1) Le social ne consiste pas seulement (même si fondamentalement) en un adjectif substantivé qui désigne la décomposition du caractère générique, voire abstrait, de la société en plusieurs séries de faits concrets susceptibles d'une analyse ou bien compréhensive, ou bien critique. Le social, c'est aussi (pour ce qui nous intéresse ici) une impasse esthétique au regard d'un certain nombre de films qui, pourtant, exposent ostensiblement une préoccupation attentive à la diversité de ses manifestations parmi les plus vives. Le social représente alors ce qu'ambitionneraient de prendre en considération des films qui, échouant à en saisir le nuancier (par excès – de réduction archétypale par exemple), lui substitueraient une vision compacte ou molaire de la société qui va comme elle va – c'est-à-dire assez mal. Avec la préférence du social à la société, s'atteste le privilège heuristique d'une réalité structurelle ou collective s'imposant aux personnes, les faits sociaux existant alors « indépendamment de leurs manifestations individuelles » (Émile Durkheim, « Qu'est-ce qu'un fait social ? » in Les Règles de la méthode sociologique, éd. Flammarion, 2010, p. 22). L'existence du social, en tant qu'il se manifeste comme fait ne pouvant être modifié seulement « par un décret de la volonté » (opus cité, p. 29), rappelle ainsi à l'ordre de la contrainte extérieure tant la philosophie spontanée des petites gens ou de l'homo tantum que les discours apparemment sophistiqués des sophistes libéraux prônant fallacieusement les vertus de l'individualisme (l'homo tantum pour eux identique à l'homo economicus) en guise de garantie d'une corrélation – pire d'une identification parfaite des réalités sociales à la seule résultante prétendument logique et rationnelle d'une somme d'actions individuelles. Si l'on considère que la perspective durkheimienne relève d'un holisme méthodologique tordant le bâton du social dans un sens strictement inverse à l'individualisme méthodologique des thuriféraires de l'existant naturalisé, on rappellera alors que des sociologues comme Norbert Elias et Erving Goffman auront pour leur part insisté à juste titre sur le caractère de dépendances réciproques entre des configurations sociales objectives (par exemple objectivées dans des normes ou des institutions) et des individus agissant en raison d'un agir lui-même surdéterminé par des processus de socialisation intériorisés. Le social, ce serait alors comme le jeu découlant des frottements prévisibles (probables mais pas systématiques) entre le social extériorisé (dans des structures collectives) et le social intériorisé (dans des comportements individuels – le fameux habitus de Norbert Elias ou Pierre Bourdieu). Ce jeu, certains films voudraient en rendre authentiquement compte, sauf que le jeu de société en ses règles parfaitement fixées par le scénario d'une part et la mise en scène d'autre part finit par remplacer la documentation des jeux de frottement du social, ainsi que leur relative réinvention sous la condition imaginaire des libertés autorisées par la fiction. Le constat placidement tiré par ces œuvres exemplaires d'un naturalisme voulu de bon aloi (celui qui confond le représenté et le réel ou bien veut faire croire en leur exacte identité), bien qu'il soit soutenu par un souci de bien faire en énonçant le vrai de la dureté des contraintes extérieures, débouche en fait sur une vision contradictoirement consensuelle de la situation, la critique de l'existant tel qu'il est succombant alors à l'apolitisme des semblants pseudo-réalistes du réel. Les bénéfices symboliques attendues en vertu de représentations cinématographiques consacrées aux maux sociaux contemporains ne valent au bout du compte guère mieux qu'une fausse monnaie (de singe) aussi rapidement démonétisée que la réalité sociale visée (ou singée) lui échappe à force d'une complexité délibérément évacuée. Qu'il s'agisse de l'implication contrainte des salariés dans leur mal-être au travail (La Loi du marché), de la difficile prise en charge institutionnelle des effets de la socialisation déviante d'un adolescent en proie au mal de vivre (La Tête haute) ou des transformations de la violence groupusculaire et néofasciste en formes admises de l'organisation politique d'extrême-droite (Un Français), la représentation cinématographique joue alors à chaque fois les cartes combinées de l'évidence scénaristique et du bon sens filmique, sacrifiant ainsi et sous prétexte d'exemplarité archétypale les rapports ou jeux de dépendances et de réciprocité du social en ses aspects doublement intériorisés (ou individuels) et extériorisés (ou collectifs).
