera dans Le Congrès cette semblable procédure qui avait tant bouleversé dans le film précédent, lorsque les images animées raccordent sur les images en prises de vue réelles d’un monde appauvri peuplé de zombies sociaux qui font la queue pour goûter aux mirages virtuels de drogues leur promettant une « second life ». Pourquoi alors l’émotion n’est-elle pas au rendez-vous ? Pourquoi donc ici la reprise de la torsion d’un nouveau ruban de Möbius ne produit-elle rien ? Certes, l’ambition est partout dans Le Congrès, elle est présente dans la synthèse des divers registres formels de l’image animée, des figures gondolantes en rotoscopie des films des frères Max et Dave Fleischer au monde céleste et totalitaire du Roi et l’oiseau (1980) de Paul Grimault en passant par la confusion du réel et du simulacre de Paprika (2006) de Satoshi Kon héritée de la littérature de Philip K. Dick (une référence pour Stanislas Lem). Et elle est encore présente dans une fiction dont l’horizon allégorique inclut au nom de la critique d’un existant dévolu à la volatilisation numérique de la chair des acteurs un mixte de références prestigieuses combinant les mythes de la caverne et de Faust avec la critique marxienne de la religion comme opium populaire.
Mais l’ambition finit par être l’écran étouffant l’émotion comme elle opacifie la lisibilité d’un récit qui, hésitant trop entre le didactique et le poétique, échoue à rédimer dialectiquement ces deux tendances. C’est qu’il y a, à l’image des créatures du monde du futur toutes issues de l’imaginaire (religieux, artistique, médiatique) mondial, un trop plein de fictions dans le saturé Le Congrès et elles souffrent de ne pas réussir à s'embrancher (on a presque envie de dire partouzer). C’est que sa dénonciation des imaginaires de synthèse comme nouvel opium culturel des peuples victimes d’une misère également symbolique (comme le dirait Bernard Stiegler) vire à un syncrétisme figuratif lourdingue empilant de la fiction sur de la fiction alors que Valse avec Bachir agençait deux niveaux de documentaire (l’enquête et l’archive) à partir de souvenirs-écrans valant comme autant de masques oniriques et fictionnels. Il y en avait pourtant du documentaire au début du film, lorsque Robin Wright interprète une actrice qui s’appelle Robin Wright et dont la carrière irrégulière est un peu aussi celle de l’actrice (qui a d’ailleurs coproduit le film d’Ari Folman).
Et c’était pourtant une grande séquence que celle du scannage du corps de l’actrice dont les émotions (rires, larmes) sont d’abord paralysées par le dispositif technique de capture sous tous les angles de son être avant d’être libérées par son agent (joué par Harvey Keitel) qui lui raconte à partir d’une anecdote biographique rigolote le sens de son travail. Autrement dit exploiter les blessures secrètes des vedettes dont il s’occupe. Mais cette présence documentaire à partir de laquelle se soutiendrait l’anticipation fictionnelle ne résiste plus à une prolifération formelle qui semble fantasmer de projeter des figures à la Betty Boop dans une toile (type Le Jardin des délices) de Jérôme Bosch et dont on ne retiendra surtout qu’un accouplement mêlant l’organique et le végétal. Le passage entre la fiction animée et la fiction en prises de vue réelle est d’autant plus raté qu’il inaugure l’épuisement d’un geste qui ne sait plus comment conclure (la quête finale du fils autiste de l’héroïne ne prenant vraiment, mais alors vraiment pas). Comme était pourtant prometteuse l’idée que la mainmise des industries culturelles sur les images des acteurs afin de se passer de leurs conduites personnelles (passionnelles et irrationnelles) induit la pente proto-totalitaire d’un assujettissement général des consciences à l’opium médiatique et virtuel afin de mieux faire passer la pilule de la réelle désolation sociale, autant symbolique que matérielle.
Et comme était belle l’idée d’une critique implicite de la domination technique actuelle de la « performance
capture » par le biais de la vieille technique rotoscopique qui permet ainsi de sauver le principe de l’image animée à partir du moment où est sauvée aussi la chair réelle des acteurs.
