Aux stagiaires
« Or, les masses menées à la mort dans les camps d'extermination avaient été rendues anonymes, hommes et femmes des convois dépouillés de leur nom, arrachés à leur histoire sociale et familiale. Depuis sa naissance, c'est exactement le contraire que s'était acharné à faire le cinéma : donner à ses personnages un nom, une subjectivité, une famille, un groupe, un destin, et d'abord à ceux choisis dans la foule immense des inconnus »
(Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, éd. Verdier, 2009, p. 86-87)
« Et que les ''sans-noms'', les Namenlosen – ceux, en réalité, dont ne comptent pour la société ni le nom, ni la parole, ni les gestes, ni même le travail –, aient aussi leurs chroniqueurs, leurs historiens, leurs poètes, leurs portraitistes. Pour que soient rendus visibles, pour que soient exposés leur impouvoir même et leur puissance, malgré tout, à silencieusement transformer le monde »
(Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L'Œil de l'histoire, 4, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2012, p. 257)
Avec le Cinéma du Réel (organisé par la Bibliothèque Publique d'Information depuis 1978) et le Festival international du Documentaire de Marseille (actif depuis 1989), les États Généraux du film documentaire de Lussas en Ardèche (également institués en 1989) représentent l'autre grande manifestation française (au rayonnement international) annuellement consacrée à la défense et la valorisation du cinéma documentaire. Non pas pour attester de l'existence minoritaire d'une niche élitaire dont l'exception devrait être préservée puisqu'elle ne bénéficie que très peu des capitaux qui sont massivement injectés dans l'industrie supposée plus rentable du cinéma de fiction. Mais bel et bien pour vérifier que se jouent dans les films documentaires autant l'art du cinéma en son entier que notre rapport au monde, notre sensibilité commune ne cessant d'être malmenée par la spectaculaire offensive des industries culturelles et médiatiques.
La spécificité des États Généraux consiste alors en ce qu'elle est, à la différence du Réel et du FID, une manifestation non compétitive structurée à partir de trois lignes programmatiques : les séminaires et les ateliers proposant les développements théoriques et philosophiques en rapport avec les films projetés et prolongeant la réflexion que ceux-ci appellent ; les rencontres professionnelles permettant aux acteurs du cinéma documentaire d'échanger autour des questions de création mais aussi des questions plus économiques de production et de diffusion des films documentaires ; enfin des programmations « Films » explorant des œuvres, des trajectoires ou des cinématographies en fonction de sélections thématiques privilégiées (Histoire de doc avec la Belgique mise à l'honneur cette année, Route du doc consacrée l'Allemagne, Expériences du regard ou encore Fragments d'une œuvre).
Sans compter les séances spéciales, les projections en plein air, la Nuit de la radio organisée par la SCAM, l'INA et Radio-France et les journées SACEM et SCAM qui participent à rendre ces états généraux incontournables tout en dynamisant Lussas et ses environs. Si la formule même d'état généraux induit l'idée, historiquement exemplifiée depuis 1789 (et les États Généraux ont quand même été institués l'année du bicentenaire de la Révolution française), d'une crise comme de son règlement possiblement révolutionnaire, il faudrait alors comprendre de quelle manière les enjeux du cinéma documentaire recouvrent les enjeux du cinéma tout court. Et ce à partir du moment où la notion de crise s'applique, d'une part à l'art du cinéma victime de la saturation spectaculaire des visibilités médiatiques, d'autre part à la sensibilité des spectateurs restaurée par les bons films quand elle est affaiblie par le formatage télévisuel, et enfin aux peuples victimes d'une spoliation inédite au nom de laquelle les États qui les gouvernent liquident les conquis sociaux sous prétexte de rembourser une dette publique dont la responsabilité revient aux acteurs de la financiarisation du capitalisme.
Que peuvent alors les films pour documenter la vie des peuples exposés à diverses menaces économiques et politiques, sinon en gagnant la confiance des sujets filmés qui offrent en retour à celles et ceux qui les filment cette puissance faible mais réelle défiant tout misérabilisme ? Que peuvent, en regard de ces singularités diminuées mais persévérantes, les films documentaires, sinon leur rendre justice en exposant leur exigence de dignité ou leur requête de respect ? Une réflexion parmi une quinzaine de films présentés cette année à Lussas permettra ainsi de rendre compte de la situation actuelle de cette partie du cinéma ayant à cœur de se consacrer à documenter la vie des peuples, comme des peuples étant en droit d'exiger la qualité documentaire des films qui leur sont consacrés.
La Belgique était cette année à l'honneur de la sélection Histoire de doc des États Généraux du film documentaire de Lussas et elle a pour principe de mettre l'accent sur les œuvres de patrimoine ou les films plus récents ayant fait ou faisant l'histoire du cinéma documentaire pour un pays particulier. Il faudra alors mentionner ici le beau travail des programmateurs (citons Kees Bakker et Serge Meurant s'appuyant sur le fonds d'archives Henri-Storck) qui ont proposé plusieurs séries de projection rendant grâce ou justice à une cinématographie riche et passionnante, éclectique et inventive, mais trop souvent peu connue ou mal fréquentée par un grand nombre de spectateurs français (qui auront alors toujours le loisir de se rattraper au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris). On aura même tout intérêt à être attentif à une tradition, ô combien plus affirmée en Belgique (et plus précisément en Wallonie) qu'en France, assurant la cohésion esthétique des films programmés et selon laquelle (pour nous inspirer de la fameuse distinction pasolinienne) le cinéma de prose (socialement engagé et militant) et le cinéma de poésie (attentif à l'étrangeté épiphanique du réel) peuvent sans souci se conjuguer.
Alors qu'une vieille idée hélas encore persistante considère qu'il faut dans le domaine de la création cinématographique choisir entre l'art et politique, de remarquables films belges d'avant-hier (les années 1920-1930), d'hier (les années 1950-1960) et d'aujourd'hui (les années 1980 et celles qui ont suivi) prouvent sans coup férir qu'il est tout à fait possible de gagner sur les deux tableaux de l'art et de la politique à partir du moment où l'un des deux termes n'est pas servilement sacrifié au seul bénéfice de l'autre. Il y aurait dès lors tout lieu d'évoquer à la vue des films réalisés par Henri Storck et Charles Dekeukeleire, Luc de Heusch et Edmond Bernhard, Paul Meyer et Frans Buyens, Thierry Michel et Jean-Claude Riga en passant bien sûr par les frères Luc et Jean-Pierre Dardenne une esthétique de la composition moins dialectique que dialogique au nom de laquelle le bruissement des choses du monde offre la possibilité d'un dialogue égalitaire entre leur présentation poétique et leur représentation politique.
Henri Storck demeure l'un des noms historiques de cette vision dialogique du cinéma documentaire pratiqué en Belgique, lui qui a réussi au mitan des années 1920-1930 à passer du cinéma d'art et d'avant-garde au cinéma militant et engagé sans rien perdre avec ce passage de son sens esthétique de la captation poétique de fragments de réel. Loin de considérer que la poésie soit l'ennemie du constat objectivant le caractère scandaleux des rapports déterminant la pauvreté de certaines formes de vie sociales, Henri Storck aura travaillé au contraire à ne pas céder sur la passion esthétique du réel fragmentaire comme épiphanie nébuleuse afin de ne pas réduire le cinéma à un strict outil de propagande politique. Autant les esprits des spectateurs doivent découvrir les violences ordinairement déniées ou refoulées du monde social, autant leurs yeux doivent expérimenter cette découverte sur le mode d'un renouvellement ou d'une intensification de leurs capacités perceptives. Mieux, et comme le dirait Jacques Rancière, la politique est l'autre nom de l'esthétique quand elle se comprend comme trouble et dérangement dans l'agencement ordinaire (« policier » préciserait le philosophe) des parts du sensible.
De ce point de vue-là, la projection successive (et d'ailleurs bien involontaire de la part des programmateurs !) de Ostende, reine des plages (1930) et Images d'Ostende (1929) est exemplaire en ceci que les deux films sembleraient au départ représenter l'antithèse l'un de l'autre (une commande publicitaire pour le premier et un film plus personnel combinant l'abstraction et le constat). Or, leur proximité accidentellement établie par la projection expose ce qu'il y a déjà de potentiellement politique et critique dans le premier des deux films qui semblerait au départ se suffire de la seule présentation publicitaire des activités de divertissement offertes aux bourgeois d'Ostende. Sauf que la frénésie des vacanciers investis dans une (micro)société de l'amusement généralisé débouche, grâce aux effets de montage obtenus par Luc de Heusch (décédé en août 2012, il fut le président du fonds Henri-Storck) à partir du matériel tourné par Henri Storck, sur un sens imparable du grotesque digne de James Ensor mais peut-être pas vraiment perçu à ce point comme tel au tournage par celui qui certes connaissait le peintre des carnavals mais qui était aussi le « cinégraphiste » officiel de la cité flamande.
