"Rencontrer mon père" (2018) d'Alassane Diago

Une lente impatience

Avec Rencontrer mon père, un rhapsode d'origine sénégalaise et de culture peule (il faudrait dire plutôt fulBé) continue d'écrire sa discrète saga homérique en cinéma.

 

 

Avec Les Larmes de l'émigration (2010), le village d'Agnam Lidoubé situé dans la région du Fouta-Toro bordant le fleuve Sénégal, au nord-est du pays, accueille le pli d'une immense attente maternelle, semblable au site mythique occupé par Pénélope dans l'Odyssée. Il en faut en effet de la patience, de la lenteur et de la douceur – il faut comme l'aurait dit Daniel Bensaïd « une lente impatience » pour permettre au fils de retour au pays natal de pouvoir approcher la mère immobile en respectant les manières du corps, la retenue qui est une réserve, et puis le silence, toutes choses exigées par l'attente du mari parti il y a vingt ans trouver du travail à l'étranger et qui n'est jamais revenu. L'immobilité maternelle, pour le fils qui s'en fait le témoin à la fois discrètement fasciné et secrètement terrorisé, retentit enfin dans l'éclat inouï d'une ritournelle faisant lever la poussière de la terre. Et le retentissement tympanique de la ritournelle maternelle est une peau de tambour permettant que se déploie par cercles concentriques le passage de l'immobilité d'une femme à l'immobilisation de plus d'une femme, la sœur du cinéaste rejoignant en la circonstance effectivement leur mère dans la posture de l'attente conjugale. Avec la femme immobile est en effet rendue visible l'immobilité de toutes les femmes souffrant des conséquences d'une émigration constamment refoulée ou déniée par les sociétés d'immigration. Dans la tension de l'attente et de l'immobilité qui exige lenteur et douceur, qui demande cette lente impatience nécessaire à en restituer la fascination discrète autant que la secrète terreur, une impuissance féminine devient la puissance d'une femme à occuper le cadre pour faire image. Et faire image appartient non plus à la mère mais à la femme qui tient le site où se machinent les circuits de la visibilité et de l'invisibilité, et qui ne le tient qu'à raison d'un hors-champ résolument masculin où l'autorité se confond aussi avec la défection.

 

 

Si le patriarcat exerce sa loi y compris dans l'absence des hommes, ceux-ci existent cependant moins qu'ils conservent encore quelque consistance par la seule présence auratique des femmes. Et c'est ainsi que la rhapsodie dédiée dans sa lente impatience à l'attente maternelle peut alors rendre justice à la force de réserve et de résistance féminine qui, décisivement, s'y noue.

 

 

Avec La Vie n'est pas immobile (2012), le rhapsode qui s'est voulu le témoin fidèle d'un gardiennage maternel dont la réserve se confond avec un désert fascinant autant que terrorisant, presque asphyxiant, prend la décision d'un peu de recul en forme de prise de champ. Il est temps pour le cinéaste d'élargir dorénavant les cercles concentriques de son propre regard, un regard non plus filial mais d'homme mûr, en posant une nouvelle question qui découle cependant directement de la précédente parce qu'il s'agit d'ouvrir en grand le grand motif de la réserve. La question n'est plus alors celle de l'immobilisation féminine en condition quasi-messianique de l'homme qui est parti et n'est pas revenu, mais désormais celle de la mobilisation des femmes du village, parmi lesquelles la tante du cinéaste Houlaye Bâ, qui veulent pouvoir participer aux discussions communautaires concernant l'accès et la distribution de l'eau nécessaires à l'entretien de leurs potagers. Avec le passage de l'immobilisation individuelle à la mobilisation collective, de l'attente comme réserve à la réserve nécessaire au passage à l'action, le groupe devient un collectif et la femme un sujet, actif dans le travail et la discussion, qui s'impose dans les prises de décision engageant autant de prises de position. L'émergence de ce sujet collectif avéré dans son « agency » (Judith Butler) contrarie alors l'autorité symbolique des représentants du patriarcat qui veulent conserver la main sur la gestion des affaires communautaires, tout en étant par ailleurs affectés de plusieurs maux qui les empêchent de subvenir pratiquement aux besoins des habitants du village. Les malades se joignent alors aux absents pour témoigner que le hors-champ est un site masculin de limitation des puissances féminines – des puissances que le champ cadré du plan cultive et qui se cultivent dans l'entretien agricole des plants et des champs. Les femmes sortent ainsi de leur réserve habituelle en contestant le conservatisme masculin. Et y aura aidé le film lui-même, dont le cadre prend soin de celles qui prennent la parole et qui savent en la circonstance bénéficier d'un regard masculin qui leur est favorable parce qu'il est tout entier du côté des perdants du rapport patriarcal – épouses, mères et enfants.