Au chevet du peuple qui souffre en ses figures douloureusement caractéristiques, les films de Stéphane Brizé, Emmanuelle Bercot et Diastème, tous symptômes d'un populisme qui cherche moins à rendre justice aux contradictions accablant les classes populaires qu'à leur administrer de saines et productives leçons de vie sinon de tenue, proposent à bon compte des points de vue tristement raccords avec le consensus idéologique propre à l'hégémonie néolibérale, la volonté individuelle réussissant dans les trois cas à prendre une distance héroïquement salvatrice avec les chapes de plomb du social. Dans ce différentiel d'un social alourdi par toutes les anomies et d'un agir individuel encore capable d'un redressement héroïque, il y aurait ainsi des exemples à méditer pour le bon peuple des spectateurs, et qui feraient bien d'inspirer les figures issues de ce mauvais peuple dont elles auront inspiré le scénario respectif.
2) Dans La Loi du marché, Thierry, cinquantenaire au chômage depuis plusieurs mois, coincé d'un côté entre des formations inutiles organisées par le Pôle Emploi et des charges plus lourdes en raison de la diminution de ses revenus, accepte un poste de vigile dans un supermarché, incluant outre la surveillance des clients potentiellement voleurs le flicage des caissières. Dans La Tête haute, Mallony est un adolescent au comportement déviant qui, ballotté de centres éducatifs ouverts en centres éducatifs fermés, pousse à bout les vaillants représentants des institutions (travailleur social, juge pour enfants) chargés de le sortir malgré lui de l'anomie et devra en passer par la case prison. Dans Un Français, Marco est un jeune skinhead qui, habitué aux ratonnades et aux bastons contre les redskins au début des années 1980, s'essouffle à suivre fidèlement le processus d'intégration des groupuscules néofascistes dans la constitution d'une organisation politique d'extrême-droite fédératrice de toutes les tendances nationalistes durant les trois décennies suivantes. On aura saisi l'évidence des intentions respectives : la précarisation du monde du travail miné par le chômage de masse dans le film de Stéphane Brizé obligent dès lors les salariés soucieux de garder leur poste ou d'en trouver un nouveau à se livrer à une concurrence déguisant dramatiquement une compression des effectifs ; les excès d'une jeunesse sous-prolétarisée et anomique fragilise dans le film d'Emmanuelle Bercot les institutions consacrées à la réinsertion sociale des fractions les plus déstabilisées des classes populaires ; la reconversion politique des figures d'un militantisme nationaliste dur s'accomplit au prix de la marginalisation, sinon de l'exclusion de ses franges les moins assimilables. Et, dans les trois cas, la solution adoptée par la fiction est la même, systématiquement : le sursaut individuel, sous la triple forme d'une décision (Thierry refuse de jouer à nouveau le jeu du dispositif de contrôle des caissières ayant déterminé le suicide de l'une d'entre elles et abandonne de suite son poste de travail), d'un événement heureux (Malony envisage la paternité comme un bon moyen de sortir du mauvais infini caractérisant sa situation) ou d'un désœuvrement progressif (parce que Marco se fatigue à suivre la trajectoire d'incorporation dans le grand parti politique d'extrême-droite, il s'en éloigne irrémédiablement en assumant in fine de se retourner contre ses anciens coreligionnaires). Si le film de Diastème est celui des trois qui s'en tire a minima le mieux (la bonne perspective historique de la reconversion politique soft du militantisme hard avec la production de ses déchets sous la forme de skinheads passés du stade de supplétifs du combat sur le terrain à celui de corps honteux à éloigner), il échoue pourtant à penser l'articulation entre l'ambition historique (la narration est suturée de multiples ellipses ramassant trois décennies) et les particularités d'un agir individuel rédimé par un mystérieux inconscient (son souffle court puis coupé) et une amitié de circonstance (celle du pharmacien qui lui lit à la belle étoile d'une randonnée pédestre les premières lignes de 2001 : l'odyssée de l'espace d'Arthur C. Clarke). Résultat, seuls les blocages obscurs du corps (Marco a des crises d'angoisse qui lui compriment les poumons) – autrement dit le social intériorisé mais comme un mystère appartenant à l'opacité du personnage – représentent l'impulsion décisive au principe des situations convenues (la joie devant la finale de la Coupe de monde de football en 1998, la séparation d'avec sa compagne représentative de l'embourgeoisement du groupuscule identitaire fondu dans le parti politique, la poursuite du travail militant du côté plus apaisé et civilisé de la soupe populaire) valant comme autant de bornes ou d'étapes significatives au service d'une rédemption exemplaire. Certes, la nouvelle constellation de l'extrême-droite s'offre des « manifs pour tous » particulièrement médiatiques mais, en contrechamp, Marco est devenu, sinon un vrai personnage de cinéma, du moins un être bienheureusement relevé par des processus de socialisation qui sont tout autant de civilisation.
