L'œuvre cinématographique de Luc Moullet est celle d’un franc-tireur indépendant, malicieux et facétieux, à mi-chemin (de traverse ou buissonnier) entre le bricolage en amateur éclairé (le musicien et inventeur d’instruments Patrice Moullet qui a réalisé la musique de plusieurs de ses films est son frère) et la contrebande en professionnel équilibriste (sur le mince fil tendu entre budgets légers et projets culottés).
La réelle diversité de cette œuvre en termes de formes, de formats et de genres, est faite d’alternance depuis plus de quarante ans de courts et de longs métrages, de documentaires irisés de fiction et de films de genre iconoclastes, d’essais plus ou moins autobiographiques et de leçons de choses pratiques et insolites. Car il s’agit au fond ici de mener sur tous les fronts une vive et acérée critique de la société contemporaine radiographiée jusque dans ses plus intimes, infimes et dérisoires aberrations. Et tout cela s’effectue selon des principes cinématographiques qui relèvent économiquement du système D le plus imaginatif et esthétiquement de l’érudition cinéphilique la plus raffinée.
Un telle démarche est ainsi portée par une singularité artistique qui ne paraît avoir comme seule équivalente dans le domaine du comique d’observation distancié et perçant que dans les films de Luis Buñuel, de Jacques Tati et d’Otar Iosselliani (tous ces artistes partagent en outre un sens de la frontalité héritée du cinéma muet qui est capable de se retourner en véritable littéralité burlesque). En effet, sont convoquées dans un même élan généreux chez Luc Moullet une approche hyper-minutieuse du réel décliné en séries frontalement descriptives et des incongruités loufoques et burlesques résultant de la littéralité propre à cette maniaquerie analytique même.
Un film de Luc Moullet, c’est donc tout ensemble, de façon drôlement rigoureuse et de manière rigoureusement drôle (et vice-versa), une économie non dispendieuse pour une anthropologie pointilleuse combinée à une pataphysique socialement dévastatrice. Comme son maître Alfred Jarry, le créateur de Ubu, Luc Moullet est un vélocipédiste invétéré qui ne craint pas de dire : « Le vélo c’est la culture, la voiture c’est la barbarie ».
Évoquons tout d’abord la chaîne de montagnes que forment les longs métrages (moins nombreux que les courts) et voyons comment malgré leur aspect hétéroclite nous avons affaire à une constellation à la cohérence unique.
Du côté des documentaires, Anatomie d’un rapport (1975) livre audacieusement l’analyse des relations sexuelles de l’auteur lui-même et de sa compagne (la conteuse Antonietta Pizzorno) à l’époque du déchaînement du cinéma X, pendant que Genèse d’un repas (1978) déplie jusque dans les pays du Sud les chaînes capitalistes de production et de consommation des aliments qui finiront dans l’estomac du réalisateur. Du côté des fictions, ce « western ubuesque » (dixit le critique Jacques Siclier) qu’est Une aventure de Billy le Kid (1971) avec Jean-Pierre Léaud parodie les clichés d’un genre estimé par ce cinéphile pointu jusqu’à ou bien les dynamiter ou bien les épuiser, quand de son côté La Comédie du travail (1987) s’amuse à déborder et finalement saborder l’idéologie aliénante de la valeur travail accompagnée de sa gestion bureaucratique qu’est l’ANPE (à laquelle le cinéaste a été à plusieurs reprises inscrit pendant ses périodes de dèche).
La vallée des courts métrages (réalisés plus facilement quand le financement des longs connaît quelques difficultés) offre de fait un cadre privilégié pour les incisives démonstrations pratiques
de Luc Moullet. En effet, ces leçons de choses matérialistes s’établissent sur une base a priori documentaire et donc a fortiori plutôt réaliste, avec des sujets inscrits dans la
vie quotidienne la plus quelconque analysée avec une rigueur méthodologique déjà surprenante, mais en plus de telles machines à l’imparable force critique parviennent rapidement à laisser fuir et
saillir des piques quasi surréalistes, électrisantes et éclairantes, aboutissant à un ingénieux travail de sape de l’arbitraire relatif au béton de nos conventions sociales. Dans Ma première
brasse (1981), Luc Moullet s’auto-analyse en disséquant son « aquaphobie ». Dans Barres (1984), le cinéaste dresse un inventaire des trouvailles des fraudeurs fauchés face à
la discipline de fer des portiques du métro, inventaire qui doit autant à Jacques Prévert qu’à sa propre expérience d’usager de la RATP. Dans Essai d’ouverture (1988), le réalisateur lutte
vaillamment contre les capsules récalcitrantes des bouteilles d’une boisson gazeuse mondialement connue avec un esprit de système tellement cartésien qu’il vire vite à l’absurde.