Comment alors ne pas rapprocher ce film de celui tourné un an auparavant par Jean Vigo avec la complicité du chef opérateur Boris Kaufman (le frère de Dziga Vertov) et qui, intitulé A propos de Nice (1929), épingle les inégalités sociales camouflées derrière la vitrine urbaine de la cité niçoise ? L'invention par Jean Vigo d'un « point de vue documenté » va suffisamment intéresser Henri Storck pour qu'il s'y retrouve, et ce d'autant plus qu'il rencontre ce dernier ainsi que Joris Ivens à l'occasion du Deuxième congrès international du cinéma indépendant qui a lieu au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles au début des années 1930, chacun des trois cinéastes ayant alors réalisé un essai documentaire sur une ville d'eau (Nice pour Jean Vigo, Ostende pour Henri Storck et Rotterdam pour Joris Ivens). Avant de se retrouver ultérieurement pour d'essentielles aventures cinématographiques (Zéro de conduite de Jean Vigo en 1933 pour lequel Henri Storck fait office d'assistant et d'acteur de second rôle et Misère au Borinage coréalisé avec Joris Ivens également en 1933), Henri Storck a donc réalisé Images d'Ostende, véritable petit chef-d’œuvre de 12 minutes qui ne doit plus rien à la présentation publicitaire de la cité flamande en réussissant à délivrer dans le même mouvement dialogique constat critique et essai poétique.
Structuré de manière sérielle (« Les ports », « Les ancres », « Le Vent », « L'écume », « Les dunes », « La mer »), ce court-métrage impressionne autant quand il rend compte des conséquences écologiques de l'industrie halieutique que quand il expose les diverses formes matérielles (boueuses, sableuses, huileuses, mousseuses, venteuses) déterminant le paysage filmé. Il y aurait même là comme un geste documentaire faisant puissamment dialoguer esthétique « matériologique » (François Dagognet) et exposé matérialiste sensible à la dialectique mortifère de l'exploitation capitaliste des ressources naturelles. On retiendra longtemps ces plans (dont on imagine qu'ils ont fait l'admiration de Joris Ivens) de tourbillonnement sablonneux et d'écume mousseuse qui témoignent poétiquement d'un milieu naturel objectivement happé par la désertification industrielle en cours.
En regard de telles saisissantes épiphanies, peuvent sembler plus artificiels les exercices formalistes de Charles Dekeukekeleire comme Combat de boxe (1927) et Impatience (1928). Il faudra pourtant insister ici sur une autre forme de création cinématographique qui relève moins de l'esthétique dialogique précédemment décrite que d'une philosophie constructiviste mise en valeur entre 1922 et 1929 par le Groupe 7 Arts (auquel participa Charles Dekeukeleire comme participa plus tard à CoBRA Luc de Heusch) alors désireux de retraduire dans le champ du cinéma les pratiques d'artistes comme les peintres Vladimir Kandinsky et Piet Mondrian ou l'architecte et urbaniste Le Corbusier.
La question documentaire de l'enregistrement fragmentaire de morceaux de réalité objective est alors mise de côté au profit d'un geste formel de déconstruction-reconstruction d'objets (un combat de boxe pour le premier film, une femme chevauchant une motocyclette pour le second) qui en conséquence privilégie le montage sur le tournage. Inspiré par l'esthétique constructiviste du « ciné-œil » de Dziga Vertov, Charles Dekeukeleire s'ingénie tantôt à figurer un combat de boxe dont la dynamique résulte strictement des rapports de plans institués au montage, tantôt à saisir l'imperceptible mouvement de la chair d'une motocycliste aux commandes de son véhicule sur une route de campagne. Bien des cinéastes (d'Alain Resnais à Jean-Luc Godard en passant par Martin Scorsese) s'amuseront plus tard à proposer dans une perspective constructiviste des micro-séquences voulant restituer au montage l'essence abstraite – le réel – de mouvements visibles de manière seulement phénoménale au tournage.
Et il y a un certain panache ou une certaine audace à voir dans les deux films de Charles Dekeukeleire le désir de figurer structuralement un combat de boxe idéal-typique (celui dont la généricité les inclurait idéalement tous) ou d'arracher de manière quasi-hypnotique des visions érotiques structuralement liées aux tremblements d'un corps féminin conduisant une moto. Il y a même là comme un machinisme érotique qui, entrecroisant à satiété les fragments répétés du moteur de la bécane, les plans du visage évaporé de la conductrice et les images fantasmatiques de son corps nu aux chairs remuées par le chevauchement de l'engin, pourrait anticiper – pourquoi pas ? – une certaine idée du cinéma pratiqué par David Cronenberg. On ne pourra alors que regretter que Charles Dekeukeleire et son ami poète Paul Werrie soient ensemble pour un temps passés de la poésie constructiviste du combat de boxe à l'imagerie coloniale de Terres brûlées (1934) consacrée à une Afrique moins essentielle qu'essentialisée et dont la vérité imaginaire n'aura été que le produit de la projection fantasmatique de leurs auteurs.
Enfin, on ne pourra pas passer sous silence la découverte des excellents courts-métrages réalisés par le méconnu Edmond Bernhard (Waterloo en 1957 et Dimanche en 1963) qui semblent être travaillés par une volonté d'« estrangement » (Siegfried Kracauer) digne des travaux surréalistes de ses contemporains, les peintres René Magritte et surtout Paul Delvaux. Ainsi, une toile comme Ecce Homo (1949) peinte par Paul Delvaux dans le souvenir des danses macabres du Moyen-Âge résonne, dans le second court-métrage, avec la visite dominicale au muséum d'histoire naturelle avec ses ossements et ses crânes dont on croirait qu'ils aimantent et regardent la caméra. Ainsi, le vérisme des mannequins représentant la scène reconstituée de la défaite napoléonienne de Waterloo en 1815 diffuse dans le premier court-métrage un trouble qui pourrait directement cligner de l’œil avec les trompe-l’œil privilégiés par les tableaux de René Magritte.
Dans les deux films, on verra que la gélification muséale et culturelle de l'histoire (humaine ou animale) est autant moquée dans son caractère de sérieux professoral qu'elle sécrète aussi une atmosphère d'étrangeté mortifère lointainement héritée de la vie inorganique exposée dans les films de l'expressionnisme allemand. La dialectisation du regard distancié (à la fois moqueur et inquiet) s'exerçant sur les petites entreprises culturelles de l'histoire reconstituée et de la paléontologie résumée s'accorde ainsi avec une pente dévolue au désœuvrement gris des touristes peu concentrés ou des promeneurs du dimanche, tous happés par un vide existentiel s'infiltrant tantôt dans ces nombreux plans vides de toute activité, tantôt dans les intervalles d'une musique atonale.
Sur le plan strictement cinématographique, on aime à penser qu'Edmond Bernhard était le contemporain d'un cinéaste autrement plus exposé, Alain Resnais, dont la carrière a été impulsée à partir de la réalisation d'une quinzaine de courts-métrages (et pas des moindres comme on le sait) durant les années 1940-1950, et dont le goût de l'étrange et de l'insolite, particulièrement marqué dans Muriel ou Le temps d'un retour (1963) et Je t'aime, je t'aime (1968), s'explique pour partie par les références picturales à Paul Delvaux (dans le premier film) et à René Magritte (dans le second film, par ailleurs tourné en Belgique flamande). Et puis, comment ne pas citer, parmi sa série de visites à plusieurs peintres durant l'année 1947, sa Visite à Félix Labisse, ce peintre surréaliste qui fut l'ami de Henri Storck et avec qui ce dernier commença à réaliser des films d'art durant la deuxième moitié des années 1920 ?
Si Henri Storck demeure la référence incontournable pour tous les réalisateurs qui ont voulu poursuivre l'exploration des conditions de vie des classes populaires, de Paul Meyer aux frères Dardenne, il l'est évidemment pour Jean-Claude Riga quand il réalise en vidéo Ronde de nuit (1984). La beauté du geste documentaire posant d'emblée le rapprochement poétique entre le travail ouvrier dans un four à charbon et le célèbre tableau éponyme peint entre 1640 et 1642 par le maître hollandais de la technique du clair obscur, Rembrandt. Si la milice des arquebusiers a désormais laissé place au groupe des ouvriers œuvrant parmi les machines de combustion de coke, le clair obscur demeure dans un usage vidéographique dont la palette (des noirs profonds, des poches intenses de lumière) sait reconduire pour l'art du cinéma les techniques en usage dans l'art pictural. Là encore, il ne s'agit pas de faire œuvre de peintre au détriment de la dureté des conditions de travail dans une industrie polluante et dangereuse, mais bien plutôt de rendre manifeste la beauté du travail ouvrier sans rien nier ou dénier de ce que cette beauté peut socialement coûter.
