Le généalogiste angoisse de ne pas assurer les liaisons dans le roman familial. Il angoisse encore de n’être ni un bon père, ni un bon fils, ni un bon ciné-fils. Le généalogiste angoisse tant qu’il ne sait pas quoi faire des autres histoires qui tambourinent à la porte de ses plans.
Il y a pourtant en lui de l’enfance qui le pousse à sortir du cercle de sa ritournelle et prendre la tangente quand elle se fige en rengaine. Ce qui l’oriente aussi, tout à côté de l’impérieuse fiction constituante des images manquantes, c’est le regard magnétique de ses enfants qui, comme une étoile filante, indique déjà le lieu de sa propre absence.
The Good Son
« The good son has sat and often wept /
Beneath a malign star by which he's kept »
(Nick Cave)
La généalogie tient du grand récit parce qu’il est fondateur. La dramaturgie de la fondation y est requise pour rédimer symboliquement le désordre des familles. Les secrets de famille au fondement de leur désordre sont les trésors des généalogistes mais si et seulement si ces derniers savent aussi en être leurs gardiens, pieux et respectueux. Le généalogiste a ainsi l’angoisse de ne pas trouver le trésor et elle est redoublée par l’autre angoisse de devoir ne pas en trahir le secret. L’Homme tranquille, ce n’est peut être que l’autre – exemplairement un oncle chéri digne de ressembler au héros du film de John Ford –, jamais lui.
Faire le récit de la généalogie contrarie. Elle fonctionne en effet à la fiction autoritaire des genèses (le commencement est une obsession génétique, drame du présent sous la coupe explicative du passé, dramatiquement) que contrarie l’autre fiction plus libertaire, celle de l’origine (le recommencement est une passion native, éternel retour du présent, tragiquement). Soit on est du côté des parents, soit on est du côté des enfants. Être au milieu est une déchirure, une faille pour le généalogiste qui ne sait où donner de la tête, en avant ou en arrière, jamais en même temps – Janus schizo.
La généalogie est contrariée parce que son génie propre est bon (père) ou mauvais (fils), cela reste toujours indécidable. Voilà la tragédie comme l’a indiqué le démon de Socrate. Le génie ressemblerait à une balle magique dont les rebondissements la font s’engorger de phosphorescences clignotantes. Et si elles clignotent en amusant les enfants mieux disposés ainsi à affronter la nuit, elles clignotent aussi en indiquant la naissance d'un jour nouveau, mais non moins angoissant. Le jour craint par le père quand il regarde ses enfants en découvrant déjà qu’ils se situent à l’endroit où ils commencent déjà à ne plus lui renvoyer son regard.
« Le cinéma est le lieu du père pour autant qu’il n’y est pas » (Serge Daney).
La généalogie a de tels rebondissements. Rebondir consisterait, face à la blessure des regards qui ont cessé déjà ou vont bientôt cesser de s’échanger, à tirer le destin d’en faire des images pour plus tard en les rêvant comme des surfaces de réparation. Des images fantasmées pour après dont on doit cependant se demander comment elles pourraient bien combler les absences d'hier et les manques de maintenant. L’endurance est à l’après-coup. Une lettre pour demain, donc, une autre après celle de Bab-El-Oued publiée il y a quelques années dans Mondes du cinéma. Une lettre à proprement parler mythique dont la destination se fabule comme une parole tautégorique en s'imaginant comme une fiction constituante, mais qui pourtant ne protège d’aucune incertitude, n’immunise contre aucune errance de l’image, aucune trahison des intentions.
Comme il y a, de Lacan en Derrida, une errance de la lettre qui finit quand même par arriver à destination – cela, l’ancien programmateur de Poussière d’empire (1983) de Lam Lê aux Rencontres Cinématographiques de Béjaïa en 2014 ne l’ignore sûrement pas.
Champ-contrechamp : si la généalogie est une ambivalente pharmacie, ses remèdes n'en restent pas moins des poisons. Le génie du généalogiste est d'avoir le démon de la succession qui ne va pas de soi, de la réconciliation à venir qui n'est jamais pour aujourd'hui. Le démon de la généalogie est celui d'un antagonisme intrinsèque consistant à ce qu’elle soit profondément divisée entre genèse et origine, entre commencement et recommencement, entre subsomption sous le passé du présent et ouverture du présent sur l’à-venir, entre histoire verticale et devenir horizontal, entre fondation autoritaire et bifurcation libertaire, entre parents et enfants.
Un grand-père « dompte » naturellement un caméscope dans un film amateur de la fin des années 1980 ; en 2020 les trois enfants de son petit-fils sont déjà tellement habitués aux écrans domestiques qu’ils s’en amusent avec frivolité. L’ancêtre fixe assurément quand les enfants regardent ailleurs, insolemment. Entre l'assurance de l'un et l'insolence des autres, il y a celui qui, fébrile, tente de faire des images comme Persée polit le bouclier d'Athéna – pour regarder les images qui médusent, celles qui viennent après les images mythiques qui ont regardé son enfance, celles-là qui gardent son absence d’hier et les autres qui regardent déjà son absence de demain.
