Le remariage est une comédie nécessaire à faire coïncider l'amour et l'institution qui voudrait le consacrer. Le remariage est non seulement une comédie, c'est aussi un remake qui fait passer le mariage du stade formel au stade réel en célébrant alors les noces contre-intuitives de Kierkegaard et de Hegel.
Ernst Lubitsch s'y est essayé avec La Huitième femme de Barbe-Bleue en montrant comment une femme aime un homme qui a pris l'habitude de se marier comme on change de chemise de pyjama. Le remariage devient alors, après bien des tracas comiques, la mue imaginale d'un homme aliéné et sa femme d'être pour lui l'accoucheuse si et seulement si, face à l'amateur de pyjamas, elle est en porte aussi le pantalon.
Le mariage et son remake
Même si le film n'apparaît pas dans le corpus des sept longs-métrages retenus par Stanley Cavell dans son analyse philosophique de la « comédie du remariage » proposée par À la recherche du bonheur (éd. Cahiers du cinéma, 1993 [1981 pour l'édition originale]), La Huitième femme de Barbe-Bleue (1938) d'Ernst Lubitsch relève indubitablement de ce sous-genre dégagé par ce dernier à partir de la « screwball comedy » qui triomphe alors sur les écrans, le genre étant marqué avec les sorties concomitantes, la même année, de Bringing Up Baby – L'Impossible Monsieur Bébé de Howard Hawks et You Can't Take it With You – Vous ne l'emporterez pas avec vous de Frank Capra.
Dans la « comédie de remariage », le mariage est invité à sa répétition dans l'épreuve décisive de l'amour, échouant une première fois pour réussir en un second temps. La répétition n'opère qu'en réponse à une crise de la conjugalité et de la reconfiguration des relations de couple qu'elle appelle, à la faveur de la satisfaction d'une double exigence féminine. La situation est alors exemplaire des changements sociaux dont témoigne l'époque, pour la reconnaissance d'une différence des genres comme d'une égalité entre les genres. C'est le bonheur d'un type de films comiques dont la modernité enregistre, dans la sphère amoureuse, la construction d'un nouveau rapport fait d'équilibre dépassant les antagonismes de la différence et de l'égalité. Un rapport à l'initiative des femmes et auquel résistent longtemps les hommes, raides et obstinés, jusqu'à leur consentement qui est également un relâchement avérant le nécessaire désœuvrement de toute forme de domination.
D'un côté, la modernité caractérisant la « comédie du remariage » peut légitimement susciter l'enthousiasme des partisans d'un féminisme socialiste comme celui de Nancy Fraser ; de l'autre, le sous-genre expérimente dans ses circonstances propres le passage hégélien du stade formel à son moment réel. Le mariage n'est donc refait – il s'agit bien d'un remake – qu'à raison de ne pas se suffire de son formalisme propre. L'accréditation symbolique donnée par l'institution maritale est en effet insuffisante en soi à marquer qu'il y a amour. Au contraire, l'amour qu'il n'y a pas marque le ratage du mariage et la réussite du remake ne consiste alors qu'à consacrer la nécessité de l'amour, qui est le réel dont la forme maritale a besoin pour être véritablement opératoire. La répétition se présente ainsi comme la modalité permettant, avec le passage hégélien de l'en-soi au pour-soi, de soumettre l'ordre symbolique attaché à l'institution au principe éthique d'un choix subjectif partagé.
Le mariage marque moins la possibilité que l'amour ait lieu qu'il ne remarque le déjà-là de l'amour. Le mariage doit donc d'abord commencer sur un échec pour ensuite réussir (« Essayer encore. Rater encore. Rater mieux » comme l'écrivait Samuel Beckett dans Cap au pire en 1982). C'est donc la grande formule de la « comédie du remariage » qui consiste exemplairement à renverser l'ordre des priorités, le mariage ne venant qu'après coup, échouant puis réessayé pour consacrer pour la société le sacré d'un amour déjà réalisé. Désormais, l'amour n'est plus la conséquence vertueuse de la loi dans ses obligations maritales, mais la condition d'un mariage réussi, qui rate et doit recommencer si cette condition fait défaut. Contre le formalisme vide du mariage, l'amour est ce réel dont l'événement appelle l'institution maritale à basculer de la précession à la rétrospection.