Si « la beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter » (selon Jean-Luc Godard citant Rainer Maria Rilke dans Passion en 1982), alors la beauté de Ronde de nuit s'inscrit au commencement de cette terreur que supporte le collectif ouvrier au travail du charbon comme s'il était captif et soumis à quelque fournaise infernale. Vision dantesque d'enfers industriels prolongée par une bande-son extraordinaire (le mixage faisant du bruit des machines une partition de musique concrète), Ronde de nuit de Jean-Claude Riga peut ainsi aisément triompher des pièges du misérabilisme (dont n'ont nul besoin les ouvriers européens qui lutteront quelques années plus tard contre la fermeture des mines) tout en sachant accueillir des moments plus insolites et poétiques (tel ouvrier avec son chapeau et son foulard ressemblant soudainement à un cow-boy des films de Sergio Leone) qui attestent pleinement de l'héritage intact du geste fondateur, militant et avant-gardiste, d'Henri Storck.
« (…) plus l'oppression est dure et plus la disponibilité à collaborer avec les oppresseurs est répandue parmi les opprimés » écrit Primo Levi dans le fameux chapitre deux (« La zone grise ») de son ultime ouvrage, écrit un an avant son suicide et intitulé Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz (éd. Gallimard-coll. « Arcades », 1989 [1986 pour l'édition originale], p. 43). Et cette terrible disponibilité à la collaboration consécutive à la mise en place brutale des rapports parmi les plus terrifiants d'exploitation, de domination et d'oppression comme les ont historiquement combinés le nazisme est l'un des plus tristes produits de cette « zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves [et qui] accueille en elle ce qui suffit pour confondre notre besoin de jugement » (opus cité, p. 42).
Loin donc de s'abandonner à l'affirmation, comme le fit la réalisatrice Liliana Cavani à l'époque de la sortie de son film polémique Portier de nuit (1974), de l'ambivalence des relations confinant à l'indistinction entre les victimes et leurs bourreaux ou bien de l'interchangeabilité structurale de leur rôle respectif, Primo Levi n'en refuse pas moins d'admettre « qu'au Lager et au-dehors, il existe des personnes grises, ambiguës, prêtes au compromis. La situation d'exception qui est celle du camp tend à en accroître les rangs ; elles ont en propre une part de culpabilité (d'autant plus élevée que leur liberté de choix était plus grande) et, en outre, sont les vecteurs et les instruments de la culpabilité du système » (op. cit., pp. 48-49).
La « zone grise », Primo Levi l'a plus d'une fois côtoyée lors de la déportation dont il fut victime avec 650 prisonniers au camp d'extermination d'Auschwitz le 22 février 1944, puis lorsqu'il fut interné au camp auxiliaire de Monowitz, plus particulièrement dans l'usine de caoutchouc de la Buna appartenant à l'IG Farben. Cette « zone grise » à l'intérieur de laquelle les victimes du nazisme participaient contre leur gré à la destruction de leur propre peuple, Claude Lanzmann l'a magistralement interrogée avec l'immortel Shoah (1985) en demandant notamment à Philip Müller (survivant d'Auschwitz) et Abraham Bomba (survivant du camp de Treblinka) de témoigner devant la caméra des tâches qui leur avaient assigné suite à leur incorporation contrainte parmi les Sonderkommandos, ces « unités spéciales » préposées à l'ultime tour d'écrou donné aux processus de la « solution finale ».
« Avoir conçu et organisé les équipes spéciales a été le crime le plus démoniaque du national-socialisme » affirme à juste titre Primo Levi dans Les Naufragés et les rescapés (ibidem, p. 53) et c'est l'une des plus grandes et des plus bouleversantes qualités du film de Claude Lanzmann que d'avoir poussé ses deux témoins à produire, dans la douleur, la parole aux limites de l'impossibilité même de témoigner rendant compte de l'horreur nazie dont l'une des particularités aura également consisté dans le déplacement sur ses victimes de la culpabilité dont les maîtres devaient normalement être porteurs. Sur la brèche entre la ressaisie subjective des témoins témoignant de l'implication des victimes dans le processus même de leur destruction et l'impossibilité même du témoignage butant, suffoqué, sur le caractère presque impensable, quasiment indicible et peut-être insensé du désastre nazi, Shoah irradie ainsi et à jamais une lumière terrible en regard de laquelle nul au monde depuis ne peut échapper. On sait que, sur les rushs accumulés par le cinéaste entre 1974 et 1981 afin d'obtenir un premier montage de 570 heures (la version française, la plus longue, dure 613 minutes), 220 heures exploitables ont été confiées au musée du Mémorial de l'Holocauste des États-Unis.
En 2011, des archivistes travaillant pour cette institution ont d'ailleurs produit un document de 55 minutes intitulé Shoah : The Unseen Interviews à partir d'un montage d'extraits d'entretiens avec Abraham Bomba, Ruth Elias et Peter Bergson. Mais déjà, depuis Shoah, Claude Lanzmann n'a eu de cesse d'extraire de ses propres archives la matière de nouveaux films attestant du « mal d'archives » (Jacques Derrida) qui est le sien et qui est devenu le nôtre puisque nous n'en aurons jamais fini avec le passé du judéocide nazi qui ne passe pas. Puisque nous n'en aurons jamais fini avec le peuple juif qui manquera toujours à l'Europe depuis 1945 (comme nous n'en aurons jamais fini – le nouveau long-métrage de Rithy Panh, L'Image manquante, également projeté à Lussas en séance spéciale le prouvant à nouveau exemplairement – avec le peuple cambodgien qui manque depuis la défaite des Khmers rouges en 1979).
Ces nouveaux films ont eu pour objet le traitement de questions spécifiques en liaison plus ou moins directe avec des débats publics et n'ayant pu intégrer le montage final de l'opus magnum. Ce sont ainsi les 65 minutes de Un vivant qui passe (1997) à partir d'un entretien avec le délégué de la Croix-Rouge Maurice Rossel qui s'était rendu pendant la guerre dans les camps d'Auschwitz et de Theresienstadt. Ce sont également les 95 minutes de Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001) avec Yehuda Lerner, l'un des acteurs de l'insurrection réussie du camp d'extermination de Sobibor en 1943. Ce sont encore les 49 minutes du Rapport Karski sur la mission confiée par la résistance polonaise à Jan Karski afin d'entrer incognito dans le ghetto de Varsovie en 1943. Et ce sont aujourd'hui les 218 minutes du Dernier des injustes projetées hors compétition lors du dernier Festival de Cannes puis en séance spéciale pour les États généraux de Lussas.
L'« impotentia judicandi », autrement dit cette impuissance du jugement qui avait interpellé Primo Levi en regard de l'expérience des Sonderkommandos (« Je le répète : je crois que personne n'est autorisé à les juger, ni ceux qui ont connu l'expérience des Lager ni, encore moins, les autres », ibid., p. 58), l'a également saisi concernant la personne de Chaïm Rumkoski, chef pourtant vaniteux du conseil juif (ou Judenrat) chapeautant sous la férule nazie l'existence collective dans le ghetto de Lodz jusqu'à sa déportation à Auschwitz en août 1944. « Qui est Rumkowski ? Ce n'est pas un monstre, et ce n'est pas non plus un homme ordinaire, cependant beaucoup, autour de nous, lui ressemblent » (ibid., p. 66). Cette ressemblance attestée par Primo Levi avec celui qui fut surnommé le « roi Chaïm » ou encore le « dictateur du ghetto » semblerait autrement envisageable avec le personnage de Benjamin Murmelstein, Grand-rabbin de Vienne devenu le dernier président du conseil juif du camp-ghetto de Theresienstadt, unique « doyen juif » à avoir échappé à la mort après la seconde guerre mondiale et figure centrale du Dernier des injustes.