Le spectre est n’est pas que d’un côté de l’écran, il est aussi de l’autre côté de la caméra en étant celui qui filme, et tourne des images de lui en toute connaissance de cause – comme des miroirs à retardement pour après, pour les autres, quand un jour il ne sera plus là.
Entre le grand-père et les trois petits-enfants, dans l’écart des images et l’intermède des générations, se tient au fond le moins assuré qui est le plus angoissé, le généalogiste fébrile qui boitille et bafouille en ayant besoin plus d'une fois de reformuler ce qui est difficile à exprimer. Celui-là tant bien que mal essaie de garder l’équilibre quand il est là-haut, sur la crête d'une montagne algérienne séparant le rayonnement fossile des figures de l’amont (des géants mythiques comme des êtres de légende) de l’irradiation native des figures de l’aval (les divins enfants comme des cadeaux du ciel).
Entre eux se tient celui qui voudrait sans forcer montrer qu’il est un bon fils en même temps qu’un bon père de famille. Et de s’appliquer de nous assurer dans la foulée qu’il est un bon ciné-fils pour nous qui regardons le film de son roman familial, qui est aussi un roman de cinéma hanté par plus d'un père et plus d'un fils – son film dédié aux ciné-pères Nasser Medjkane et Farouk Beloufa.
The Weeping Song
« This is a weeping song /
A song in which to weep /
While all the men and women sleep /
This is a weeping song /
But I won't be weeping long »
(Nick Cave)
Rebondir invite à poser des images dans l’intervalle tragique des regards qui se donnent sans contre-don en se ratant à contretemps – contretemps d’hier à aujourd’hui, contretemps d’aujourd’hui à demain, autant de boitements qui sont des déboîtements. C'est pourquoi le génie est une balle magique comme une étoile d’orientation ; c’est aussi le démon d’une sidération, d’un vent qui laisse sur place comme celui de l’Histoire en train de se faire qui gronde et frappe à la porte du généalogiste qui angoisse de devoir sortir de sa réserve. On ne comprendrait pas autrement le recours au viatique des citations et des ritournelles : les premières sont les scansions nominatives d’une filiation suturée à une certaine histoire du cinéma moins angoissante et plus lisible que l’Histoire alors se faisant ; la seconde raconte comment faire un cadre reconduit en fait le tracé d’un cercle et s’y tenir s’apparente à circonscrire un siège face au grand dehors dont les menaces pourraient bien ressembler au souffle du loup dans un conte fameux pour enfants.
Pourtant, l’image manquante selon le premier des ciné-fils assure aussi la garde du « manque d’images, c’est-à-dire le manque de toute possibilité de liberté collective ». L’image manquante est un appel du dehors, autrement dit du hors-champ qui est le lieu de l’Histoire et ses histoires, mais le généalogiste reste sur sa réserve qui est le terrain inlassablement cultivé du roman familial et ses mythes.
À chaque fois, l’Amérique l’emporte somme toute très classiquement et elle s’impose dans l’indication symptomatique du rapport imaginaire à l’Algérie, autre Amérique inapprochable. La révolution algérienne du Hirak ne l’est pas moins semble-t-il dont le vent demeure toujours cryptique et lointain – fontaine vaine de blagues et de commentaires avant les larmes sincères du clown dans Vendredi est une fête (2019), source désormais inaudible à la télévision, à peine plus vive sur les médias sociaux.
Le généalogiste boitille en angoissant face au grand soulèvement du dehors comme aux points de suspension du dedans, c’est pourquoi il ne peut pas ne pas ressembler à Œdipe, forcément. Forcément, il ne voit pas ce qui lui crève les yeux – dans l’image il y est depuis qu’il est tout gamin en jouant au « Fonz » et il s’y met encore, il s’y remet avec tout le poids de l'adulte qu'il est devenu au risque d’un certain évidement du rapport entre toutes les histoires, avec ou sans majuscule. Il n’entend pas davantage que la révolution algérienne l’appelle à s’émanciper de ses propres cadres, à s’extraire du cercle du roman familial et de la complainte généalogique, à sortir des gonds de la filiation pour s’en réinventer une nouvelle aux côtés de ceux qui désirent en finir avec un État gâteux dont le paternalisme est un infantilisme.
Alors, forcément, le généalogiste qui boitille a besoin d’une béquille pour marcher ; c’est pourquoi il tient ainsi la caméra en extrayant du home movie des images cadrées comme autant de preuves attestant qu’il existe – pas seulement comme réalisateur mais également comme algérien, aussi comme bon fils, bon père et bon mari, enfin comme ciné-fils persévérant modestement sans crainte de savoir qu’il n’est pas l’égal de ses pairs, ni un maître ni un père sévère.
