Myriam El Hajj a plusieurs anges gardiens dans son existence en cinéma. Polichinelle est l'un d'entre eux et il revient à Giorgio Agamben d'avoir énoncé la morale de l'ange de la commedia dell'arte : « ubi fracassorium, ibi fuggitorium - là où il y a une catastrophe, il y a une échappée ». L'époque du désastre obscur perdure au Liban ; s'entrouvre pourtant celle du désir qui dit à l'origine la nostalgie d'une étoile perdue. Refaire un peuple de langues et de jambes, de poumons et de pieds est la voie difficile d'un remembrement collectif. Et la vocation d'un film qui y a trouvé moyen de tourner autour du trou du désastre sans y succomber, et faire ainsi trouée pour à nouveau marcher et respirer.
Le rêve d'un monde d'après la trêve
La trêve engagerait au fond à être fidèle à sa vérité. Si la trêve est un mot de la guerre quand les belligérants s'accordent à faire cesser le bruit des armes, la relâche suggère alors la précarité de l'arrêt ou son caractère provisoire. La fidélité est un compromis et sa vérité est transitoire. Le peuple libanais le sait si bien que la fin de la guerre civile est une formalité toujours démentie par le réel de sa continuité plus ou moins sourde, de plus ou moins grande intensité. Depuis 1990, le Liban est en effet entré dans une nouvelle époque qui tient à la radicalité même de ce que ce mot veut dire, qui signifierait la parenthèse d'un régime d'indiscernabilité.
La trêve dirait alors la guerre civile qui continue par d'autres moyens que la guerre : avec les incivilités d'un État corrompu dans son festin partagé par les chefs de guerre et d'un marché qui a tiré profit de la coïncidence pure de l'amnistie et de l'amnésie, notamment dans le domaine de la spéculation immobilière ; et celles de l'occupation israélienne jusqu'en 2000 et de l'occupation syrienne jusqu'en 2005, et leur paroxysme dans la série des assassinats et les attentats, jusqu'à l'attaque israélienne meurtrière de l'été 2006. La trêve dit l'époque d'un monde sans époque, sinon celle de la suspension des catégories morales et historiques au nom du suspension des différends. Comment, alors, passer du pacte à la paix ? Comment refaire époque ?
Voilà ce qui meut les films de Myriam El Hajj, d'abord Trêve (2015) et Diaries of Lebanon aujourd'hui, ce qui pousse dans les failles sismiques de ses films. Dans le premier, des patriarches qui pratiquent la chasse dans la plaine de la Bekaa sont les gardiens vieillissants d'une mémoire de la guerre du côté des milices chrétiennes. Le statisme des cadres indiquait alors la permanence infrabasse de la guerre civile dont le nom grec est stasis. Et toute la nébuleuse de termes qui s'y associent, stases et stations, participaient à faire écran à ce qui pousse dans les mots de la réalisatrice interpellant son père et son oncle, et dans les pattes de la chienne Mira qui était comme son double à elle, l'ange de Myriam qui lui rappelait qu'il y avait certes un mur pour horizon bouché, mais aussi un sol sur lequel marcher pour fuir, même sur place, et faire un monde à arpenter.
La trêve a trop longtemps duré. Le temps est venu du coup d'après - du rêve d'un monde d'après la trêve.
« Empoumonement »
Diaries of Lebanon est le film de l'arpentage retrouvé. Son ampleur est une affaire de poumons et de pieds, de paroles (chants, discours et slogans) et de marches (sur les pavés de la capitale), tous organes retendus par le souffle d'une Histoire en accéléré, comme s'il s'agissait de rattraper le retard que le trêve aura imposé. En 2018, les élections législatives soulèvent des espoirs foulés au pied par les trucages habituels de la corruption. La candidate malheureuse Joumana Haddad, dont le siège lui a été volé, y trouve l'élan de ses soulèvements qui s'accordent avec l'énergie de la colère populaire telle que l'incarne la chanteuse Perla. Le 17 octobre 2019, tout le Liban est dans la rue ou presque, le plus grand mouvement social de son histoire et l'un des plus beaux de ce début de 21ème siècle avec ses homologues chilien et algérien.
D'un côté, Libanaises et Libanais offrent un sublime retour de flammes au printemps arabe qui avait ouvert la décennie. De l'autre, l'insurrection rassemble des multitudes qui désignent pour antagonisme principal commun l'État corrompu par la voracité des chefs de guerre. L'élan révolutionnaire compense ainsi la faiblesse relative de son programme politique, qui peut souvent se réduire à un pur dégagisme, par la neutralisation du piège du confessionnalisme.