Il faut donc recevoir pour partie les films réalisés à partir de rushs non utilisés pour Shoah comme des mises au point concernant les sujets les plus susceptibles de débat, de la persistance dans le temps de l'aveuglement idéologique d'un délégué de la Croix-Rouge (Un vivant qui passe) à la polémique avec le romancier Yannick Haenel concernant la réception par le camp des alliés du témoignage de Jan Karski (Le Rapport Karski) en passant par l'opinion fausse selon laquelle les Juifs déportés se seraient laissés mener passivement à l'abattoir (Sobibor, 16 octobre 1943, 16 heures).
De la même façon, le désir tardif d'exhumer les images non utilisées dans Shoah de Benjamin Murmelstein filmé chez lui à Rome en 1975 prend sa source dans la volonté de nuancer le terrible portrait à charge concernant les Judenräte dressé par Hannah Arendt lors de son fameux Eichmann à Jérusalem (1963), recueil de ses articles pour le New Yorker durant le procès de l'ancien officier S.S. qui s'est tenu en Israël entre 1961 et 1962. La philosophe n'écrivait-elle pas au sujet des conseils juifs que « cette participation de responsables juifs à l'extermination de leur propre peuple, est, sans doute, le plus sombre chapitre de cette histoire sombre » (éd. Gallimard-coll. « folio histoire », 1991, p. 194) ? N'affirmait-elle pas encore que « si les Juifs n'avaient pas participé au travail de la police et de l'administration, le chaos aurait régné » (op. cit., p. 193) et aurait ainsi évité la mise en place de la coopération bureaucratique des victimes à leur propre destruction ?
On se souvient que Claude Lanzmann se mettait en scène dans Shoah comme la figure socratique pratiquant les exercices maïeutiques nécessaires à l'accouchement des paroles hétérogènes des témoins (tel le résistant Jan Karski), des victimes (tel le déporté Rudolf Vrba) et des exécuteurs (tel le S.S. Franz Suchomel) configurant le lieu de l'anéantissement et de l'imprescriptible différend qui s'en est suivi. Il apparaîtrait désormais telle une figure orphique (on connaissait déjà l'orphisme propre au cinéma d'Alain Resnais, auteur de Nuit et brouillard en 1955) allant chercher son témoin dans les enfers de la sévère (chez Hannah Arendt, moindre chez Primo Levi) représentation des conseils juifs et de leur compromission historique avec les autorités nazis.
Il faut ici préciser que Le Dernier des injustes est constitué de deux séries d'images distinctes et c'est d'ailleurs ce qui le différencie des autres films réalisés par Claude Lanzmann depuis Shoah, notamment en ceci que le cinéaste se présente comme jamais auparavant sous la double figure de l'homme de 1975 et de celui de 2012 (et, on le verra, l'homme n'est plus tout à fait le même entre ces deux périodes). En effet, la série des images tournées par William Lubtchansky dans l'appartement romain de Benjamin Murmelstein interrogé par Claude Lanzmann avec son entêtement et sa vigueur habituels est entrecroisée avec les images tournées par Caroline Champetier dans les ruines actuelles de l'ancien camp de Theresienstadt traversées par le cinéaste lui-même.
Ce montage dialectique ménage de part et d'autre des images d'hier et de celles d'aujourd'hui des surprises valant parfois pour des événements pour qui s'intéresse à la vision cinématographique défendue par Claude Lanzmann. Ainsi, des extraits du fameux film de propagande tourné en 1944 par l'acteur et réalisateur juif-allemand Kurt Gerron connu sous le titre Le Führer offre une ville aux Juifs et dont il ne reste aujourd'hui que vingt minutes sont montrés. Comme le sont aussi certains des dessins qui, avant d'être enterrés à l'instar des « rouleaux d'Auschwitz », ont rendu compte de l'existence collective au cœur du camp-ghetto. Ce recours à des archives aussi hétérogènes qu'un film de propagande initié par Adolf Eichmann afin d'abuser le monde et des dessins de résistance des victimes représente, de la part de celui qui s'est donné pour but de produire les archives consignant avec la destruction des Juifs d'Europe la disparition des traces du crime, un moment véritablement exceptionnel.
Et il semblerait manifester l'appréciable relâchement de celui qui avait jusque-là l'habitude d'identifier la radicale singularité de son geste avec l'institution sévère, voire dogmatique (« mosaïque » comme l'a qualifié l'un des disciples, Gérard Wajcman – cf. « Saint-Paul Godard contre Moïse Lanzmann ? » in Le Monde, 03 décembre 1998) d'une orthodoxie dans le domaine des images cinématographiques de l'extermination des Juifs. Ce sont encore tous ces plans proprement extraordinaires qui montrent Claude Lanzmann en son actuelle vieillesse (l'homme est âgé de 87 ans) et dont la vieillesse appelle moins le temps de l'apaisement qu'elle est le gage, qu'elle est l'engagement fait corps de la persévérance d'un combat interminable incarné dans un corps qui résiste, seul.
Qui résiste, seul, en luttant pour ne pas céder sur un seul mot des phrases écrites sur ses feuillets, quand bien même passent à côté de lui les trains à une vitesse d'enfer dans la gare de Terezin en République tchèque.
Qui résiste, seul, en se tapotant avec sa main droite le haut de sa cuisse afin de soutenir rythmiquement la scansion des paroles proférées assignant aux ruines le sens de l'horreur qu'elles voudraient faire oublier.
Qui résiste, seul, en oubliant ses feuillets tout en continuant à réciter son texte sans faillir et qui marche de long en large dans l'ancienne cour d'exécution du camp-ghetto ruiné en passant et repassant par un petit pont de bois qui pourrait ressembler à celui, rêvé par les surréalistes (parmi eux Robert Desnos, mort en juin 1945 à Theresienstadt), de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau selon lequel « passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ».
Cette résistance dans la solitude de la vieillesse ne peut pas ne pas entrer en résonance avec celle de Benjamin Murmelstein lui-même dans les images tournées en 1975 dans le cadre de la préparation de Shoah (mais, à cette époque, deux personnes occupaient le cadre et cette différence n'est pas anodine). L'homme est également combatif, luttant contre les arguments de son contradicteur (et Claude Lanzmann n'est pas le moindre, excellant dans un registre où seul l'a précédé Marcel Ophuls avec Le Chagrin et la pitié en 1969). Ainsi, l'évocation des 121.000 Juifs qu'il aurait réussi à faire émigrer durant les sept années où il administra entre autres le bureau émigration du Consistoire israélite de Vienne l'autoriserait à croire en la nécessité stratégique de son travail administratif au sein du conseil juif et auprès d'Adolf Eichmann.
Ainsi, son soutien apporté au projet de réalisation d'un film de propagande nazi afin de substituer à la réalité du camp de transit avant Auschwitz la fiction d'un ghetto-modèle auto-administré en musique par les Juifs se comprendrait là encore stratégiquement comme seul moyen existant d'user de toutes les formes de visibilité – y compris les pires – afin de rendre selon lui impossible la destruction d'un camp-ghetto rendu public. Alors même que Theresienstadt, autant un camp-ghetto qu'un camp de concentration et de transit, devait sous l'impulsion du chef des S.S. Reinhard Heydrich servir à partir de novembre 1941 de façade à l'extermination.
Concernant ce bout brûlant d'archives et les symptômes qui en font tressaillir la stricte logique propagandaire, il faudra impérativement se reporter sur les incontournables analyses de Sylvie Lindeperg présente avec Jean-Louis Comolli pour le second séminaire de Lussas intitulé « La Voie des images », notamment son article « Theresienstadt : le chant des fantômes et l'art de contrebande » (in Théâtres de la mémoire. Mouvement des images, éd. Presses Sorbonne nouvelle-coll. « Théorème », n°14, 2011, pp. 35-43) qui est devenu le chapitre trois de son dernier ouvrage en date, La Voie des images (éd. Verdier, 2012).
Benjamin Murmelstein se fait même ironiste quand il s'en prend à Gershom Scholem qui aurait défendu l'idée de le pendre alors qu'il s'est opposé à la pendaison d'Adolf Eichmann, le premier disant du second que, s'il est un intellectuel aussi grand que Freud, il s'est pourtant autant trompé sur son compte que l'inventeur de la psychanalyse sur Moïse. Il échoue en revanche à contester au nom de son expérience personnelle de l'officier S.S. la conception arendtienne de la « banalité du mal » exposée dans Eichmann à Jérusalem consistant moins en la banalisation de la figure du bourreau qu'elle se veut l'actualisation de la thèse kantienne développée dans La Religion dans les limites de la simple raison (1793) selon laquelle il faut savoir distinguer le « mal pathologique » ou « diabolique » comme produit empirique d'une crise de folie du « Mal radical » comme principe de commandement spirituel ou éthique.
