Noir et Blanc (1986) de Claire Devers

Malaxe

Noir et Blanc est un exercice de massage fascinant. La chair des corps que la peau est censée opposer est ce que malaxe en douceur le premier film de Claire Devers pour atteindre à l'os de leur énigme. Le désir est l'indice intempestif qu'il y a du trouble dans la race. Le rapport du positif et du négatif a parfois la nébulosité du secret.

 

C'est alors, contre toute évidence, une alliance échappant aux grilles d'identification autant qu'aux explications psychologiques.

 

Immunisée contre la mauvaise conscience et le ressentiment, l'alliance contre l'évidence est une machine opaque de sens et de désir. Une usine d'un nouveau genre dont l'engrenage a pour finalité l'indiscernabilité du cri abolissant la différence entre la souffrance et le plaisir.

« Malaxe
Le cœur de l'automate
Malaxe
Malaxe les omoplates
Malaxe le thorax 
»

 

(Alain Bashung, « Malaxe », Fantaisie militaire, 1996)

 

 

 

 

 

Le massage est transsubstantiation

 

 

 

 

 

Antoine est expert comptable, missionné par son employeur pour mettre de l'ordre dans les papiers du patron d'une salle de sport. En haut, se trouvent les machines de musculation, vélos et fontes à soulever. Au niveau intermédiaire, les services de balnéothérapie avec le sauna et la piscine. En bas, la chaudière est une autre machine près de laquelle s'échangent les petits secrets des animateurs de la salle, clients et billets pour des services illicites. Une économie parallèle qui se lirait encore autrement dans le fouillis des comptes quand Roland, le patron du lieu, devine en plaisantant à moitié seulement que les erreurs relèvent autant de la fraude involontaire que de l'aveu inconscient.

 

 

 

Et puis il y a la perception qui happe le regard d'Antoine quand il visite les espaces de la salle de sport, cet ondoiement noir et luisant qui l'étourdirait s'il n'y avait pas le chlore pour servir alors de justification d'occasion. Dans la piscine nage Dominique qui travaille comme masseur. Un massage est offert au comptable et le travail du passeur est filmé comme un office, une liturgie. Une messe pour laquelle Antoine marquera plus de passion qu'avec la chorale amatrice où l'on chante du Mozart. La chair est aussi la matière d'une transsubstantiation et l'on n'oubliera pas que Noir et Blanc se passe en décembre, juste avant les fêtes de Noël. Le thème de la tentation de saint Antoine (le petit blanc tourmenté par un diable noir) est suffisamment bien travaillé par Claire Devers pour toucher à l'os. Antoine, le corps pétri par les mains de Dominique, a compris ce qu'aucune parole ne servira à énoncer : le massage est le premier rapport sexuel de son existence d'hétéro tranquille.

 

 

 

De ce rapport-là, qui est un remaniement de la transsubstantiation dans le sens de l'usage des plaisirs et du souci de soi, gréco-latin plutôt que chrétien, Antoine ne reviendra littéralement pas.

 

 

 

 

 

L'os du masochisme

 

 

 

 

 

Noir et Blanc travaille à l'os la littéralité qu'il s'est donné pour matière et objet. Le film est d'abord une adaptation d'une nouvelle de Tennessee Williams, Le Masseur noir, mais la transposition de l'Amérique ségrégationniste des années 40 à la France des années 80 est un bon moyen pour décharner le récit et n'en garder que l'os, le dur d'un désir dont la vertèbre complique le jeu des identifications et des causalités. Le film est tourné en noir et blanc mais le 16 mm. a la sensibilité suffisamment grumeleuse pour brouiller la polarisation associée à la symbolique traditionnelle de la lumière et des ténèbres. S'il se refuse à l'image à jouer des nuances de gris, la grisaille l'emporte toutefois en imposant à la situation une nébulosité qui vaut neutralisation des évidences faciles.

 

 

 

La rencontre d'un Noir et d'un Blanc, en étant décharnée de toute psychologie, est moins une relation surdéterminée par la causalité sociale du fait racial qu'un rapport de désir dont l'énigme fait voir comment la race peut fonctionner aussi comme un vecteur d'opacification et d'estrangement.

