On ne dira pas que Joachim Lafosse n'a pas de la suite dans les idées : déjà les longs-métrages Folie privée (2004) et Nue propriété (2006) examinent diverses tensions familiales à partir d'un changement affectant l'équilibre dans les rapports de propriété, tandis que le court-métrage Tribu (2001) et d'autres longs-métrages comme Élève libre (2008), A perdre la raison (2012), Les Chevaliers blancs (2015) et le tout récent Continuer (2018) soumettent le jeu des bonnes intentions morales ou des bons sentiments amoureux et parentaux à l'épreuve matérielle et psychologique de relations de dépendance et de rapports dissymétriques.
D'un côté, le réalisateur belge peut s'appuyer sur les histoires exemplaires offertes par la rubrique des fait divers médiatiques (l'affaire du quintuple infanticide commis par Geneviève Lhermitte en 2007 pour A perdre la raison, celle de l'association humanitaire l'Arche de Zoé en 2007 pour Les Chevaliers blancs) afin de tirer de quelques situations limites des cas d'école à la moralité lisible ; de l'autre, L’Économie du couple dans l'évidente réitération de Folie privée enferme ses personnages dans un huis-clos suffisamment abstrait pour en extraire des études de cas qui ne seraient pas moins moralement lisibles. Dans tous les cas, la morale des biens (de tous les biens – la quête d'un bonheur se soutient parfois en effet de titres mobiliers) se renverse en enfer pavé par des bonnes âmes se découvrant finalement consciences malheureuses de n'avoir pas compris le sens profond de leurs intentions. Dans tous les cas, la visibilité caractérisant l'expression de situations contradictoires ne vise à la fin qu'à l'administration comptable d'une lisibilité en raison de laquelle s'impose la nécessité stratégique du fait divers ici ou bien là du finale procédurier (c'est exemplairement le cas de L'Économie du couple). A cet égard, Joachim Lafosse partage avec le réalisateur iranien Asghar Farhadi (auteur d'un triste film tourné en France en 2013, Le Passé avec Bérénice Bejo qui joue d'ailleurs aussi dans L’Économie du couple, si proche en esprit de ceux de Joachim Lafosse) une vision légiste du réel pour laquelle ne compte que la subordination stricte du film aux séries d'attestations délivrées par un scénario si près de ressembler à un procès-verbal. Cette vision procédurière et légiste n'est pas le propre de Joachim Lafosse qu"il partage parfaitement avec Xavier Legrand, auteur d'un symptomatique Jusqu'à la garde (2018) qui, pour sa part, propose de partager hypocritement les points entre le scénario de la violence conjugale favorable aux victimes et la mise en scène harnachée aux effets d'intimidation du bourreau.
Pour le dire dans une perspective philosophique croisant ce bon vieux schématisme kantien avec la non moins vieille morale hégélienne, le réel serait avec pareils films figuré par des bonnes âmes se découvrant consciences malheureuses en comprenant que leur volonté éthique cache d'obscures pulsions pathologiques, en conséquence sévèrement rappelées à l'ordre moral de la Loi comme réalité étatisée et administrée. En conséquence de quoi, le spectateur se voit convié ici à compter les points des parties adverses engagées dans une partie perdue d'avance. Et dresser son propre bilan comptable confronté avec la conclusion légiste du film consiste à vérifier – quoi ? sinon la conformité des points de vue et des expertises. Le cinéma offre ainsi des représentations comme autant d'auditions, l'expérience du spectateur dès lors dramatiquement réduite à n'être plus qu'une forme empirique d'audit.
La comptabilité à double entrée du scénario
Prenons, sur un scénario original (mais démarqué de celui de Folie privée) et coécrit par Mazarine Pingeot, le cas d'école offert par L’Économie du couple. Tablant sur un double phénomène de réduction (d'un appartement rabattu sur la pièce centrale du salon, des plans-séquence et des mouvements de caméra sur la dynamique circulaire d'une huis-clos de théâtre), le film de Joachim Lafosse oblige une crise conjugale à se confondre avec une histoire de partage des richesses patrimoniales tendu par une mésentente sur le calcul. Elle (Bérénice Bejo) et lui (Cédric Kahn) sont en effet séparé-e-s mais sont cependant dans l'obligation de vivre ensemble avec leurs petites filles jumelles sous le même toit d'un appartement dont ils se disputent le partage. Bénéficiant du prétexte scénaristique de la précarité de l'ex-conjoint dans l'incapacité de pouvoir se loger ailleurs, un prétexte renforcé par la volonté de ce dernier de ne pas s'en laisser compter par son ex-compagne affligée selon lui par des réflexes bourgeois dont le travailleur manuel qu'il est resté ferait aujourd'hui les frais, les deux protagonistes sont contraints à vivre une scène de ménage permanente.
