Une histoire d'amour et de désir (2021) de Leyla Bouzid

L'exorcisme du garçon arabe

« L’amour n’aime pas le secret, le désir oui a un jour écrit Anne Dufourmantelle. L’histoire de l’amour et du désir est une histoire secrète ». Y a-t-il un secret dans Une histoire d’amour et de désir, le second long-métrage de Leyla Bouzid ? Il y a déjà une stratégie narrative malicieuse qui consiste à couler dans un roman de formation un cours d’éducation sexuelle. Mais l’école de la chair délivre des cours élémentaires qui virent aux simplismes édifiants d’une approche culturaliste réductrice. Il y a pourtant un entêtement du secret quand il est non plus celui des désirs empêchés mais des amours dont les hésitations et les contrariétés constituent la vérité.

L’école de la chair

 

et ses cours élémentaires

 

 

 

 

 

De même qu’il faudrait distinguer l’amour et le désir (par exemple dans la perspective du secret), l’éducation sexuelle devient romanesque quand l’éducateur en vient lui-même à se dédoubler. À côté de l’enseignante de la faculté de lettres qui invite à lire les grands classiques de la littérature arabe érotique à l’instar de l’histoire de Majnoun et Leyla, il y a Farah, l’étudiante fraîchement débarquée de Tunis et plus à son aise avec les choses du sexe qu’Ahmed, ce banlieusard d’origine algérienne raidi par le puritanisme hypocrite des copains du quartier. L’enseignement universitaire de l’une se prolongera donc tout naturellement avec l’université charnelle de l’autre qui traduit l’écriture littéraire en matière sensible, humeurs moléculaires et ondes affectives, gestes et sourires, bougé des mains et plissement des yeux, voix rauque et danse, chevelure comme une explosion.

 

 

 

L’école de la chair délivre parfois des cours élémentaires en voix-off (qui dit et redit la hantise), en musique (les ritournelles obsessionnelles du saxophoniste Lucas Gaudin en rajoutent sur l’obsession) et en surimpressions (qui souligne l’homologie des pages et des peaux). Elle est autrement élémentaire en assumant l’édifiant quand la masturbation post-adolescente échange la pornographie accessible sur le web contre Le Jardin parfumé de Nezfaoui. À la fin, Ahmed en serait le meilleur diplômé quand les mots devenus chair l’autorisent à s’émanciper de sa culture d’origine qui organise au nom des parades du virilisme une forclusion de l’érotique. En retrouvant Farah pour l’aimer sans tabou, Ahmed se retrouve comme il ne s’est jamais connu, libéré des vieux réflexes engonçant les manières ostentatoires de la jeunesse des quartiers, écrivain en puissance dont les promesses sont un secret lové dans la physique des gestes de l’amour et du désir.

 

 

 

 

 

Être arabe,

 

la bonne manière et la mauvaise

 

 

 

 

 

Une histoire d’amour et de désir s’apparente finalement à celle d’un déniaisement mais elle bute cependant sur le problème d’une niaiserie intrinsèque. C’est le prix à payer pour justifier un autre dédoublement très symbolique, celui d’une culture arabe perdue dans le mélange de puritanisme et de virilisme accablant la jeunesse d’origine maghrébine, une culture retrouvée dans la littérature érotique et les nouvelles figures migratoires. Le prix est même particulièrement élevé quand la scénarisation offre un blanc-seing au schématisme du garçon arabe sauvé des affres d’une arabité contradictoire et maladive par la fille arabe qui en incarne au contraire la vitalité solaire.

 

 

 

Puisque le roman de formation se retrouve dans les faits à servir de rite de conjuration, le film de Leyla Bouzid s’impose comme un exorcisme qui invite Ahmed à l’occasion d’une fête de mariage à prendre des airs de danseur soufi. Le duo féminin formé par Mme Morel et Farah figure les prêtresses exorcistes d’Ahmed, avatar contrarié du « garçon arabe » dont le cliché a pourtant été démonté il y a plusieurs années par les sociologues Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé (Les Féministes et le garçon arabe, éd. Aube, 2004). Mais le cliché, même adouci en prenant les traits de Sami Outalbali, même tenté par l’aventure littéraire, ses lectures et des essais, n’en reste pas moins tel qu’en lui-même il ne cesse pas de hanter le cinéma français des auteurs les mieux intentionnés, de Philippe Faucon (Samira) à Céline Sciamma (Bande de filles). Le garçon arabe fait la police des mœurs en surveillant sa sœur ou en protégeant abusivement la pudeur des copines de fac. Il ne peut pas ne pas s’empêcher de le faire en respect du groupe de pairs qui contrôle l’intégrité de son appartenance même s’il n’ignore rien de l’hypocrisie d’un virilisme qui cache bien des écarts, des fautes et des secrets. Le garçon arabe est malade de son arabité qui est une construction factice déduite des douleurs migratoires, anciennes ou plus récentes (le père d’Ahmed n’est pas un ouvrier des années 70 mais un journaliste fatigué qui a fui la guerre civile des années 90, c’est plus aggravant). Il mérite donc que le roman de formation ne se double pas seulement d’un cours d’éducation sexuelle en tenant aussi d’une forme de guérison culturelle.

 

 

 

L’approche culturelle qui examinerait les différentes manières d’être arabe en France débouche sur la division culturaliste distinguant une culture arabe saine et sensuelle d’une autre qui est mutilante et tronquée. L’alliance symbolique de l’université française et de la vitalité naturelle des femmes tunisiennes prodiguerait ainsi le remède culturel et existentiel à la jeunesse française d’ascendance migratoire et post-coloniale qui entretient un rapport faussé à la culture d’origine des parents, surtout s’il sont algériens, travailleurs manuels ou intellectuels qu’importe. On retrouve d’une autre façon la question du secret qui partage le même noyau étymologique que la crise (Kris en sanskrit, Krisis en grec) en désignant avant toute décision une mise à l’écart qui s’appuie sur la technique du geste paysan séparant le grain de la balle. Ahmed est malade des mauvaises cultures d’une arabité fantasmée, Farah et Mme Morel se chargent de le sauver en passant au crible le bon grain (la littérature arabe érotique) distingué de l’ivraie (ses fausses pudeurs islamiques).