Entre les facilités du social intériorisé (le mystère du corps bloqué) et celles du social extériorisé (la rivalité mimétique au point de l'homologie entre skinheads et redskins, l'antiracisme supposé de la victoire footballistique « black, blanc, beur » de 1998), Un Français ne raconte au fond que l'histoire d'un survivant, un homme qui certes aura perdu beaucoup (sa compagne, sa fille, ses amis) mais qui aura au moins gagné en civilité (il ne rend pas coup pour coup quand son ancien compagnon de baston lui met un coup de boule). L'espérance dans le salut erratique de quelques individualités rend forcément irrésistible l'ascension d'un parti d'extrême-droite dont Diastème s'amuse habilement (mais il s'agissait aussi de s'éviter un procès) à proposer les connexions avec le Front National (alors que, comme pour le gang d'Arturo Ui dans la pièce fameuse de Bertolt Brecht, elle n'aura été que résistible). Comme est irrésistible la machine sociale programmée à pousser les salariés à se fliquer les uns les autres ou les adolescents déviants à être les victimes de la pénalisation toujours plus lourde de leurs actes de transgression.
3) Que reste-t-il alors aux personnages molestés par l'irrésistible configuration sociale (La Loi du marché), sinon de préserver leur estime de soi (La Tête haute) ? La tête haute, c'est celle que conservera Thierry, de tous les plans pourtant filmés en format large et en téléobjectif, cela de telle sorte que l'on n'y voit que son interprète (Vincent Lindon), tous les autres personnages étant résolument abandonnés aux blancs du scénario comme aux marges floues du cadre et des arrière-plans (un indice est d'ailleurs donné au générique-fin : seul Thierry est nommé, les autres étant seulement désignés par leur fonction). Encaissant les coups (l'entretien d'embauche par Skype avec un éventuel employeur ou les jugements négatifs de ses pairs lors du stage organisé par le Pôle Emploi) ou bien les rendant coup pour coup en gardant le cap de l'intégrité (les refus consécutifs de s'associer aux syndicalistes poursuivant en justice leur ancien employeur, de négocier à la baisse le prix de sa caravane comme d'accepter de contracter face à sa conseillère financière une assurance-vie), Thierry est cet homme suffisamment bon (il apprend à danser le rock avec sa compagne comme il s'occupe sans rechigner de son fils handicapé mental) pour que le spectateur envisage sereinement qu'il saura s'extraire en dernière instance du social réduit à n'être ici qu'une mécanique du pire (le transfert irresponsable de la responsabilité patronale sur les salariés les entraînant à se nuire les uns les autres). Puisque les personnages, tous sacrifiés comme figures autonomes, finissent par former un halo brouillé et fumeux servant à auréoler la force (même minimale) du héros, ce dernier suscite forcément notre seule attention, guettant ainsi la saine réaction que lui seul saura évidemment accomplir. Le naturalisme bourrin de Un Français (les plans-séquences caméra sur l'épaule afin de nous jeter dans la mêlée des bastons) se transforme avec La Loi du marché en naturalisme pervers, préférant substituer aux petits effets choc de l'immersif la distance pseudo-analytique d'un social réduit à un niveau rare d'abstraction. Résultat, la tautologie triomphe alors de la façon la plus problématique, sinon la plus scandaleuse, la vedette pour laquelle toute la force filmique mobilisée compte s'arrachant in extremis de la spirale de la reproduction sociale incarnée par des figures venues du réel et invitées à rejouer sur l'écran ce qu'elles sont censées représenter dans la vraie vie. La Loi du marché, c'est surtout celle de l'aristocratie propre à la sphère actorale, les acteurs non professionnels contraints d'échanger la valeur documentaire attachée à eux en figurants typiques de l'impuissance sociale, tandis que les stars disposent encore un peu de cette puissance de désir, de vouloir et d'agir leur permettant de se distinguer des autres en ne répétant pas la