Si le chef du conseil juif de Theresienstadt a été mis en face de l'antisémitisme d'Adolf Eichmann, la croyance de ce dernier dans son mandat de fonctionnaire représentant l'ordre bureaucratique nazi est ce qui détermine du point de vue de la philosophe cette « banalité du mal » qu'ont identiquement refusé de comprendre Benjamin Murmelstein ainsi que Gershom Scholem. Le dernier « doyen juif » n'a pourtant pas été invité au procès Eichmann et ce serait d'une certaine manière pour Claude Lanzmann comme lui offrir la chance d'une explication qui aurait peut-être pu rédimer l'infamie d'avoir été compromis par cette « zone grise » décrite par Primo Levi. Cette infamie qui donne son sens au titre du film puisque Benjamin Murmelstein, s'inspirant ironiquement du roman d'André Schwarz-Bart Le Dernier des justes (1959), se qualifiait lui-même de « dernier des injustes ».
Quant au dernier plan du film montrant le cinéaste accepter l'amitié d'un homme en lui soutenant l'épaule, les deux hommes s'éloignant de la caméra comme dans une vieille bobine de Charlie Chaplin, il est tout simplement bouleversant. Et notamment en ceci qu'il s'est moins agi pour l'auteur de se montrer convaincu par les arguments de son témoin qu'il a préféré affirmer la nécessité d'un cadre à l'intérieur duquel, malgré les différends et les contradictions, malgré la « zone grise » résultant du déplacement de la culpabilité des maîtres sur les victimes et de leur incorporation dans le processus de leur propre destruction, deux hommes peuvent occuper le même espace d'une amitié possible. Cette volonté orphique de relève et de rétablissement, mieux de réintégration dans l'humanité de ceux qui veulent encore parler au sujet de ce qui fut longtemps impensable et indicible est bouleversante, incontestablement. Et il faut aussi admettre qu'elle l'est peut-être davantage quand elle met en jeu, dans les images dialectiques de 1975, la dispute passionnée de deux personnages qui savent parier pour l'amitié au lieu même de la « zone grise » qui a irrémédiablement brouillé les lignes morales, que quand elle s'énonce avec les images solitaires d'aujourd'hui, via le corps certes toujours plus âgé et certes toujours pareillement résistant, obstiné et persévérant, de celui qui se présente aussi comme le seul et l'unique à encore pouvoir énoncer la Shoah.
« On n'expose les peuples qu'à montrer ensemble le peuple qui manque – c'est le motif qui (…) domine dans l'ouvrage de Gilles Deleuze quand il parle du cinéma politique de Resnais et des Straub en tant qu'ils nous montrent ''comment le peuple, c'est ce qui manque, c'est ce qui n'est pas là'' [in Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 281] – le geste qui survit et la communauté qui vient » écrit Georges Didi-Huberman dans Peuples exposés, peuples figurants (éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2012, p. 228). Ainsi, le « peuple qui manque » des six millions de Juifs exterminés par les nazis dont l'absence s'expose le plus terriblement dans Shoah se montre et se prolonge encore avec Le Dernier des injustes dans le geste de la main droite de Claude Lanzmann scandant le rythme de la parole proférée dans les images tournées en 2012 afin d'énoncer, sur les lieux silencieux du crime, les sentences jugeant du crime lui-même. Pendant que les images tournées en 1975 se concluent de manière chaplinienne par la possibilité d'une amitié – les prémisses d'une « communauté à venir » – arrachée à cette « zone grise » ayant voué certains responsables juifs à l'infâme collaboration avec les nazis.
Si certains films, à l'exemple de ceux de Claude Lanzmann comme aussi de Rithy Panh, peuvent exposer le désert du peuple en tant qu'il manque et dont l'absence creuse l'image de l'effacement des traces du crime génocidaire avec celle de la résistance des paroles suppléantes, d'autres sont travaillés par « l'exposition sans fin des peuples, entre la menace de disparaître et la vitale nécessité de paraître malgré tout » (Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 231). Le premier séminaire proposé par les États généraux du film documentaire de Lussas, « Le Peuple à l'écran ? », aura décliné cette interminable exposition de peuples doublement menacés de surexposition (quant au piège médiatique des visibilités faisant écran à leur réalité) et de sous-exposition (quant au risque politique qu'ils disparaissent).
Selon, d'une part, que les peuples seraient toujours les figures d'une division structurale (d'une « amphibologie » dirait Giorgio Agamben) entre ceux qui croient en leur capacité de se présenter devant la domination et ceux qui croient que la capacité à l'énonciation et la représentation ne leur appartient pas du fait même des rapports institués par cette domination (« Représenter le peuple » par Emmanuel Alloa).
Selon, d'autre part, que les peuples porteraient dans leur « déclaration d'impouvoir » la revendication à la digne et sensible représentation d'eux-mêmes au nom de laquelle l'émotion se comprend comme une « com-motion » puisque, comme le rappelait Gilles Deleuze, « l'émotion ne dit pas je » (« Porter Plainte » par Georges Didi-Huberman).
Selon, enfin, que le Peuple majuscule serait introuvable sauf dans les corps réellement singuliers, particuliers et uniques – littéralement « idiots » comme le rappelle Clément Rosset dans son ouvrage intitulé Le Réel. Traité de l'idiotie (éd. Minuit-coll. « Critique », 1978) – de ceux qui, peuplant les zones désertifiées d'une ban-lieue de l'humanité affaiblie et dégradée, soutiennent dans l'innocence et la lucidité comme dans le dénuement et la folie la puissance zonarde des images qui savent frayer, éloignées de toute identification policière, dans l'indétermination du possible (« Filmer le peuple : affaire de zonards et d'idiots ? » par Marie-José Mondzain).
On peut reformuler autrement cette question en posant que la « requête de dignité » des peuples (pour reprendre une belle formule de Jean-Louis Comolli in Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, éd. Verdier, 2012, p. 23) oblige à distinguer l'industrie spectaculaire et médiatique imprégnée par une fondamentale défiance à l'égard des figures du populaire et la petite économie des films ayant à cœur d'exposer la confiance nécessaire dans la validité de leur représentation. Cette confiance, dont on sait à quel point elle nouait la relation esthétique que Pier Paolo Pasolini (la grande référence partagée par les trois philosophes durant le séminaire) avait par exemple établie avec les figures idiotes et zonardes du sous-prolétariat des banlieues romaines, est proprement extraordinaire dans le cinéma de Wang Bing.
Et c'est bien elle qui permettait à la vieille femme de Fengming, chronique d'une femme chinoise (2007) de nouer dans un récit de trois heures pliant le jour sur son crépuscule afin de le déplier sur son aurore, la subjectivité fidèle au communisme de la militante et la trahison obscure du maoïsme comme nouvelle impasse historique du communisme étatisé. Et c'est encore cette confiance qui autorise le plus grand cinéaste chinois en activité avec Jia Zhang-ke aujourd'hui à pouvoir, d'après la lecture que fait Georges Didi-Huberman de L'Homme sans nom (2009), filmer « l'expérience de la pauvreté » comme « pauvreté transformée en expérience », la « souveraineté du pauvre » n'induisant pas pour autant d'identifier comme pure « vie nue » (telle qu'elle a été conceptualisée par Giorgio Agamben et telle que Jerzy Skolimowski l'a exposée dans toute son actualité dans Essential Killing en 2010) « l'organisation d'une vie singulière dans les conditions d'un dénuement où il s'agit de trouver malgré tout les possibilités – les ressources – d'une véritable économie quotidienne » (« Épilogue de l’homme sans nom » in Peuples exposés..., op. cit., pp. 243-244).
Sans atteindre au radical portrait cinématographique de l'idiot mutique qui, en zonant dans les marges sociales d'une Chine lointaine, finit par apparaître comme pure singularité faisant ainsi exception aux représentations massivement idéologiques produites par l’État chinois, Les Trois sœurs du Yunnan (qui fut montré à la Mostra de Venise l'année dernière) renoue pendant 150 minutes avec le motif du dénuement affronté cette fois-ci par une jeune fille âgée de dix ans, Ying, élevée avec ses deux sœurs cadettes, Zhen qui a six ans et Fen qui en a quatre, par son oncle et sa tante depuis que leur mère a abandonné le foyer familial et que le père est parti travailler dans la grande ville. Les longs plans-séquences, filmés à hauteur d'enfant et sans jamais transgresser une distance minimale de filmage entre le cinéaste et les sujets filmés, permettent de rendre compte (et même de restituer à la sensibilité et à l'empathie du spectateur) du rythme de vie d'enfants vivant dans une communauté paysanne éloignée des grands axes de la politique industrielle et volontariste de l’État chinois (comme on peut encore s'en rendre en compte avec le documentaire de Du Haibin intitulé 14 28 en 2010).