 

 

 

Noir et Blanc est un film qui n'est pas gris à l'image mais dans l'idée qui s'en déduit. Le gris s'associe au neutre qui fonctionne d'abord comme un opérateur de suspension et de neutralisation (Antoine et Dominique ne forment jamais un couple homo militant pour la cause des amours interraciales), avant de déboucher sur la plus littérale des désarticulations (Antoine n'a rien à demander à Dominique, rien sinon d'aller au terme d'une violence désirée sans s'obliger à devoir se motiver). Le petit film de Claire Devers, 80 minutes chrono et format carré comme pour tenir à l'énergie de la nouvelle d'origine qui ne s'étire pas plus que sur sept pages, est un grand film sur le masochisme pour ces raisons-là. D'abord parce que le désir est un événement intempestif dont la part d'excès contrevient à tout utilitarisme reposant sur un principe de différenciation des peines et des plaisirs. Ensuite parce que l'alliance s'impose comme pur rapport (impersonnel) plutôt que relation (interpersonnelle). C'est la secrète alliance qui se dote du froid nécessaire (la salle, l'hôpital et l'hôtel, la nuit, l'hiver et l'usine) pour refroidir l'ardeur des causalités servant à percer l'opacité.

 

 

 

À ce propos, il suffit qu'Antoine parle à Dominique du caractère impératif et imprévisible de son désir en disant qu'il s'est imposé à lui comme un destin plus grand que lui pour penser à Gilles Deleuze, auteur en 1967 d'une étude importante sur Sacher-Masoch et enseignant à l'Université de Vincennes où a étudié Claire Devers avant de rejoindre l'IDHEC. Ce n'est pas une confession en voix-off mais, un décadrage aidant, une voix d'abord out avant d'être in qui relaie moins un aveu qu'un souhait. Claire Devers n'avoue pas davantage. Elle raconte seulement comment son désir de cinéma s'est reconnu dans la pensée d'un philosophe qui, un an plus tard en mai 1987, va donner à l'IDEC devenu Fémis une conférence décisive intitulée « Qu'est-ce que l'acte de création ? ».

 

 

 

Le gris pour neutraliser les réflexes de l'identification sociale, le froid pour dégriser les ardeurs à l'explication psychologique. Le noir et le blanc s'exposent alors dans une dénudement révélant qu'il y a du trouble dans le sexe et dans la race, trouble dans l'un et dans l'autre des deux rapports, trouble dans les deux rapports quand ils entrent en rapport. Le contrat se signe en noir et blanc, celui qui donne les coups, celui qui les reçoit, c'est tout. On coupe court alors l'herbe sous le pied des mauvais scénarios confrontant par réflexes impensés et non critiqués la mauvaise conscience ou la culpabilité des uns au ressentiment des autres. La jouissance jusqu'au bout qui est la mort n'est ni l'enjeu d'une relation perverse comme les valorise le naturalisme (il faut s'imaginer ce qu'aurait fait un Rainer Werner Fassbinder de ce récit-là), ni le prétexte pour une histoire d'amour tordue rédimée par le sublime du tragique. Le film de Claire Devers est clinique mais sa modestie le retient de frapper avec les manières chirurgicales qui seront bientôt celles d'un Michael Haneke.

 

 

 

La clinique, avec ses espaces froids et impersonnels, est celle du désir dont les machinations sont des excès tirant de la race des effets de sens dont l'opacité déboite les évidences.

 

 

 

 

 

L'usine est vide, l'usine est partout

 

 

 

 

 

Noir et Blanc est un long film court qui n'est jamais à court d'idées. Les acteurs sont excellents, de premier comme de second plan. Jacques Martial qui interprète Dominique est une présence mystérieuse sans être inquiétante (on souffre de voir à quel point le cinéma et la télévision n'ont pas su quoi faire avec lui ; il est devenu depuis adjoint des outre-mers à la Ville de Paris). Francis Frappat fascine en ressemblant incroyablement à Serge Daney, lui aussi un habitué de Vincennes et de l'IDHEC (la ressemblance aurait-elle été assumée par Claire Devers ? Le mystère reste entier). Dans le rôle du petit patron, Marc Berman a le regard magnétique, malicieux et méphistophélique que l'on remarque déjà à la même époque où il tourne dans I Love You (1986) de Marco Ferreri. Et les acteurs de passage ne sont pas en reste, Catherine Belkhodja dans le rôle d'une femme de ménage lectrice et bourrue, Benoît Régent en gardien de nuit désœuvré, et puis Isaac de Bankolé.