Tout l’art de Luc Moullet consiste alors à jouer au jeu réglé de la logique avec un impayable sens de l’humour (mais un humour pince-sans-rire, une drôlerie à froid, que le cinéaste partage avec Buster Keaton et Aki Kaurismäki) afin de la dérégler en la prenant au piège de sa propre raison raisonnante. L’ambition, en fait ici extrême, vise bel et bien à l’ébranlement du socle rationaliste de nos habitudes sociales bouclées sur elles-mêmes et comme ossifiées, en fait tellement rassurantes à force de ne plus jamais être questionnées. Nous avons donc affaire à une forme originale d’analyse anthropologique, mi-sérieuse et mi-comique, frontalement amusante et littéralement amusée, des comportements humains. Dans L’Empire de Médor (1986), le geste s’applique aux chiens victimes de l’anthropomorphisme délirant de leurs maîtres. Dans Les Sièges de l’Alcazar (1989), le constat porte entre l’accord des sentiments trahi par le désaccord des goûts cinéphiles, autrement dit sur le faux-raccord entre un garçon critique aux Cahiers du cinéma et une fille issue de la revue ennemie Positif à l'époque des années 50.
Il s'agit au fond d'une cartographie des rigidités de nos structures sociales doublée d’une typologie (ou plutôt de ce que l’on pourrait appeler une « archétypographie » confrontée aux archétypes bornés vissant nos pratiques culturelles). D’une exactitude rigoureuse et tout autant rigoureusement moqueuse, elle s’attaque dans le mordant AERROPORRRT D’ORRRRLY (1990) à la pollution sonore relative à l’assourdissant trafic aérien, dans l’explosif La Cabale des Oursins (1991) à l’exploitation minière qui a produit les terrils. Dans le combatif Toujours plus (1994), elle témoigne des supermarchés qui se sont substitués aux salles de cinéma. Dans le satirique Foix (1994), la commune ariégeoise est rigoureusement appréciée sur le strict plan urbanistique comme la plus « ringarde » de l’hexagone.
Luc Moullet, vivant esprit critique opposé à tous les systèmes de pensée fossilisés, ne réalise pas seulement des films comme le génial Géo Trouve-tout imagine ses inventions farfelues. Car cet homme singulier et pluriel dispose de plusieurs autres casquettes : acteur notamment (dans plusieurs de ses films et ailleurs, chez Pascal Kané et Laurence Ferreira-Barbosa par exemple), mais aussi producteur occasionnel (pour Le Cochon de Jean Eustache et Nathalie Granger de Marguerite Duras), bien sûr critique (depuis l’époque glorieuse des Cahiers du cinéma à partir de 1956 où il n’a par exemple jamais cessé de défendre le cinéma mésestimé de Cecil B. DeMille), et puis logiquement essayiste méticuleux (au sujet du cinéma de Fritz Lang ou de la gestuelle personnelle de quatre grands acteurs hollywoodiens - Gary Cooper, Cary Grant, John Wayne et James Stewart - dans son ouvrage intitulé Politique des acteurs).
Comme pour bien d’autres cinéastes de la Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Chabrol, Jacques Rivette…), les Cahiers du cinéma serviront de marche-pied afin d’accéder à la réalisation, ce qui sera fait avec trois courts métrages décisifs (Un steak trop cuit en 1960, Terres noires en 1961 et Capito ? en 1962 : en trois temps, trois thèmes-clés de l’œuvre moulletienne déjà proposés, à savoir la faim, la géographie montagneuse, la communication défaillante). Puis suit, en 1966, le premier long métrage de Luc Moullet, Brigitte et Brigitte, production minuscule sur le plan économique mais majuscule sur celui de l’inventivité cinématographique, dans lequel on pourra reconnaître, aux côtés des héroïnes quasi jumelles (jouées par Françoise Vatel et Colette Descombes), Éric Rohmer, Claude Chabrol, Samuel Fuller, André Téchiné ainsi que le réalisateur en personne en apparition discrète appelée à devenir chez lui récurrente. Suivent Les Contrebandières (1967), inénarrable récit picaresque planté sur une improbable frontière franco-mexicaine (!) alors qu’ailleurs on peut en canoë partir des Alpes pour atteindre Boulogne-sur-Mer (!!).