Les plans durent suffisamment pour témoigner autant de l'air vif soufflé depuis les hauteurs himalayennes et s'infiltrant aux rouges extrémités des corps que d'un paysage aride et accidenté renforçant la dureté d'une existence rurale soumise à des conditions matérielles particulièrement précaires (toutes choses qui pourraient par exemple être ramassées par l'image des bottes ou des chaussures déchirées entraînant pour les filles des blessures au pied). Mais ces plans durent suffisamment aussi pour neutraliser toute pente dévolue à la complainte misérabiliste au bénéfice des forces de vie, maigres mais réellement concentrées dans la figure persévérante de la sœur aînée qui peut tout à la fois s'occuper de ses cadettes et participer à la multiplicité des travaux journaliers (s'occuper des cochons, faire sortir les chèvres et les moutons, récupérer des crottes, récolter des choux, laver des pommes de terre) tout en ne lâchant rien sur son désir d'aller à l'école.
Il y a même une ténacité qui serait passée de la fillette au cinéaste préférant la suivre plutôt que la devancer afin de subordonner le rythme de filmage sur le sien propre, ce dernier devant parfois s'accrocher quand cette dernière décide abruptement de se faufiler sur un chemin de montagne escarpé. On comprend du coup pourquoi Wang Bing travaille sans preneur de son, préférant utiliser des caméras numériques ayant intégré la fonction de prise de son, tant le « rendu sensible » (Georges Didi-Huberman) de cette « vie matérielle » (Marguerite Duras) s'inscrit matériellement dans les difficultés pratiques d'un environnement guère favorable à la représentation cinématographique.
Et c'est comme un étrange circuit conjoignant l'humain et l'animal qui semble s'être établi durant le tournage de Trois sœurs du Yunnan selon lequel les animaux emmenés par Ying d'une part et le cinéaste suivant celle-ci d'autre part constitueraient une sorte de micro-cosmos au centre duquel rayonne la jeune fille et dont la circulaire périphérie vérifierait alors ce qu'il y a d'animalité dans la conduite cinématographique même de Wang Bing suivant selon son instinct propre celle qui a la charge familiale et l'intelligence pratique de conduire les animaux de la ferme. La présence animale en la coexistence de ses multiplicités est d'ailleurs saisie ici dans un double régime de maîtrise (les gestes ruraux témoignant de la domestication des animaux, cochons, moutons, chèvres, chiens) et de menace (l'irruption et le désordre animal ne cessant de fragiliser le pouvoir humain) attestant de la difficulté à ne pas se suffire de l'animal humain que nous sommes pourtant aux côtés de Ying. Il faudra en conséquence tous ces moments de suspension et de passivité au cours desquels s'affirment ce que Maurice Blanchot ou Roland Barthes ont qualifié de « neutre » et qui rejoindrait peut-être ce que Jacques Rancière conceptualise comme « image pensive » (in Le Spectateur émancipé, éd. La Fabrique, 2008, pp. 115-143).
Il faut encore tous ces moments où Ying joue avec ses deux sœurs, regarde la télévision et trouve le temps de faire dans un coin de la maison cabossée ses devoirs pour qu'elle s'affirme autrement que comme force de travail, porteuse de fardeau et mère de substitution. Et ces moments, aussi nombreux que les séquences dignes de Hésiode la montrant prise par les obligations des travaux et des jours, manifestent avec son refus de nouer quelque rapport de connivence avec le cinéaste la filmant (sinon par quelques regards-caméra vérifiant que le cinéaste tient bon son rythme à elle) qu'elle n'est pas toujours identique à l'image stable que l'on souhaiterait avoir d'elle. Et même qu'elle dispose d'une puissance de pensée et de vie qui lui est propre et dont la réserve, préservée par la distance de filmage, interdit de se livrer comme de la pénétrer. Mais Les Trois sœurs du Yunnan ne se satisfait pas de répéter le geste consacrant en tableaux vivants, clairs et obscurs à la fois, consacrés aux diverses formes de la persévérance de l'être humain qui, d'après Georges Didi-Huberman, pourrait légitimement s'inscrire dans le registre benjaminien de la « tradition des opprimés » (in Peuples exposés..., op. cit., p. 257).
C'est qu'il y a de la fiction dans le film de Wang Bing, dont on pourrait d'abord croire qu'elle résulte du suspens relatif au retour du père qui se déplace quand ce dernier ne revient que pour emmener avec lui ses deux filles cadettes. Le retour du père induisant pour Ying le retour de celui-ci et de ses deux sœurs sera à nouveau effectif, mais en déplaçant encre une fois les enjeux de ce retour puisque ce dernier revient avec une nouvelle compagne ainsi que la fille de cette dernière. La fiction de la perpétuelle recomposition familiale différant la possibilité de refermer le cercle de la sororité originelle intéresse surtout parce qu'elle met au jour une autre fiction, plus obscure et mystérieuse. C'est qu'il y a un secret constitutif du cercle sororal et il faut le deviner dans le raccord rapprochant dans l'esprit du spectateur le plan des cheveux rasés des cadettes (sous prétexte, croit-on, de poux à éliminer) et celui montrant des enfants du voisinage demandant à Ying où sont passés non pas ses sœurs mais ses frères. C'est que le geste documentaire pratiqué par Wang Bing « se heurte à l'Impossible (impossibilité de remonter le temps, de filmer, de reconstituer, de recourir à des comédiens, impossibilité tout simplement d'accéder aux lieux, aux institutions, aux autorisations), et dessine du coup une cartographie actuelle des états du Visible, des contours du Secret » (Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, op. cit., p. 26).
Le Secret du film Les Trois sœurs du Yunnan, c'est la politique populaire de recomposition familiale passant par-dessus ou à côté ou entre les mailles du volontarisme étatique dont la politique nataliste reste placée sous la condition de l'enfant mâle et unique. Et l'on se dit qu'il y a là comme une folie à ce qu'un homme ayant déjà trois filles noue une relation avec une femme en ayant une autre. L'Impossible selon le film de Wang Bing, dans L'Homme sans nom comme dans Les Trois sœurs du Yunnan, consiste alors à articuler une impossibilité avec une possibilité tout en conjoignant deux transgressions. C'est conjoindre l'impossibilité de filmer au fondement politique de son geste de cinéaste transgressant l'obligation de disposer d'une autorisation de tourner, avec la possibilité de faire un film avec une famille nouée autour d'un secret transgressant le volontarisme des politiques natalistes (ou la « biopolitique » pour parler comme Michel Foucault hier et Giorgio Agamben et Toni Negri aujourd'hui) appliquées par l’État chinois.
Le fait enfin de laisser affleurer à même les plans le Secret sans le déflorer manifeste l'extraordinaire sensibilité d'un cinéaste qui sait devoir rigoureusement s'acquitter de la confiance accordée par les sujets filmés. Et particulièrement Ying, cette enfant qui est déjà une femme et qui, habitant la zone chère à Marie-José Mondzain de l'indifférenciation relative (ici des âges et des rôles), atteste que la zone est autant celle du Secret échappant au contrôle territorial étatique que celle du film qui, en tant que il existe secrètement, y échappe pareillement.
Post-scriptum (après revoyure, 15 avril 2014)
Le geste cinématographique de Wang Bing, tel qu'il est admirablement exemplifié par Les Trois sœurs du Yunnan (2013), pourrait aisément se comprendre en regard de la question de la résistance. Et celle-ci se déclinerait selon trois modalités distinctes : la confiance partagée, la persévérance ou la ténacité et la garde du secret.
D'une part, c'est la confiance sur laquelle adosser la relation de filmage au-delà de tout formalisme contractuel, confiance du sujet filmé à l'endroit du filmeur (le cinéaste chinois est son propre chef opérateur et il travaille sans preneur de son) qui se prolonge structurellement dans la confiance que Wang Bing demande à son spectateur afin de le suivre sur les chemins escarpés de son film recoupant ceux qui sont arpentés par Yingying, l'aînée des trois sœurs habitant un village pauvre de la province du Yunnan. Résister au contractualisme au nom de la confiance (une autorisation de filmer a été dûment signée par le père des petites filles mais sans plus se soucier par la suite du projet) demande aussi de résister à ce que la confiance ne se dégrade pas en connivence et il ne sera en effet jamais question dans la relation de confiance qu'elle se soutienne des sourires, échanges et regards-caméra enjôleurs qui viendraient fallacieusement combler le vide structural différenciant la position du sujet filmé de celle caractérisant le sujet qui filme.