Mais ce ne sont que des idées nourrissant un projet ambitieux qui sacrifie malheureusement son impulsion documentaire au bénéfice d’une imagerie tous azimuts à laquelle est par ailleurs sacrifiée
une partie substantielle du roman de Stanislas Lem consacré aux raisons objectives du chaos social et des affrontements de rues. Il y a alors au final une étrange ironie, vaguement masochiste, à
ce que l’héroïne fictionnelle Robin Wright se fasse dire par son agent puis par le représentant luciférien (interprété par le truculent Danny Huston) du studio Miramount (mélange de Miramax et de
Paramount) que sa carrière hésitante témoigne de choix confus ou imprécis. Et ce pendant que l’actrice réelle Robin Wright joue dans le nouveau film d’Ari Folman qu’elle a de plus coproduit, un
film tout aussi hésitant et au fond moins singulier que boursouflé à force de confusion et d’imprécision. Comment alors ne pas songer, en regard du motif de la vampirisation des stars
par les producteurs faustiens des studios hollywoodiens, au personnage interprété par Gloria Swanson dans Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder et à son prolongement-redoublement
(via la figure de Rita Hayworth) dans Mulholland Drive (2001) de David Lynch ? Le projet était donc mille fois ambitieux (et l’était sûrement trop, dégueulant de fiction) et si
Le Congrès consiste en un ratage intrigant, il n’en demeure pas moins un ratage. Et, plus triste encore, tellement décevant par rapport à l’enthousiasme soulevé par Valse avec
Bachir.
On se dit au démarrage du second long-métrage du cinéaste sud-africain Neill Blomkamp qu'il agence de manière habile et trépidante ses prestigieuses références cinématographiques, balisant un territoire science-fictionnel forcément prometteur. Mieux, l'hybridité caractérisant certaines d'entre elles manifeste l'idée, reconduite depuis District 9 (2009), que la science-fiction demeure un genre privilégié pour proposer l'allégorie politique du désastre contemporain. La violence de la division sociale en classes aux intérêts antagoniques se substituant désormais dans le nouveau long-métrage au clivage racial exposé dans le film précédent entre humains et extraterrestres parqués sur Terre dans des camps de regroupement hérités de la politique ségrégative de l'Apartheid bien connue du réalisateur. Ainsi, la station orbitale qui porte le titre du film (dans la mythologie grecque, Élysée, qui signifie littéralement un lieu frappé par la foudre, désigne cet endroit des Enfers où les héros vertueux goûtent après leur mort au repos mérité) et qui flotte au-dessus de la Terre en accueillant les fractions les plus favorisées d'une population mondiale toujours plus pauvre ressemblerait à un croisement entre les grands roues spatiales et circulaires de 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick et le fameux logo de la marque de voitures de luxe Mercedes. On aurait même envie de reconnaître dans la directrice autoritaire de cet établissement de luxe interprétée par Jodie Foster un avatar de Christine Lagarde, actuelle présidente du FMI.
Plus généralement, la vision verticale des rapports de classes selon laquelle les riches vivent dans des hauteurs raréfiées et écologiquement préservées pendant que les pauvres vivotent tout en bas dans des espaces paradoxaux (tout à la fois saturés du point de vue démographique et désertifiés du point de vue écologique) pourrait vouloir décliner pour aujourd'hui la représentation dialectique alors proposée par Fritz Lang avec Metropolis (1927) partie 1 et partie 2. Celle d'un monde social divisé selon que la minorité dominante des uns s'agrège en se séparant verticalement de la majorité dominée et ségréguée des autres. Les motifs complémentaires de la surpopulation et de la pollution industrielle rendant l'existence humaine invivable sur une planète devenue en 2154 un bidonville mondial sembleraient quant à eux directement provenir de Soylent Green (1973) de Richard Fleischer. La brutalité policière exercée par des androïdes au service d'une société de contrôle quasi-totalitaire serait pour sa part davantage issue de THX 1138 (1971) de George Lucas. Également, l'exosquelette métallique greffé sur le corps contaminé de l'ouvrier Max (Matt Damon) afin de lui prodiguer une force peu commune évoquerait le sort du personnage de flic machinique dans RoboCop (1987) de Paul Verhoeven.