Avec la comédie du remariage, le scepticisme de Stanley Cavell pose dans sa philosophie de la vie ordinaire d'abord l'angoisse du langage qui y achoppe, pour insister sur la dimension éthique de la conversation éducative du couple pris entre mariage et remariage. L'approche cavellienne, héritière du perfectionnisme emersonien, ne tient toutefois qu'à se prolonger sur le versant moins éthique qu'anthropologique d'une conflictualité du désir rapportée à la présence mimétique d'un tiers comme le montrent les lectures shakespeariennes de René Girard (cf. Toufic El-Khoury, La Comédie hollywoodienne classique. Structure triadique et médiations du désir (1929-1945), éd. L'Harmattan, 2016). On voudrait seulement ajouter que le genre serait également propice à vérifier ce que la dialectique hégélienne y creuse un hiatus dans son socle formé par la philosophie kierkegaardienne. Ce qui est savoureux tant Kierkegaard s'était donné comme adversaire philosophique Hegel. Le stade éthique associé au mariage étant d'abord contredit par le conflit des sentiments (et la triangulation des désirs qui peut en découler), pour être relevé ensuite dans la sphère éthique des amoureux dont l'existence est l'expérience partagée, l'assomption d'une différence vécue à égalité.
La série des femmes interchangeables
et celle qui l'interrompt
De fait, la formule du remariage comique sied parfaitement à la Huitième femme de Barbe-Bleue. Le film d'Ernst Lubitsch raconte comment, du côté de la « french Riviera », Nicole de Loiselle (Claudette Colbert, malicieuse à souhait), fille d'un marquis désargenté (Edward Everett Horton incontournable chez Ernst Lubitsch depuis Trouble in Paradise – Haute pègre en 1932), se marie avec le milliardaire Michael Brandon (Gary Cooper, génial dadais enfantin capable de mêler raideur et souplesse). Découvrant au moment de leurs noces niçoises que le bonhomme s'était déjà marié sept fois, Nicole ne désire en rien être le huitième numéro d'une série interminable. Elle décide en conséquence d'adopter une stratégie qui s’avérera irrésistible. Il s'agit de se rendre parfaitement irritable pour être à la fois désirable (Nicole multiplie ainsi les faux amants pour rendre jaloux son mari) et inaccessible (elle se refuse physiquement à lui). Une fois le divorce consommé, et forte de la pension alimentaire versée par son ex-conjoint hospitalisé pour dépression, Nicole bénéficie de l'autonomie financière qui lui permet de traiter d'égal à égal avec lui. Après un passage critique à la clinique, Michael est désormais tout à fait disposé au remariage, qui est cet événement conjoignant à sa propre relève psychique la rédemption symbolique de l'institution maritale elle-même.
La Huitième femme de Barbe-Bleue tiré d'une pièce de théâtre d'Alfred Savoir adaptée par Charles Brackett et Billy Wilder n'est peut-être pas le meilleur film d'Ernst Lubitsch. Il vient après les difficultés de production de Angel – Ange (1937) et les réalisations plus ambitieuses, notamment sur le plan politique, que seront respectivement Ninotchka (1939), The Shop Around the Corner – Rendez-vous (1940) et To Be or Not to Be – Jeux dangereux (1942). Cet opus n'en demeure pas moins exaltant dans l'examen proposé de la formule caractéristique de la « comédie du remariage ».