La présence à l'écran de Cédric Kahn (un réalisateur qui n'a jamais caché la dette symbolique contractée auprès de Maurice Pialat), le recours de Yann Dedet au montage (un monteur qui a travaillé avec Maurice Pialat et Cédric Kahn), les citations plus ou moins discrètes (lui qui débarque dans un repas du soir en jouant les trouble-fêtes moquant la tristesse des invités ou bien qui fait venir une experte afin d'estimer le prix de l'appartement à vendre rejoue explicitement le comportement du père joué par Maurice Pialat dans son indépassable A nos amours en 1983) se présentent comme autant de gages censés rassurer sur les bonnes intentions cinéphiles d'une entreprise qui prendrait au sérieux un naturalisme trop souvent cantonné dans le registre soft d'un naturel mimé. Mais les grandes cautions culturelles symboliquement mobilisées ne sont invitées qu'à cautionner un naturalisme à la toute petite semaine, au didactisme replié sur un petit théâtre étouffant à force de ressasser le ressentiment de ses personnages, s'ouvrant rarement à quelques personnes extérieures à titre fonctionnel et artificiel d'adjuvants (une belle-mère, des partenaires de travail ou des amis, l'experte en immobilier). Jusqu'à s'offrir enfin une sortie mais dramatiquement plombée par les sanctions autoritaires du scénario (la tentative de suicide de l''une des jumelles entraîne le couple à l'hôpital et le café ensuite partagé est d'emblée coiffé par la lecture off puis in du jugement sur la séparation des conjoints et des biens). La scène de ménage n'est alors plus cette chose monstrueuse qui emporte les corps aux limites indistinctes des affects comme de la fiction et du documentaire, mais se présente telle une salle d'audience où deux plaignants s'opposent sur les termes du calcul déterminant la séparation définitive du couple.
C'est le cœur de L’Économie du couple, celui qui s'ingénie à vouloir extraire de la bouillie d'affects d'un couple fini mais cependant contraint matériellement à mariner dans l'aigreur et le ressentiment la lisibilité (problématique) d'une comptabilité à double entrée – aux torts partagés mais dans le conflit d'un mode de calcul longtemps disputé pour être in fine tranché.
Un rapport économique
qui fait l'économie d'autres rapports
L'idée de Joachim Lafosse, soucieux de donner toute la dimension au titre de son film afin de coller à l'actualité néolibérale d'une crise économique affectant les équilibres conjugaux, consiste alors à identifier les termes du couple aux termes structuraux du rapport capitaliste lui-même. Elle occupant la position du capitaliste ayant apporté le capital nécessaire à l'acquisition de l'appartement (initialement estimé à 200.000 euros) et lui occupant la position du travailleur dont l'emploi aura permis au capital d'être valorisé (l'appartement est désormais estimé à 300.000 euros, la plus-value se montant par voie de conséquence à 100.000 euros – soit 50% de la somme initiale et le tiers de la somme finale).