Enfin, les plans larges exposant les vastes espaces géométriques de l'usine comme de la décharge publique paraissent formellement s'inscrire dans la lignée esthétique de l'hyperréalisme photographique d'Andreas Gursky. Le fait d'avoir justement tourné pendant deux semaines dans une décharge gigantesque du Mexique pose que le récit de science-fiction proposé par Elysium repose sur la base bien réelle d'une catastrophe en cours consécutive aux impasses sociales et environnementales d'une politique industrielle mondiale. Et celle-ci consisterait d'une part en l'épuisement des ressources naturelles doublé d'une production illimitée de déchets et d'autre part en la prolétarisation et la paupérisation massives de pans toujours plus nombreux de la population mondiale. On se dit alors qu'avec un réalisateur comme Neill Blomkamp, on tiendrait idéalement l'équivalent pour le champ cinématographique de ce que Mike Davis représente pour le champ de la sociologie urbaine (ou de la géographie radicale exemplifiée par un chercheur comme David Harvey – cf. sur le sujet de la ville, voir notre analyse critique de l'exposition « Circuler – Quand nos mouvements façonnent les villes » proposée entre le 4 avril et le 26 août 2012 par la Cité de l’architecture et du patrimoine dans le Palais de Chaillot). Par exemple lorsque ce dernier, dans son ouvrage intitulé Le Pire des mondes possibles. De l'explosion urbaine au bidonville global (éd. La Découverte, 2006, p. 156), affirme que « pour mortels et dangereux qu'ils soient, les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant » concernant d'ores et déjà aujourd'hui plus d'un milliard d'individus.
Pourtant, il faudra bien déchanter à peine arrivé au bout du premier tiers du film, Neill Blomkamp sacrifiant ses passionnants matériaux au profit servile d'une dynamique pétaradante et butée de blockbuster qui se transforme en brutale lessiveuse de tous les éléments cités précédemment et qui permettaient au départ de souscrire à l'intelligence du projet de son auteur. Le triplement du budget de Elysium (environ 100 millions de dollars) en regard de celui de District 9 (dont les trente millions de départ en avaient rapporté un peu plus de 200) aura de toute évidence pesé sur la décision d'un formatage auquel sacrifier pour des raisons de rentabilité la promesse d'une singularité cinématographique dans le champ de la science-fiction hollywoodienne comptant ces derniers temps davantage d'échecs (After Earth de M. Night Shyamalan, Man of Steel de Zack Snyder pour le film de super-héros frotté de SF et World War Z de Marc Forster pour le film d'anticipation post-apocalyptique) que de réussite (Star Trek : Into Darkness de J. J. Abrams, ce dernier travaillant actuellement à réaliser la prochaine trilogie Star Wars). Ce désenchantement relatif à un film qui échouerait moins à tenir ses promesses initiales qu'il les trahirait avec une inacceptable brutalité se déclinera ainsi sur deux plans, celui de la représentation de la violence et celui de la conclusion scénaristique, soutenant l'exemplaire trajectoire destinale du protagoniste. Matt Damon aura beau exposer la douceur encore juvénile de son visage (aussi rond et paysan que celui du débonnaire Glenn Ford il y a cinquante ans), cette douceur se volatilise dans les nuages de poussière dégagés lors de l'affrontement entre les deux hommes prothétiques du film, d'un côté le gentil Max et de l'autre le méchant à la solde sur Terre de l'autoritaire directrice de la station orbitale, soit le mercenaire Kruger. Shalto Copley qui interprète cette effroyable brute (il interprétait déjà le personnage principal, physiquement plus malingre, de District 9) insiste lourdement pour que l'on ne rate rien d'un accent afrikaner qui renseignerait alors sur les origines historiques (l'Apartheid, noyau traumatique du cinéma pratiqué par Neill Blomkamp) expliquant son comportement néofasciste.
Le problème étant que la brutalité comportementale de ce personnage de gros méchant irrécupérable est largement prolongée par une mise en scène qui indexe les principes du découpage et du tournage comme du montage et du mixage sur un régime sensitif d'une brutalité exercée à l'encontre directe de la sensibilité du spectateur. On se souvient que District 9 se trouvait déjà pris dans une spirale progressive au nom de laquelle le passionnant récit d'une amitié entre un extraterrestre parqué dans un des camps et un homme représentant l'entreprise privée administrant le regroupement des aliens et accidentellement contaminé au point d'en devenir un lui-même s'abolissait dans un shoot'em up digne des jeux vidéo les plus bourrins. Mais avec Elysium, Neill Blomkamp franchit un nouveau cap en identifiant sans écart ni reste la violence du mercenaire et celle de sa mise en scène, la jouissance obscène de l'un devant être partagée par ces autres que sont les spectateurs du film puisqu'elle est formellement affirmée par sa réalisation.