 

 

Ce renversement esthétique des polarités traditionnelles, qui rapportent la puissance et la visibilité au pôle masculin et identifient dans le même mouvement l'impuissance et l'invisibilité au pôle féminin, est bien une politique du cadre, à la fois inclusive et exclusive, centripète et centrifuge, conjonctive et disjonctive. Une politique du cadre qui se pratique dans la solitude du filmeur (Alassane Diago est son propre opérateur et preneur de son) consiste donc à faire circuler dans les plis du sensible l'idée qu'il y a moins opposition catégorique que circulation dynamique. Le rhapsode ne fait pas moins preuve de lenteur, d'attention et de douceur, de cette lente impatience requise pour témoigner qu'il y a une nécessité paradoxale de la réserve dès lors que l'on peut en sortir. La réserve pour en sortir aide en effet au passage d'une résistance passive à une résistance active, opposée aux conservatismes au point d'entraîner le dissensus à l'intérieur de l'ordre patriarcal et communautaire.

 

 

Quand Télémaque devient à la fois Thésée et le Minotaure

 

 

Avec Rencontrer mon père, son troisième film mais son premier distribué en salles, il est temps pour Télémaque de demander la bénédiction maternelle de Pénélope puisqu'il s'agit pour lui de partir en voyage afin de retrouver Ulysse absent parce que démissionnaire. Avec son troisième film, Alassane Diago reprend toutes les cartes qu'il a en main mais pour en rebattre les motifs et les figures dans une disposition neuve de son jeu. Car le fils qui veut rendre justice à l'attente maternelle en retrouvant le père fugitif et fautif est celui qui doit migrer à son tour pour partir à la rencontre d'un quasi-inconnu et découvrir ce qu'il est devenu depuis qu'il aura migré afin de trouver du travail. Aucun suspense ne sera alors nécessaire, la quête est relativement aisée mais sa satisfaction en sera cependant radicalement contrariée. Travailleur immigré installé parmi la communauté sénégalaise de Lambaréné au Gabon, marié et père de deux filles et d'un petit garçon, Idrissa Diago est un homme immobilisé par des exigences familiales qui ne sont plus celles qui le relient au Fouta-Toro. Le garçon a bien migré en raison du travail de son film, mais pour découvrir qu'à l'autre bout de l'immobilité maternelle il y a une trajectoire migratoire qui aura débouché sur une forme d'immobilité paternelle. D'une immobilité l'autre, Alassane Diago perd alors ses repères, se perd dans son propre désert et risque de s'y ensabler. Ses cadres si assurés quand il s'agit de filmer la mère ne le sont plus avec le père qui demande incessamment de nouveaux recadrages pour réussir à installer un équilibre toujours précaire mais suffisant pour la conversation et, peut-être, la discussion. Alors qu'il y a du tact et de la caresse dans les légers mouvements de caméra du fils qui filme sa mère en remontant le long de sa main comme son châle ou cette tenture que le vent soulève et qui passe sur le sommet de sa tête, les recadrages sont hésitants quand le père retrouvé s'occupe dans sa cour de ses chèvres. Quant aux plans privilégiés à l'intérieur de sa maison, leurs durées attestent une volonté de fixer et pousser, dans une forme de rudesse aux limites du forçage, celui qui, littéralement dos au mur, doit enfin répondre aux légitimes injonctions filiales.

 

 