 

 

 

Il y a également des scènes très drôles et finement écrites. On pense en particulier au jeu des trois animaux et des trois adjectifs qui leur sont associés, ce jeu truqué parce que ses règles sont cachées et qui permet de savoir comment les autres nous perçoivent, comment on se voit soi-même et qui l'on est en réalité. Ce jeu est une petite technique de drague entre un masseur et la secrétaire de la salle de sports. Repris par Antoine avec sa copine, il s'offre en triste démenti. L'hétérosexualité est une convention qui a sans crier gare perdu tout son crédit. Sa manière d'éconduire la secrétaire qui tente une approche est autrement révélatrice quand il la force à s'asseoir sur l'une des machines de musculation. La machine qu'il s'est trouvée sans l'avoir jamais cherchée ce sont les mains de Dominique qui, elles, sont des organes muets quand les copains antillais sont ceux à qui l'on ne peut rien dire. L'ultramarin est le corps d'un outre-noir qui redonne de l'éclat à une blancheur dévitalisée, la figure aussi intrigante que le « Nègre du Narcisse » dans le roman éponyme de Joseph Conrad.

 

 

 

Mine de rien, Noir et Blanc semble d'abord jouer le jeu d'un retour nostalgique au noir et blanc des années 60, contemporain des premiers films de Jim Jarmusch, Léos Carax et Luc Besson qui ont marqué les années 80. Là encore, le malaxage est un précieux décharnement et le maniérisme est une graisse vite brûlée en laissant place à d'autres fantômes cinéphiles, Daïnah la métisse (1932) de Jean Grémillon et La Féline (1942) ou Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. Claire Devers perpétue une histoire mineure du meilleur cinéma. En troublant les évidences aveuglantes du sexe et de la race, leurs alliances redisent à la domination qu'elle est aussi un processus réciproque de subjectivation, elle tire du côté de l'indécidable des identités auxquelles la société assigne ses sujets.

 

 

 

On note cependant la persistance d'un élément qui serait structurel : le Noir est au service du Blanc. Mais le masseur devient ici un tortionnaire à la seule demande de celui qui en a reconnu le désir. L'usine nocturne et vide qui fait suite l'hôtel paumé où Antoine et Dominique échouent à être un couple homo sera leur dernier théâtre. En ne reprenant pas l'anthropophagie qui clôt la nouvelle de Tennessee Williams, Claire Devers préfère voir ce qui arrive dans les années 80 : d'un côté avec la dissipation de la classe ouvrière (une volatilisation non synonyme de disparition) ; de l'autre avec l'individualisation diffuse du modèle de l'usine (le sexe est une usine et l'individu postmoderne est l'ouvrier de ses petits chaînes de plaisirs). La nouveauté est alors celle-là : l'usine ne produit pas de valeur mais sa destruction dans la dislocation du corps du demandeur. La plus-value (Marx) est absorbée dans un plus-de-jouir (Lacan) à l'ère ouverte ou le capitalisme s'étend autant qu'il s'abolit.

 

 

 

L'usine exposant dans le dernier plan ses engrenages qui tournent à vide ressemble alors au moulin à farine de Vampyr (1932) de Carl. T. Dreyer et ils sont, comme Jean-Louis Schefer l'avait montré, les indices de la machine cinéma en tant qu'elle fonctionne d'abord pour elle-même. La farine blanche moulue dans l'usine cinéma dont l'ouvrier ultra-marin est un maître de l'outre-noir est la neige qui se dépose à l'époque sur ce que l'on croit savoir des rapports de sexe, de race et de classe. Et le refroidissement n'est pas ce qui s'oppose au brûlant mais un nouvel âge polaire des brûlures du désir dans l'interpolation des identités sociales.

 

 

 

Noir et Blanc montrerait alors – osons en avancer l'hypothèse – que les masochistes auraient peut-être un temps d'avance sur le stade ultime du capitalisme, cette destruction créatrice qui l'est surtout de la sienne propre. Un temps d'avance qui est celui du désir en ayant barre sur la seule pulsion de mort.

 

 

 

Post-scriptum : Le Masseur noir est une nouvelle qui avait déjà été adaptée mais le film a été perdu à jamais. Il s'agit du tout premier film de Franssou Prenant, formée au montage à l'IDHEC et dont le matériel filmé au début des années 1970 avait été par accident utilisé par d'autres étudiants. Ce premier essai est un film fantôme qui avait conservé le motif de l'anthropophagie. L'amour c'est du miam-miam disait encore Lacan et le cinéma de Franssou Prenant aussi, même si le grappillage des yeux et des oreilles aura débouché depuis sur les horribles ripailles coloniales de De la conquête.

 

 

 

17 février 2023


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