même réflexologie catastrophique. Il y avait pourtant une insolite drôlerie dans la séquence du jugement des pairs lors du stage de présentation de soi, les acteurs non professionnels jugeant la vedette à partir d'un rôle social que les premiers doivent probablement mieux connaître que le second. Mais cet écart ne sera pas répété, le postulat voulant que seule la vedette tienne lieu d'individualité héroïque dans un monde social triste et inconsistant. Y compris en opposition aux formes de la mobilisation collective et syndicale autant signalée que signée par la présence du cégétiste Xavier Mathieu, habitué à servir de caution documentaire depuis Ma part du gâteau (2011) de Cédric Klapisch comme Vincent Lindon l'est à interpréter les bons gars du social fracassé (on pense à Welcome de Philippe Lioret en 2009, la vedette volant à cette occasion au secours du migrant sans-papier en lui apprenant à nager et traverser la Manche, pourvu – on l'aura compris – qu'il ne reste pas en France). La Tête haute vise pour sa part à plus de comédie, jouant les pauvres (Mallony et sa mère) à déstabiliser les acteurs de l'institution souvent débordés par leurs excès, jusqu'à ce que le happy end relève le tout en marquant la juste récompense des efforts de chacun. Le naturalisme du film d'Emmanuelle Bercot est autrement plus simpliste que celui de ses deux prédécesseurs, les vedettes (Catherine Deneuve, Benoît Magimel et Sarah Forestier) servant de caution de luxe dans l'entreprise de consécration d'un jeune acteur (Rod Paradot) interprétant un cas social devenu cas d'école depuis Mommy (2014) de Xavier Dolan (ce dernier film étant quand même plus retors, ne serait-ce que grâce à son récit d'anticipation, par rapport à une semblable configuration sociale visée). On pointe la grotesque typification du personnage de la mère du héros (tout en herpès, ratiches et saillies hystériques - comme on est loin de Crissy Rock dans Ladybird de Ken Loach en 1993), ainsi que les énoncés catastrophiques en guise de bon sens (puisque Mallony coûte de l'argent à la société, l'ingrat ferait bien d'en profiter en saisissant sa chance dont on comprend qu'elle est aussi un honneur). On relève la série de stations obligées en guise de réadaptation ou pire de correction (la prison puis la paternité finissent quand même par relativement calmer le petit excité), tout comme on aura noté le sacrifice des personnages secondaires (la copine de Mallony, garçon manqué manquant à sa féminité accepte une maternité mise au service de la rédemption de ce dernier).
On remarque enfin les mauvais coups de la mise en scène (gros rap quand le gosse pète les plombs, séquences simili-documentaires dans les centres éducatifs, agression gratuite contre une femme enceinte de sept mois mais qui s'en sort évidemment sans problème), tous éléments se conjuguant pour parachever l'étroitesse tant esthétique que politique d'une entreprise mue par une seule ambition en forme de « double effet Kiss Cool ». D'abord, c'est la jouissance de l'incorrection des pauvres (leur ingratitude comme le dirait Alain Finkielkraut) à l'égard de l'institution qui finit ensuite par se doubler en exposant son envers, le feed-back ou le backlash induit par la jouissance des effets de correction de l'institution dans le processus de redressement de ces derniers. Piètre programme pour une réalisatrice autrefois plus inspirée dans ses portraits d'adolescents (le court-métrage La Puce en 1998 puis le long-métrage Clément en 2001) que celui de prolonger la veine sociale et policière (le social comme plaie qui se soigne ou bâton tordu à redresser en garantissant de mirobolants profits symboliques à un personnel soignant composé de vedettes) de la grande copine Maïwenn (auteure de Polisse en 2011 où Emmanuelle Bercot jouait en ayant également participé à l'écriture du scénario), en fondant en un seul film le remake local d'un succès passé validé par Cannes (Mommy) et l'acclimatation d'une émission de télé-réalité (Pascal, le grand frère).