Après tout, le généalogiste se donne à lui-même le mandat d'assurer à distance les liaisons dans une chaîne d'images racontant, dans ses raccords comme dans ses ellipses, l’histoire d’un nom de famille qui se transmet comme un mot de passe, comme une maison à hériter et habiter, comme un sésame, comme une ritournelle de western : Ardjoum.
On l’a enfin compris : l’angoisse du généalogiste est d’être le médiateur évanouissant, de disparaître en opérant le raccord, d'être absent du générique de fin. Cette angoisse-là reconduit autrement celle du critique qu’il a été et qui a lu ce que Serge Daney, autre ange qui est le démon l’ayant précédé dans l’élection totémique de Rio Bravo garante de l'érection du ciné-fils, disait du passeur justement – celui qui passe les plats est aussi celui à qui on fait les poches sans lui passer grand-chose. L’angoisse se dissipe pourtant quelque peu avec le générique de fin indiquant au généalogiste tournant autour de l’ombilic de son nom qu’il est aussi un puits abondé par l’eau des nuages gros d’autres constellations relationnelles et affectives, amicales et cinématographiques. Comme une balle magique riche d’autres rebondissements, clignotants et phosphorescents.
Au récit généalogique il faut des preuves, il exige des archives. Le généalogiste a le mal d'archive parce qu'il a le souci de fonder la fiction de son autorité, d'ériger sa figure comme auteur. On est moins archiviste patenté qu’archonte improvisé quand on avance à tâtons en claudiquant sur le chemin difficile des archives, avec leur survivance et leur résistance, leurs défauts et leurs excès.
L’image manquante est une autre fiction constituante qui ne cesse d’être prise en défaut par ses propres excès. D'abord, il n’y a jamais une seule image mais toujours plus d’une image. Ensuite, les images manquent moins que ce qui les constitue en excédant infiniment la capture des caméras et des écrans tient pour partie justement du manque. Rithy Panh en avait davantage approché l’idée qui reste encore à travailler : l’image manquante manque l’image en ce qu’elle ne vient jamais seule et son manque est un reste qui a le hors-champ pour garant et le réel pour supplément excédant, sans épuisement de son sens – une restance.
Le gardien de la généalogie l’est en assurant la rédemption du désordre des familles dont l’Histoire est souvent la cause, d’où sa méfiance à son égard et la restriction domestique de son regard. Le généalogiste bouleverse cependant quand il dépose sur le seuil de ses plans une grande solitude comme elle est à l’œuvre dans la traîne d’un plan à l’instar de ce travelling-avant sur une colline de Guenzet du fils marchant sur les pas de son père. Le fils derrière suit le père devant qui ouvre le chemin, porté par le souffle divin d’Otis Redding et ce qu'il filme alors est la suite d'une montagne en mouvement – un grand moment.
Le souhait d'un autre orient
(pour Kaguya)
Ce qui fait marcher un père, c’est le secret derrière lequel marche son fils et ce secret aimante autrement le regard magnétique de ses enfants qui reconnaissent déjà leur destin dans celui de l’héroïne du dessin animé japonais qu’ils sont en train de regarder – on se trompe peut-être mais l'on croit ou aimerait croire qu'il s'agit de Kaguya, la princesse adoptée dont le destin mythique requerra de repartir dans les étoiles à la vitesse de la lumière en faisant de la Terre le royaume d’un deuil interminable pour ses parents.
Avec le retour de « My Rifle, My Pony and Me », la ritournelle de Dimitri Tiomkin referme le cercle du roman familial et mythique, roman algérien-américain, la weeping song du good son. Avec Kaguya, il y avait pourtant la mèche d’une ligne de fuite, d’une déterritorialisation (par le Japon, autre orientation) comme l’étoile filante invite avec son tracé nocturne à faire un vœu pour demain. Entre le cercle généalogique et sa fugueuse tangente, il y a un point d’intersection indiquant un espace à jouer qui peut ressembler à autre chose qu’à une surface de réparation.
Ardjoum : le nom-du-père est un mot de passe séminal que se transmettent les hommes entre eux et si Gabriel le dernier né les a rejoints, la dissémination est cependant promise du côté de ses petites sœurs, les princesses tombées du ciel en attendant de repartir dans les étoiles, Dalila et Nahla.
Ardjoum : on y entendrait aussi une formule de souhait comme, après un éternuement, on
dirait justement « à vos souhaits ». Le souhait de fuir la genèse en faisant fuir les généalogies parce que l’origine est devant nous et que l’enfance est ce qu’il nous faut pour ne pas
céder sur l’origine. L'enfance dont il nous faut prendre soin comme un père prend soin de ses enfants, et comme il prend soin de leur regard à l'endroit même où lui n'est déjà plus.
8 septembre 2020
Post-scriptum du 2 octobre 2021 :