Il y aurait une bonne idée de la part du réalisateur reposant en effet sur la contestation même du mode de calcul (elle propose un calcul en ne prenant pas en compte les travaux, lui s'oppose à elle en répondant par la prise en compte des travaux qu'il a lui-même réalisés), en ce qu'elle double – et de toute évidence allégorise ou schématise – le conflit dans la répartition des richesses produites en économie capitaliste entre le capital, le travail et le partage final de la valeur produite. Plus précisément, la mésentente concernant la calculabilité s'expose comme un différend marqué par la différence inconciliable des points de vue antagonistes et des positions qu'ils expriment structuralement (la femme identifiée au Capital ignore le moment de la valorisation de son apport initial appartenant à l'homme identifié au Travail). Jusqu'à ce que la Loi intervienne pour conclure et trancher... en faveur du travailleur qui obtient exactement la part demandée ! La morale est élémentaire : travailleurs, encore un effort pour vous battre en exigeant une meilleure répartition des richesses et l'État comme tiers et juge de paix en sa fonction arbitrale et sa raison prud’homale saura reconnaître vos louables efforts. On se féliciterait presque de la perspective quasi-marxiste du scénario (d'autant plus qu'il est coécrit par la fille d'un homme qui restera dans l'histoire de ce pays pour avoir historiquement inféodé le socialisme au néolibéralisme), si et seulement si cette optique ne se contentait justement pas de n'être que ce quasi. On dit quasi parce que, déjà, on sait bien que l’État ne représente pas un arbitre neutre dans la lutte des classes en cours mais qu'il est en réalité tout autant un acteur de l'antagonisme qu'il normalise qu'un agent entièrement traversé par lui. Mais la mauvaise idée de Joachim Lafosse vient qu'en rabattant son couple sur les termes essentiels du rapport social capitaliste en la circonstance schématisé, il con-fond rapports de sexes et rapports de classes en procédant par l'exclusion du champ purement et simplement deux autres types de logique économique qui – et c'est l'incroyable paradoxe d'un film nommé L’Économie du couple – sont autant sinon plus constitutifs du couple comme rapport social ressaisi dans son champ d'exercice domestique.
D'un côté, Joachim Lafosse ne veut rien savoir en effet de l'« économie politique du patriarcat » en son « mode de production domestique » (Christine Delphy). Et l'on imagine difficilement ses personnages y avoir comme par magie échappé (étrangement, elle qui est caractérisée comme la travailleuse intellectuelle du couple n'évoque jamais la gratuité du travail domestique alors qu'elle prépare la bouffe plus souvent qu'à son tour). De l'autre, le réalisateur ne veut pas savoir davantage ce qui relève d'un « échange économico-sexuel » (Paola Tabet) au principe duquel l'économie domestique des rapports de sexe repose sur une compensation masculine (ici, le nom du père offert aux filles et le travail manuel comme garant d'une valorisation financière du bien immobilier autrement que le travail intellectuel féminin ne sont d'aucune incidence ni conséquence) s'échangeant contre une prestation féminine (là, et outre la question du travail domestique, les faveurs sexuelles concédées à son épuisant ex-compagnon après l'éreintement de l'héroïne incessamment contrariée dans le respect des nouvelles règles ne souffrent d'aucune problématisation après une petite chorégraphie idoine sur le Bella de Maître Gims).
Économie désespérément restreinte
C'est bien le plus grand symptôme à l'œuvre dans L’Économie du couple, qui n'aurait ainsi pas d'autre souci que celui de vérifier par le bout de la lorgnette d'une toute petite calculatrice comment l'espace domestique rejoue de façon quasi-pure l'économie capitaliste. Le risque étant que le schématisme kantien serve alors les artificieuses abstractions d'une démonstration dont le didactisme souffre par surcroît d'être appuyé (la façon dont le scénario charge la barque du personnage féminin, forcément hystérique, mord plus d'une fois la ligne blanche). Et cela tout en évacuant du champ d'investigation des réalités ordinaires, vécues et reconnues l'acquis compréhensif et critique des grandes théories féministes concrètement appliquées à faire valoir contre le marxisme orthodoxe des logiques économiques moins sonnantes et trébuchantes mais non moins vraies.
Pour parler comme Georges Bataille désormais, le champ économique de L’Économie du couple est moins général que restreint et la restriction de la petite calculette employée ne signe enfin que la version actuelle de ce que l'on appelait à l'époque de la Deuxième Internationale un « marxisme vulgaire ». Et ce marxisme vulgaire est un matérialisme désincarné dont l'inspiration ne cesse pas d'être ailleurs vérifiée. Par exemple avec la représentation hiérarchisée des corps figurant contradictoirement l'égalité ouvrière et les mauvais profits symboliques induits par ce même ordre de calcul hiérarchique comme le montrent symptomatiquement les derniers films de Stéphane Brizé, La Loi du marché (2015) et En guerre (2018).
28 janvier 2017 - 28 janvier 2019
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