 

 

 

 

 

Niaiserie du déniaisement

 

 

 

 

 

Le déniaisement est niais quand il repose sur des mélanges aussi simplistes (il y a une aisance à vivre féminine et tunisienne qui fait défaut à la jeunesse française masculine d’origine algérienne) et édifiants (le salut par la culture et le mérite plus fort que l’intériorisation de l’échec). Il est même niaiseux quand les leçons de l’école de la chair permettent en bonus d’accueillir les retrouvailles d’un fils et de son père à partir d’une langue maternelle pourtant non transmise. On s’amuse cependant de hausser le schématisme sociologique du film de Leyla Bouzid au niveau d’une allégorie de circonstance, celle d’une réalisatrice tunisienne qui tourne en France un film qui ferait la nique au cinéma du franco-tunisien Abdellatif Kechiche en voulant exorciser son naturalisme maladif par un sensualisme consensuel. Y aide tout particulièrement la ressemblance physique de l’interprète d’Ahmed qui serait comme la version adulte du jeune Krimo de L’Esquive (2003).

 

 

 

Une histoire d’amour et de désir marque le pas par rapport à À peine j’ouvre les yeux (2016). On y pense d’autant plus qu’Ahmed pétrifié de prendre la parole et lire en classe dit souffrir d’une extinction de voix qui était au cœur du film précédent de Leyla Bouzid. L’étranglement de la voix d’une jeune chanteuse déjà prénommée Farah (Baya Medhaffar) y était alors cultivé avec une force d’expression qui parvenait à se glisser à travers la grille des conventions du scénario et de la représentation. Désormais, les mots sont retrouvés, et la littérature arabe érotique, et la langue arabe elle-même, afin de rédimer et célébrer une culture vivante si mal aimée par ceux qui s’en croient les légataires quand il sont surtout les héritiers sans testament des contradictions des réalités migratoires, coloniales et post-coloniales existant entre le Maghreb et la France. Même si la rédemption est une happy end induisant, avec l’édifiant salut par la culture et le mérite, la saine déliaison d’une arabité fantasmatique au profit d’une autre, plus prestigieuse culturellement.

 

 

 

 

 

Le désir aime le secret, l’amour aussi

 

 

 

 

 

Pourtant, on répète notre question inaugurale : y a-t-il un secret dans Une histoire d’amour et de désir ? Si l’histoire de l’amour et du désir est une histoire secrète, c’est aussi celle qui permet de passer du désir qui aime le secret à l’amour qui l’aime aussi, malgré ce qu’écrit Anne Dufourmantelle dans sa Défense du secret (éd. Payot & Rivages, 2019 [2015 pour la première édition], p. 151). À cet endroit du film de Leyla Bouzid, ce n’est pas Farah qui fait expressément la leçon à Ahmed mais l’inverse, et peut-être plus subtilement. Si Farah fait la leçon du désir à Ahmed, Ahmed lui fait la leçon de l’amour en s’identifiant au fou de Leyla, autrement dit à Majnoun qui place son amour au niveau du sublime inaccessible. Significativement, Mme Morel lui reproche d’avoir privilégié à l’occasion de son exposé cette seule lecture dont l’idéalisme fait cependant écho au fin’amor des poésies en langue d’oc des troubadours du midi, à l’amour courtois de la tradition médiévale qui est une question de poésie autant que de civilité, de retenue autant que de respect.

 

 

 

Le fou de Leyla, c’est aussi Ahmed, Ahmed qui est le fou de Farah. C’est encore la folie de Leyla Bouzid qui arriverait à l’arrachée à délaisser ses manières bien sages de répondre aux attentes et exigences du cinéma d’auteur français. Le formatage, Ahmed en parle en invectivant le cours de sa professeure de lettres mais s’il semble s’y plier au moment de son exposé, c’est au nom d’un désir secret, celui d’imposer une lecture de l’histoire de Majnoun et Leyla qui se double d’un message secret adressé à l’une de ses auditrices. Farah entend et, malgré un désarroi qui répond mimétiquement aux atermoiements d’Ahmed, elle reçoit le message, elle le comprend et y répondra d’ailleurs avec une langue secrète, l’arabe, qu’il faut savoir décrypter. La littérature est aussi son école à elle et l’école de la chair est celle du désir et de l’amour qui ne sont pas la même chose.

 

 

 

C’est la virevolte scénaristique d’Une histoire d’amour et de désir, malicieuse mais sur un mode plus retors et pervers : les clivages culturels d’Ahmed ont été au fondement de ses hésitations mais leur valse participe paradoxalement aussi à la retenue essentielle exigible par l’amour dont l’idée est une discipline qui supplée aux impasses du désir demeurant à jamais insatisfait, et insatisfaisant. On peut alors le dire : à la fin, Farah et Ahmed font l’amour, vraiment. Et quand ils le font, ils répondent à un secret qui est irréductible tant aux simplismes édifiants d’une problématique culturaliste qu’aux cours élémentaires prodigués par l’école de la chair. C’est aussi la petite histoire secrète d’Une histoire d’amour et de désir qui, certes un peu trop en sourdine, rappelle au schématisme simpliste des oppositions culturelles leur profonde connivence qui est aussi leur secrète indistinction.

 

 

 

 

8 septembre 2021


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