A ce niveau-là, le film est particulièrement déplaisant, et il l'est même trois fois. Parce qu'il brutalise (à l'instar du piteux World War Z de Marc Forster) le spectateur à coup de déflagrations sonores et de bombardements visuels poussant à la crise épileptique. Parce qu'il identifie cette brutalité formelle à la violence comportementale de son personnage épais de mercenaire néofasciste. Et parce que le film autorise également à ce que la jouissance obscène de ce dernier devienne de fait celle d'un spectateur ne cessant dès lors de tomber de Charybde (être victime de la brutalité de la mise en scène) en Scylla (jouir de cette brutalité) et vice-versa. « Plus le méchant est réussi, meilleur est le film » disait Alfred Hitchcock mais on devra admettre devant l'antipathique figure de Kruger que la compacité archétypale n'est vraiment pas un gage de réussite dans l'invention d'un personnage seulement insupportable parce qu'il incarne surtout la part obscène du film autant que du camp spatialement retranché des riches. Quant à sa part angélique et héroïque représentée par le sympathique personnage de Max, elle sert une entreprise collective dont on se dit progressivement qu'elle laisse apparaître derrière l'appât du gain le projet politique d'abolition des privilèges de la minorité des riches.
En effet, la station orbitale Elysium ne cesse de devoir affronter le départ de navettes transportant clandestinement les malades qui voudraient bénéficier d'un matériel médical de pointe qui fait cruellement défaut dans le monde d'en bas, notamment pour l'ancienne amoureuse du héros dont la fille est atteinte de leucémie. La fin du film vérifiera que l'abolition des privilèges des riches en matière de santé par la généralisation de la citoyenneté offerte par la multitude des exclus d'Elysium trahit moins un désir d'abolition politique du principe de classes sociales que la volonté humanitaire d'offrir aux pauvres le soin médical dont ils manquent. Le consensus humanitaire substitué au dissensus politique et c'est Elysium qui finit par ressembler à un horrible clip compassionnel et kitsch, digne d'Oliviero Toscani, pour une ONG distribuant aux pauvres cette aide dont ils ont besoin pour autant qu'ils ne s'envisagent ou ne sont pas autrement envisagés que comme animaux humains strictement souffrants.
L'humanitarisme comme discours apolitique réduisant l'individu à un animal en souffrance dénué de toute possibilité d'une subjectivité passionnée par le générique ou l'universel sanctionne l'édifiante conclusion, avec violons et ralentis de rigueur, d'un film qui aura bel et bien trahi sa promesse d'un règlement politique des rapports de classes antagoniques au fondement de sa description initiale du monde imaginé dans un futur d'anticipation. En ce sens, Elysium est bel et bien un héritier de ce qu'il y a de plus conservateur, voire de plus réactionnaire, dans le finale de Metropolis montrant comme on le sait que le cœur est ce qui permet de faire la paix entre le cerveau et la main. Cette défaite politique au nom de la paix du cœur, autrement dit de la réduction de l'existence politique (bios) en l'apolitique consécration de la vie nue (zôê), d'abord brutalisée par les figures du néofascisme pour être ensuite exposée à la bienveillante charité humanitaire, pourra alors tout à fait se lire en guise de conclusion avec les termes philosophiques d'Alain Badiou : « (…) si on identifie l'Homme à sa pure réalité de vivant, on en vient inévitablement au contraire réel de ce que le principe [l'Homme est tissé de quelques vérités] semble indiquer. Car ce ''vivant'' est en réalité méprisable, et on le méprisera. Qui ne voit que dans les expéditions humanitaires, les ingérences, les débarquements de légionnaires caritatifs, le supposé Sujet universel est scindé ? Du côté des victimes, l'animal hagard qu'on expose sur l'écran. Du côté du bienfaiteur, la conscience et l'impératif » (in L’Éthique. Essai sur la conscience du mal, éd. Nous, 2003, p. 28).
Pour lire les analyses concernant les films Gravity d'Alfonso Cuaron et Snowpiercer de Bong Joon-ho, cliquer ici : Des nouvelles du front cinématographique (101) : La science-fiction et l'avenir du présent (II).
Samedi 30 novembre 2013