Le soulèvement est un empowerment que l'on voudrait traduire par « empoumonement ». Une insurrection qui ajoute aux deux montagnes caractérisant la géographie du pays, à l'ouest le mont Liban et à l'est l'Anti-Liban, une nouvelle montagne, la surrection des gens qui marchent et que portent toutes les petites souris qui ont le sourire de Joumana et Perla. Et celui de Myriam El Hajj que l'on sent si grand de l'autre côté de la caméra. Les cadres ne sont plus statiques. L'assise fixée a laissé place au battage de pavés comme les langues claquent, ivres de slogans et de chansons, tout un feu qui est comme le magma d'un volcan en mouvement.
Voilà ce qui est documenté : la guerre civile-incivile est dans notre dos mais les gens sont devant, au-devant d'eux-mêmes dans un dépassement de la trêve parce que le désir n'est plus au pacte des seigneurs de la guerre mais à la paix d'un peuple qui se donne à lui-même les formes et scènes de ses rassemblements après avoir été tellement démembré. Si la joie qui s'y exprime est circonstanciée dans la localisation de son apparition, sa portée politique est universelle dans sa puissance affective parce qu'il s'agit d'un événement.
Cela qui est apparu avec la force transgénérique de l'événement disparaîtra pourtant lors de la crise sanitaire du printemps 2020. Il y avait un peuple et, soudain, le peuple manque dans les rues comme l'air se raréfierait. La trêve est repassée devant. Elle ne lâche pas si facilement comme le peut parfois un pénible amant.
La force du documentaire est de se laisser porter par les mouvements et aléas de l'Histoire, par les forces du soulèvement de l'automne 2019 jusqu'à leur évanouissement moins de six moins plus tard. L'« empoumonement » aura viré en essoufflement. Les plans redeviennent alors statiques. La crise sanitaire mondiale est une autre manifestation de la guerre civile-incivile quand c'est le vivant lui-même qui, dans le surgissement d'un virus qui est la réponse zoonotique à l'écocide mondialement organisé, se retourne contre lui-même.
Il y avait pourtant une troisième figure toujours là pour trianguler ce que narre Diaries of Lebanon depuis la reconnaissance sororale de Perla et Joumana. C'est Georges, un autre oncle de la réalisateur qui porte la même histoire et dont l'amputation était le signe avant-coureur. L'homme qui passe tous les jours chez son coiffeur est l'ange obscur de l'Histoire, celui pour qui le miroir est un mur et dont la jambe perdue est l'image de la mutilation générale.
Les poils repoussent comme la trêve est revenue. L'asphyxie dans l'éparpillement a recommencé.
Le trou du désastre, la trouée du désir
Joumana et Perla forment la base du triangle, c'est ainsi qu'elles ont pu marcher et s'époumoner ensemble. Georges en est, lui, le sommet obscur et inversé, celui qui en sait plus ce qu'il veut ou peut en dire, et qui a donné sa jambe à son parti en la prenant à tout son pays. Mais l'Histoire n'en avait pas fini avec le peuple libanais. Après le soulèvement et son évanouissement, l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 succède à l'implosion sanitaire en délivrant un nouveau monstre, un nouveau paroxysme d'incivilités avec plus de 200 victimes. Le monstre est toujours celui d'une mise en garde et l'oncle Georges était à lui-même le dragon. L'État est un Moloch, un Léviathan qui n'en finirait plus de dévorer ses enfants. Si jambes et langues ont été coupées par la crise sanitaire, le trou noir du port fait poyrtant revenir langues et pieds pour battre le pavé.
Et Perla, dans le dernier plan, est celle qui chante à cheval sur le muret la séparant de l'extérieur, un pied par terre et l'autre dans le vide. L'amputée balance et comme elle chante, l'air la retient de tomber par terre. Sa langue et ses poumons lui procurent l'énergie solaire de l'ange nécessaire qui, ainsi, saura renouer avec le sol.
Il n'y a pas d'autre époque à désirer que l'après de la trêve, qui tient dans les poumons et les jambes d'un peuple retrouvé comme il peut exister des retrouvailles entre amoureux. Il n'y a pas d'autre désir de l'autre qu'à marcher avec lui et parler la même langue de lutte. Diaries of Libanon est tressé d'histoires d'amour déçues pour sa réalisatrice, il est tout autant tramé d'une grande histoire d'amour populaire. Comment peut-on être libanais sans le désir des gens de retrouver ensemble langues et poumons et bouches et jambes ?
Myriam El Hajj a plusieurs anges gardiens dans son existence en cinéma. Polichinelle est l'un d'entre eux et il revient à Giorgio Agamben d'avoir énoncé la morale de l'ange de la commedia dell'arte : « ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappée ». L'époque du désastre obscur perdure ; s'entrouvre celle du désir qui dit à l'origine la nostalgie d'une étoile perdue. Refaire un peuple de langues et de jambes, de poumons et de pieds est la voie difficile d'un remembrement collectif. Et la vocation d'un film qui y a trouvé moyen de tourner autour du trou désastre sans y succomber, et faire trouée pour à nouveau respirer.
25 juin 2024