L'histoire est en effet passionnante en racontant comment une femme a le génie de s'inscrire dans une série (sept femmes la précédent) tout en en interrompant le cours (la huitième femme est en effet la dernière parce qu'elle est l'unique). L'interruption de la série des femmes, interchangeables car équivalentes, se déduit de l'événement amoureux, incommensurable. L'interruption consiste aussi à sauver le milliardaire de réflexes qui, revêtus des habits du conte désigné par le titre, appartiennent plus crûment en réalité au consumérisme associé à son statut d'homme riche. Il s'agit pour Nicole de ne pas être un bien de consommation de plus comme il s'agit pour Michael de cesser d'agir ainsi, qui se contente seulement de faire se succéder mariages, divorces et paiement des pensions alimentaires afférentes. C'est alors que le héros passera de la compulsion de consommation au désir. C'est ainsi qu'il peut désirer celle qui lui résiste en multipliant autour d'elles de faux rivaux qui doivent répondre à la nuée virtuelle des femmes l'ayant précédée. Et c'est comme cela que triomphe Nicole, qui refuse de se contenter du statut de divorcée richement dotée par le versement de sa pension alimentaire, en préférant faire de cette pension la marque difficilement gagnée d'une autonomie financière qui l'autorise à traiter avec son ancien mari en toute égalité. Elle, dégagée de l'ombre de l'héritage paternel dilapidé et lui, sauvé de ses réflexes à la fois sériels et sexuels.
L'homme à l'état larvaire et son accoucheuse
Comme l'écrit Toufic El-Khoury dans son analyse girardienne de la comédie hollywoodienne classique, chez Ernst Lubitsch le tiers est souvent absent ou virtuel, il l'est même de plus en plus dans son œuvre. Design for Living – Sérénade à trois (1933) apparaît à cet égard comme le chef-d’œuvre de l'amour qui, avant le code Hays, peut expérimenter la possibilité du chiffre trois. Avec La Huitième femme de Barbe-Bleue, le tiers virtuel ou absent est présent en l'étant même doublement : d'un côté avec les conquêtes passées de Michael ; de l'autre avec les amants inventés de Nicole. Nicole peut ainsi conjurer la rivalité mimétique qui empoisonne son existence, en entretenant le désir de celui qui voudrait seulement la consommer par le double aiguillon du refus du passage à l'acte (y compris en croquant un bouquet d'oignons) et du recours truqué au rival fictif (comme l'est le confident joué par le jeune David Niven qui voudrait bien le devenir vraiment).
Deux vêtements marqueront concrètement l'exemplarité symbolique du récit proposé par La Huitième femme de Barbe-Bleue. Au début, c'est un pyjama dont Michael ne veut que la veste et Nicole seulement le pantalon ; à la fin, c'est une camisole de force qui empêche Michael d'étrangler Nicole. La première fois, le vêtement se présente comme le symbole d'un désir d'appariement compliqué par l'écart entre les obligations marchandes (le pyjama se compose de deux vêtements inséparables commercialement) et les pratiques domestiques (pour preuve, le directeur du magasin refuse de céder au client alors même qu'il dort en ne portant comme lui qu'une veste de pyjama). Cet écart marque déjà que la marchandise est cette loi qui voue le mariage au seul formalisme et l'amour à son simulacre répétitif et compulsif. La camisole de force manifestera à la fin l'aliénation du héros qui croit être la victime de son ex-conjointe alors qu'elle est en fait son accoucheuse, celle qui le pousse à se délivrer de ses vieux liens, de sa peau fripée de Don Juan américain friqué. Et Nicole n'y arrive qu'en payant le pantalon de pyjama pour celui qui n'en désire que les chemises.
Comme l'imago accueille la métamorphose finale de la chenille en papillon, la camisole est cette chrysalide ; mieux, elle est cet état larvaire auquel doit échapper Michael et il doit y arriver seul sur l'invitation de celle qui l'aime et dont il reconnaît désormais la perversité nécessaire dès lors qu'elle lui aura permis de se délivrer de sa vieille peau. C'est pourquoi la « comédie du remariage » relève autant de la mue imaginale que de la cure thérapeutique. On retiendra enfin que Billy Wilder aura su retenir les leçons éthiques du maître en les déclinant à l'occasion tardive d'une variation, évidemment plus mélancolique, de la Huitième femme de Barbe-Bleue offerte vingt ans plus tard avec Love in the Afternoon – Ariane (1957) et dans lequel on retrouve, vieilli, Gary Cooper.
27 décembre 2018