Rencontrer mon père propose une dispute serrée entre un fils voulant des explications qu'il rumine depuis vingt ans et un père qui se refuse à les donner. Le fils ruse en évoquant la bonté pastorale du gardien de chèvres, le père attaque quand il raconte la honte ressentie à la découverte télévisuelle des Larmes de l'émigration (c'est presque un gag, on voit en bordure de cadre Alassane Diago porter des gants en laine, peut-être pour se protéger d'une allergie, mais pourtant il ne met pas de gants durant une série d'échanges de plus en plus épidermiques). Et la dispute de se poursuivre en disputatio philosophique dès lors que l'islam sert au second à s'en remettre passivement à l'abandon prescrit par la volonté divine tandis que le premier mobilise à la lettre les textes saints pour rendre gorge de l'irresponsabilité paternelle. Pourtant, la mère d'Alassane Diago avait préalablement exposé l'intime vérité des nouages inévidents entre passivité et activité, entre décision individuelle et volonté divine, quand elle défend l'absence du père dans une perspective religieuse (et même maraboutique) opposée au discours plus moderne de la responsabilité individuelle prônée par le fils. Quand, soudainement, la mère donne la preuve des plis secrets de la volonté : elle décide de quitter le cadre en répondant à l'adresse d'un voisin qui lui permet ainsi de sortir du piège discursif dans lequel son fils tente de la capturer. Les règles de politesse et de civilité exigeaient d'elle qu'elle y réponde en sortant du cadre, mais le respect des normes de la sociabilité cautionne vertueusement le désir d'en finir aussi avec les questions de son fils, poliment. Cette situation inaugurale sera répétée tout le long de Rencontrer mon père comme s'il fallait pour son auteur épuiser tous les mauvais affects grondant à l'intérieur de lui et qui le poussent à s'abandonner à ce désert qu'est la passion du jugement, de la faute et de l'explication. L'orage qui éclate lors de l'arrivée du cinéaste à Lambaréné, puis peu de temps avant son départ, non seulement s'oppose au vent poussiéreux associé au village natal d'Agnam Lidoubé ainsi qu'à la figure maternelle, mais de surcroît expose la tempête intérieure d'un garçon plein de larmes et de colère. Un garçon dont la lente impatience lui permet pourtant d'apprendre avec la fabrication de son film qu'il doit en finir avec les passions mauvaises qui tambourinent dans son cœur. La colère filiale est ce qui doit être épuisée, le ressentiment vidé, l'essorage annonçant la délivrance.

 

 

Le père était la figure même du hors-champ, il est désormais à l'intérieur du cadre. Et il est celui qui donne au fond raison à sa première femme qui, depuis le hors-champ, attend l'homme qui sait qu'il ne peut revenir et qui sait qu'elle le sait. Il n'y a pas de retour possible pour celui qui a refait sa vie et qui sait que sa première femme le sait, elle qui l'attend en respect des exigences symboliques du « grand Autre », Dieu, la tradition ou la communauté villageoise c'est idem. L'attente est une convention sociale, c'est autant une posture genrée qu'une fiction constituante. Et elle tient dans la forme d'une relation impossible qui, liant la femme qui attend et l'homme qui est parti, se tisse entre la photographie jaunie du mari et la tenture que le vent remue et qui lui caresse la tête. C'est pourquoi le pardon du fils doit précéder celui du père qui le répète alors en un écho spéculaire et mimétique, au-delà de tout jugement parce que le père démissionnaire là-bas est un père aimant et aimé ici. Et le père tient autant que sa première épouse à respecter ce « grand Autre » dont l'inconsistance symbolique entraînerait la ruine de son univers. C'est pourquoi le démon paternel se doit d'être purgé pour révéler qu'à la fin il n'était que le monstre fantasmé à l'intérieur du cœur du fils, ce Thésée qui sans le savoir cachait en lui un Minotaure malgré l'orientation dans le dédale du roman familial donnée par le fil d'Ariane maternelle. Cela, Alassane Diago le comprend progressivement, dans un film toujours plus ouvert, toujours plus aéré, qui respire à pleins poumons après avoir frisé l'asphyxie. Et sa compréhension ne tient qu'à son épuisement même, qu'au désœuvrement de sa colère comme un orage qui devait éclater pour qu'enfin advienne un nouveau jour. Alors, Télémaque n'est plus déçu par Ulysse démissionnaire qui aurait trahi Pénélope en refaisant sa vie auprès d'une Gabonaise comme sa Nausicaa, sa Calypso ou sa Circé. C'est qu'il découvre qu'il a une nouvelle famille et cette découverte lui montre qu'il a tant gagné quand il aura longtemps cru avoir beaucoup perdu – un père retrouvé mais aussi une mère gabonaise, Nausicaa, Circé ou Calypso s'ajoutant à Pénélope sans la remplacer, mais encore des sœurs et des frères qui versent des larmes quand leur grand frère jusqu'alors peut-être inconnu doit s'en aller à son tour.

 

 

L'amour filial à l'épiderme irrité, la chair blessée, laisse place désormais aux échos tympaniques de l'amor fati. Le rhapsode sait alors qu'avec la lente impatience qui le caractérise, l'avenir lui est garanti. Dans la suite du monde qui s'amorce avec l'effilochage du tapis de Pénélope pour se prolonger dans le reprisage du tissu familial en patchwork, aussi résonnant qu'une peau de tambour, aussi vaste et bigarré que les tentures et le châle coloré dont s'enveloppe la mère.

 

 

 26 février 2019


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