A la différence de ses deux sœurs cadettes plus promptes à faire remarquer par leurs regards la situation de filmage, Yingying alors âgée de dix ans ne jette que quelques regards furtifs à l'adresse du filmeur, mais seulement pour vérifier s'il tient la route en la suivant le long des trajets effectués entre la montagne et la maison. C'est que, d'autre part, la résistance s'expose comme affaire de persévérance appartenant autant à la jeune fille qui est sollicitée comme force de travail devant accomplir de multiples besognes afin de soutenir l'économie familiale, qu'à son refus discret mais obstiné de ne pas céder sur son désir de vouloir aller à l'école malgré tout.
Autant Yingying résiste à maintenir les maigres intervalles grâce auxquels un peu de temps est consacré aux devoirs et à l'idée de poursuivre dans la voie étroite de l'école, autant Wang Bing entraîné dans son sillon produit (avec peine, on l'entend souffler derrière sa caméra et on apprendra qu'il a été victime du mal des montagnes l'ayant empêché de filmer les vingt dernières minutes de son documentaire tourné à plus de 3.200 mètres d'altitude) les rythmes filmiques attestant de la ténacité requise par la travail rural comme de la persévérance à maintenir le cap d'une scolarité fertile en promesses secrètes d'émancipation. Il faut alors que le spectateur, adoptant par la durée des prises, des séquences et du film en son entier (qui dépasse les 150 minutes) les rythmes structurant le temps vécu dans ce coin reculé de la campagne chinoise, apprenne à résister en regard de cette durativité afin de saisir ce qu'il en est d'un désir de scolarité au nom duquel Yingying ne saurait totalement être identifiée à de la pure force de travail.
C'est, enfin, que la résistance est affaire de secret qui, au-delà de la ligne de crête quasi-imperceptible suivie par la jeune fille au travail de l'économie domestique et rurale, vaut plus largement comme forme de résistance en regard des contraintes imposées au nom d'une sévère politique nataliste par l'Etat chinois. Il faut beaucoup de tact à Wang Bing pour toucher au secret sans le révéler, l'exposer comme secret en évitant de le surexposer parce que la surexposition trahirait la discrétion nécessaire à la préservation du secret comme elle trahirait corrélativement la confiance nécessaire à constituer la relation de filmage. Comprendre (plutôt qu'expliquer) sans trahir le secret, l'approcher sans le pénétrer, c'est être attentif à un certain nombre de signes (les cheveux courts pour des filles nombreuses, soit tout ce qui contrevient à la politique de l'enfant unique accordant la primauté aux garçons) permettant de comprendre comment certaines familles issues de ces communautés villageoises résistent à leur manière aux règles de la « biopolitique » de l'État.
Et cette résistance comprise dans le registre du secret est également partagée par un cinéaste dont la pratique cinématographique s'accomplit dans le dos du pouvoir étatique, très loin dans la profondeur de champ, à l'endroit où ses films évitent de devoir en passer par le bureau de la censure. Il faut donc suivre un cinéaste sur ce chemin difficile tout au long duquel il a suivi une jeune fille dans le traçage de la voie d'une singularité d'être, certes faible mais bel et bien réelle, au milieu d'une multiplicité animale tous azimuts (chiens et chats, chèvres et cochons, moutons et chevaux, poules et oies, comme dans un film du cinéaste kazakh Serguey Dvortsevoy) qui semble à chaque fois menacer de l'engloutir et dont elle sait pourtant assurer, au nom d'une mémoire pratique pluri-millénaire, l'ordre domestique (suivre plutôt que conduire, autrement dit agere plutôt que conducere et l'enfance montrée ainsi l'aura également été dans les premiers courts-métrages éducatifs de l'iranien Abbas Kiarostami).
Résistance donc sous l'articulation des régimes de confiance (entre le sujet filmé, le filmeur et les spectateurs), de la persévérance (de Yingying à Wang Bing, spectateur compris) et du secret (celui de la famille de la jeune fille, celui du cinéaste et il faudra aussi la confiance du spectateur pour ne pas les trahir) : résistance dans la confiance, résistance dans la ténacité, résistance dans la garde du secret. La résistance comme pugnacité mais aussi comme persévérance : c'est alors toute la puissance du cinéma de Wang Bing, et l'on croirait entendre, dans le mutisme partagé entre le sujet filmé et le sujet filmant, ces mots concluant L'Innommable (1953) de Samuel Beckett : « (...) dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ».
La confiance nouée dans le cinéma documentaire entre les sujets filmés et les sujets qui les filment se retrouve très exactement dans Sur les braises de Bénédicte Liénard et Mary Jimenez qui – c'est là l'originalité de leur entreprise cinématographique – ont décidé d'inscrire cette confiance mutuelle dans le registre économique du salariat. On retrouve dans ce film tourné sur les rives du fleuve Ucayali au cœur de l'Amazonie péruvienne et consacré à une famille travaillant à la fabrication traditionnelle du charbon de bois la dynamique filmique qui caractérise Les Trois sœurs du Yunnan de Wang Bing selon qu'une première série de plans s'attache à rendre compte du temps nécessaire au travail à faire et à l’œuvre de s'accomplir et selon qu'une seconde s'attarde dans l'entrecroisement de la première à rendre manifeste ces moments propices à la détente et au désœuvrement.
Lors de son intervention ouvrant le séminaire « Le
Peuple à l'écran ? », Emmanuel Alloa a rappelé que le motif (amphibologique) du peuple comme toujours déjà divisé connaissait sa variante marxiste opposant le prolétariat et le sous-prolétariat
(le « lumpenprolétariat » ou le prolétariat décrit de manière méprisante comme en loques ou en haillons), le premier pouvant réaliser la société sans classe à partir de la réappropriation
ouvrière et la socialisation des moyens capitalistes de production pendant que le second, parce qu'il se pense moins comme collectif partageant le destin commun de la révolution communiste que
comme collection d'individus disparates en marge de la loi, est tout à fait disponible pour vendre ses bras à la réaction anticommuniste.
Jacques Rancière a notamment rappelé que la sociologie marxiste selon laquelle les sous-prolétaires auraient historiquement trahi (en 1848 par exemple) la cause ouvrière et communiste au nom d'un individualisme de survie homothétique avec celui prôné par le libéralisme bourgeois ne possède aucune base empirique, trahissant même plus d'une homologie avec l'idéologie de l'ordre républicain. « Le lumpen n'est pas une classe, c'est un mythe : le mythe de la mauvaise histoire qui vient parasiter la bonne » note ainsi Jacques Rancière (in Le Philosophe et ses pauvres, éd. Fayard, 1983, p. 143).
Et il faut alors insister sur l'importance politique du cinéma de Pier Paolo Pasolini comme des films de Wang Bing (mais aussi ceux de Pedro Costa) qui expose la vie matérielle difficile de sous-prolétaires qui, s'ils ne travaillent pas dans l'usine les consacrant comme classe ouvrière porteuse des virtualités révolutionnaires d'une société sans classe, travaillent malgré tout, œuvrent et s'échinent à vivre une existence consistante qui ne se réduirait donc pas à la seule subsistance. Sur les braises s'inscrit ainsi délibérément dans cette voie cinématographique pour laquelle les figures solitaires d'un sous-prolétariat éloigné de toute possibilité d'incorporation dans l'identité ouvrière sont montrées non pas dans l'avilissement de la « vie nue » ou de l'anomie mais dans la dignité toujours précaire d'un travail perpétuellement recommencé produisant des valeurs qui ne sauraient être cantonnées dans les seules questions de la sur-valeur et du partage des bénéfices.
Ces valeurs conjuguent en effet ici le registre économique de l'échange des marchandises, le registre culturel d'un savoir-faire ancestral et le registre symbolique de l'humanité laborieuse et respectable. Et, avec la même intensité selon laquelle Bénédicte Liénard et Mary Jimenez filment les gestes difficiles du travail d'extraction du charbon de bois et de sa vente le long du fleuve Ucayali, les documentaristes filment les moments de suspension et de passivité, autrement dit ces moments dévolus non plus aux gestes de l’œuvre mais à ceux du désœuvrement propices aux « images pensives » conceptualisées par Jacques Rancière. Ce sont ainsi tous ces plans où Nancy regarde au loin en restant sur la réserve implicite de ses pensées, où sa mère qui ne peut plus aller au charbon tant ses pieds brûlés la font souffrir la charrie en se plaignant de ses chiens, et où son fils s'amuse avec son téléphone portable et discute avec ses amis en rêvant de partir pour la capitale, Lima, afin de fuir son destin social de « carbonero ».