Le critique et ami Jean Douchet dit à bon escient de Luc Moullet qu’« il est drôle dans le sens où l’on dit un drôle de bonhomme ou un drôle de raisonnement. Il n’y a pas chez lui de belles images, ni d’effets de caméra ostentatoires. Au plus simple, au plus vite, au plus droit pour voir ce qu’il y a à dire ». Ce à quoi répond Luc Moullet lui-même en précisant : « Je suis burlesque à force d’être démuni et je pense qu’il n’y a de vrai comique que sur des sujets sérieux ». Celui-ci ajoute encore en citant l’un des plus grands cinéastes classiques hollywoodiens, Ernst Lubitsch, que « la meilleure chose pour apprendre à filmer des acteurs, c’est de filmer des montagnes. Comme je ne suis pas sûr de bien savoir filmer les acteurs, je continue à filmer les montagnes ».
L’Homme des Roubines réalisé par l’ami Gérard Courant en 2001 sera logiquement un portrait filmé dans les Alpes de Haute Provence où justement Luc Moullet est né en 1937 (il y tourne la plupart de ses films, y réside et y puise la fraîche vigueur de son inspiration). Et ce dernier en y racontant les folles aventures qu’ont été plusieurs de ses tournages anticipe sur ce que est pour le moment son dernier long métrage en date (en attendant Le Prestige de la mort prévu pour le début de l’année 2007), Les Naufragés de la D 17 (2002), sorte de résumé virtuose et généreux de toute l’œuvre, qui commence comme un vrai documentaire (avec une voix off didactique racontant l’inachèvement de la construction de la Départementale n° 17) puis vire rapidement au délire avec, entre autres tant le film est échevelé, une équipe de cinéma bloquée sur le tournage d’un western montagnard aussi fauché que celui de Une aventure de Billy le Kid, un groupe de militaires paranoïaques qui croient que les armées de Saddam Hussein ont envahi la France à l’heure de la première guerre du Golfe en 1991, un maquignon malin qui dépanne avec ses vaches les quelques voitures enlisées dans la fondrière qu’il a lui-même creusée pour gagner quelque argent. Et puis un irascible champion de course automobile (hilarant Patrick Bouchitey) dont l’effarant sexisme ne l’empêche pas d’être aimé par sa jeune copilote débutante. Sans oublier, enfin, un berger faunesque (et forcément renoirien) très accueillant pour toutes les femmes en état de désœuvrement sentimental.
Contempteur des absurdités humaines (trop humaines), des contradictions sociales et des hermétismes culturels. Mais aussi médecin en quête ludique des symptômes les plus drolatiques de notre civilisation en voie de saturation et de réification. Mais encore aventurier joyeux et opiniâtre du cinéma dont la marginalité économique est paradoxalement synonyme de centralité en terme d’importance artistique (soulignée par Jean-Luc Godard et Jean-Marie Straub, Jacques Rozier et Jean-François Stévenin, Alain Guiraudie et Philippe Ramos). Tout à la fois vélocipédiste et montagnard, humoriste et anarchiste, burlesque et clinicien, primitif et moderne, matérialiste et libertaire, économe sur le plan de la production et prodigue sur celui de l’imagination, travaillé au corps par cette pulsion élémentaire et au principe de tout qu’est la faim (son grand sujet, et universel en plus comme l’avait fait remarquer le critique Serge Daney).
C'est tout cela Luc Moullet. L'homme est un cinéaste persévérant qui sait opposer la vis comica de sa raison pratique à la comédie de la raison pure censée légitimer les bêtises et les vices de notre société confite dans son autosatisfaction.
13 avril 2007