Tous plans témoignant, dans le rire et la tension ou la tristesse et l'absence, d'un désœuvrement qui scande ou ponctue le temps requis par l’œuvre, autrement dit par l'ouvrage nécessaire au bon fonctionnement du four à bois. Et, à l'instar des personnages du film de Wang Bing, ceux de Sur les braises arrivent à garder le cap de la dignité en se maintenant sur l'invisible frontière séparant un monde encore vivable d'un autre devenu immonde tant il serait chargé d'immondices. Et tant il pourrait condamner ceux qui vivent parmi eux à se considérer comme des rebuts ou des déchets et ce sont notamment ces crottes dont l'importance symptomatique accuse encore le rapprochement entre les films cités de Wang Bing et Sur les braises. Parce qu'ils existent plus qu'ils ne subsistent en travaillant comme en ne travaillant pas (vita contemplativa aussi importante que la vita activa distinguée par Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne en 1958). Parce qu'ils s'activent autant qu'ils œuvrent (autre distinction arendtienne) en ouvrant un monde par la conservation de la technique indigène et ancestrale de la production du charbon de bois, et parce qu'ils peuplent ce tout petit monde menacé d'inexistence des signes d'un désœuvrement manifestant une pensée libre de vagabonder loin de toute obligation de subsistance.
En regard de l'économie extrêmement précaire de cette famille comme du temps nécessaire à la compréhension des rapports économiques comme des relations familiales formant la configuration du lieu, les documentaristes ont pris l'importante décision de salarier toutes les personnes jouant le jeu du film. Le rapport salarial devant ainsi autoriser autant de contourner le piège humanitariste ou misérabiliste de la charité devant tant de pauvreté que d'offrir les ressources économiques mais aussi symboliques à Nancy afin d'apprendre à maîtriser la feuille de comptes susceptible d'enrayer la spirale de la dette dans laquelle elle se trouve prise. On peut alors se demander quelles conséquences le rapport salarial induit dans la présentation documentaire des personnes et des lieux et c'est évident que le film perd en vivacité e spontanéité ce qu'il gagne en installation et sens de la composition.
La fixité et la frontalité attestant formellement qu'une représentation soutenue par des répétitions se joue devant nos yeux, comme elle se joue aussi sans pour autant avoir rendu nécessaire l'institution d'un rapport salarial dans les films de Pedro Costa tournés dans le quartier lisbonnais de Fontainhas (Dans la chambre de Vanda en 2006 et En avant jeunesse en 2007). On pourra encore se demander quels effets pervers le rapport salarial entraîne sur les rapports économiques entretenus par Nancy et l'environnement formé de ses clients ou ses créanciers et la tractation au cours de laquelle un homme monnaie les soins qu'il lui apporte au nom de leur amitié ne semble pas devoir échapper à l'existence de la question salariale et de l'inflation des prix qu'elle pourrait induire. On peut alors regretter ce que cette « salarisation » ne soit pas intégrée comme objet filmique à part entière, demeurant réservée dans un hors-champ qui n'est explicité que si l'on a la chance de rencontrer les réalisatrices. Mais quand cette information est sue des spectateurs, elle induit un biais qui peut conduire à relativiser la beauté de certains plans, trop beaux pour ne pas résulter d'un travail de programmation éloigné de toute captation du réel comme hétérogénéité et épiphanie.
Ainsi, le plan où Nancy caresse sa petite canne dont son fils rêve d'en faire le repas du soir témoigne magnifiquement de l'indubitable affection entre cette femme et son animal (qui pose son bec sur son épaule) qui échappe aux circuits du labeur et renforce les puissances de passivité et de « pensivité» (Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 115) à l'œuvre dans le désœuvrement. Mais – et c'est le dernier plan du film – la répétition de cette même image sous la forme d'une ombre projetée sur un mur pendant que Nancy raconte hors cadre la mort de son perroquet tombé dans un bain de javel et dont l'agonie s'est extraordinairement traduite par l'imitation des mots parfaitement appropriés pour l'agonisant est, indépendamment de sa sincérité (la chose est réellement arrivée à l'héroïne), une trop belle image pour ne pas voir dans le même mouvement de son expression la force calculée de sa composition.
L'afféterie formelle au nom de laquelle l'esthétique risque toujours une dérivation vers l'esthétisation pourrait apparaître encore davantage accentuer dans Narmada de Manon Ott et Grégory Cohen. Notamment par leur usage de la pellicule Super 8 et par le recours à une riche bande sonore ayant privilégié les artifices du mixage à l'enregistrement brut de la prise de son directe. Mais il faut tout de suite dire que le film de ces documentaristes qui enseignent aussi la sociologie vise d'emblée l'horizon allégorique, s'ouvrant sur un extrait du roman Narmada Sutra (1998) de l'écrivaine indienne Gita Mehta qui évoque une vieille légende imprégnée de mythologies ancestrales : « On dit que Shiva créateur et destructeur des mondes entra dans une transe ascétique si intense que la transpiration se mit à ruisseler de son corps et à dévaler les collines. Le ruisseau prit la forme d’une femme, de la plus dangereuse espèce : une splendide vierge incitant innocemment à la poursuivre jusqu’aux ascètes dont elle enflammait la convoitise en apparaissant tantôt sous les traits d’une jeune fille dansant avec légèreté... L’inventivité de ses métamorphoses amusa tant Shiva qu’il la nomma Narmada, la délicieuse, la bénit de ses paroles : ''tu seras à jamais sacrée, à jamais intarissable''. Puis, il la donna en mariage au seigneur des rivières le plus illustre de ses soupirants, l'océan ».
Du mythe hindou de la transe transpirante de Shiva ayant donné naissance la délicieuse et intarissable Narmada au mythe occidental du progrès industriel au nom duquel la « révolution verte » promise pour l'Inde à partir des années 1950 a entraîné un projet de barrage au cœur de la vallée du fleuve Narmada, Narmada propose le poème en travellings latéraux au fil de l'eau d'une désertification paradoxale puisqu'elle fut placée sous le signe non du minéral mais de l'aquatique. C'est effectivement un véritable désert fluvial que montrent les images surexposées, images blanches et arides d'un désastre consécutif à l'inondation provoquée par la construction d'un barrage entraînant le déplacement de millions de personnes et la destruction de villages et de temples comme de sites archéologiques et de forêts. L'usage de la pellicule Super 8 trouve alors sa source de légitimation du côté d'une esthétique, outre du grain sablonneux propre à l'image habituelle du désert, de la trace et de la « survivance » (Georges Didi-Huberman) pendant que l'inventivité de la bande-son témoigne des mouvements natatoires d'une hypnose collective. Celle qui aurait saisi, autant sinon plus que les masses paysannes hindouistes, les partisans du progrès rationnel et industriel victimes d'un imaginaire et d'un idéalisme pur des contradictions capitalistes comme de ses possibles conséquences catastrophiques sur le plan écologique.
Il faut d'ailleurs reconnaître la force de cette hypnose de l'imaginaire progressiste dans les images d'archives en noir et blanc exposant un représentant indien du groupe Siemens comme littéralement en transe afin d'expliquer aux paysans que la révolution verte est en marche. Ce « maître fou » que l'on croirait échappé d'un film ethnographique de Jean Rouch est pourtant celui qui croit être protégé de l'irrationalisme des croyances autochtones alors qu'il est un croyant qui s'ignore et dont la croyance dans l'imaginaire progressiste véhicule en toute inconscience la déresponsabilisation (sociale et environnementale) typique de la pulsion illimitée propre au capitalisme.
En regard de la rythmique lancinante et hypnotique des clapotis composés telle une musique concrète sur la bande-son, c'est la blancheur désertique du fleuve ayant tout emporté, c'est le désert fluvial qui règne et dont la souveraineté est seulement habitée par les cris offd'une vieille indienne devenue folle. Et ses cris sont moins une complainte qu'ils affirment une plainte comme le dirait Georges Didi-Huberman, soutenant dans leur stridence désolée un désir de malédiction à l'adresse des incarnations de la désertification occidentale. Comment alors ne pas reconnaître dans cette femme qui hante singulièrement la zone aquatique et désertique du désastre occidental l'avatar inoubliable de la femme lépreuse du Gange ravagée par la mort de son enfant, l'immortelle mendiante imaginée par Marguerite Duras dans India Song (1974) ?
Pour lire la seconde partie de ce texte consacré à l'édition 2013 des États généraux du film documentaire de
Lussas, cliquer ici.
Dimanche 8 septembre 2013