4) Ces trois films n'auraient pu représenter que trois symptômes caractéristiques d'un mal typiquement hexagonal (depuis au moins les « fictions de gauche » durant les années 1970, le cinéma français fait régulièrement grand cas du social tout en en ratant pourtant les plus fines articulations). Il se trouve malgré tout que deux d'entre eux auront bénéficié de la vitrine cannoise, La Tête haute en ouverture du dernier Festival de Cannes (et sa réalisatrice y aura obtenu le Prix de la meilleure interprétation féminine dans le film de la copine Maïwenn, auteure de Mon roi sélectionné en compétition officielle) et La Loi du marché inclus dans la compétition et ayant débouché pour son interprète principal sur l'obtention du Prix de la meilleure interprétation masculine. La relégation dans les sections parallèles non compétitives (précisément la Quinzaine des Réalisateurs) de Trois souvenirs de ma jeunesse d'Arnaud Desplechin et surtout de L'Ombre des femmes de Philippe Garrel attestant que la côté du film d'auteur aura bel et bien baissé de façon proportionnellement inverse à celle du film d'acteur mobilisé au chevet du social pour seulement proposer en guise de remède que la réinvention de l'eau tiède (le sursaut individuel versus l'enlisement collectif comme effet placebo). Si l'on a compris que le Festival de Cannes servait de mètre étalon prescripteur des tendances cinématographiques internationales (cette huile de palme fortement saturée en acides gras propres au nouvel académisme bon teint), on devra alors reconnaître, une fois la formule tirée de la réduction du cinéma de Maurice Pialat relativement épuisée, que la consécration institutionnelle depuis quinze ans d'un geste esthétique en particulier (celui appartenant à Luc et Jean-Pierre Dardenne) aura impliqué, aux dépens de ses auteurs, un modèle canonique dont il faudrait dès lors impérativement s'inspirer pour tous les suiveurs aspirant à l'or cannois. Puisque les frères Dardenne sont désormais reconnus comme des maîtres dans la création cinématographique de fictions à la hauteur des souffrances d'un social tant désiré, leurs films serviront en conséquence de source d'inspiration dominante, ceux-ci sachant parfaitement conjuguer puissance immersive de la mise en scène et matité relative des personnages, systématicité reconnaissable du dispositif et production d'intenses et remuants effets de réel. Et tel est le cas pour La Loi du marché, La Tête haute et dans une moindre mesure de Un Français, le premier film pouvant légitimement être considéré comme un démarquage de Deux jours, une nuit (2014), le deuxième d'un mélange de L'Enfant (2005) et du Gamin au vélo (2011), le troisième pouvant pour sa part s'envisager comme l'étirement sur la longue durée d'une fiction digne de celle de La Promesse (1996). Si le film de Diastème s'approprie effectivement une mise en scène très physique, tout en travellings filmés caméra sur l'épaule et dans la durée d'actions chevillées au corps de leurs protagonistes, il aura préféré le moulage du récit dans une narration au long court (au souffle long, donc en contradiction dynamique avec le souffle coupé de son héros) travaillant à calmer le jeu du filmage et par extension exprimer les imperceptibles conséquences d'un processus de socialisation équivalent à un « procès de civilisation » (Norbert Elias). Mais l'ambition chronologique au diapason de l'histoire française de l'extrême-droite de ces trente dernières années étouffe finalement la puissance secrètement disjonctive de la décision subjective, si importante pour les auteurs de La Promesse, de L'Enfant comme de Deux jours, une nuit. Cette patience tout aussi rossellinienne (l'attente préférée à la description du point) que spinoziste (l'impact impossible à localiser des affects augmentant la puissance de faire qui est aussi une puissance de ne pas faire) fait encore défaut à Diastème, celui-ci cherchant à se couvrir beaucoup trop dans la multiplication des ellipses narratives couturant son récit (on retrouvait déjà un semblable défaut dans Coluche, l'histoire d'un mec d'Antoine de Caunes en 2008 sur lequel le réalisateur avait participé au titre de la rédaction de son scénario). Pour Emmanuelle Bercot, les choses paraissent infiniment plus simples dès lors qu'il s'agit de rendre compte des bonnes conséquences en terme de socialisation et d'intégration produites par l'entourage d'un jeune Dunkerquois aussi excessif et hyper-actif qu'un mixte idéal des jeunes Wallons de L'Enfant et du Gamin au vélo. La simplicité se comprenant en fait pour La Tête haute comme une série de facilités (les stars, les effets coup de poing de la mise en scène, les simulacres de réalité documentaire, les figures typées, les situations obligées,les énoncés consensuels) se conjuguant pour tracer ensemble la voie pavée d'or d'un salut individuel absolument nécessaire dans la double consécration d'un personnage et de son interprète.
Quant à La Loi du marché, la comparaison avec le cinéma des frères Dardenne (et tout particulièrement avec Deux jours, une nuit) se révèle finalement la plus intéressante et fructueuse, tant le dernier long-métrage en date de ces derniers n'aura pas entièrement convaincu (le film n'a reçu aucun prix à Cannes et n'a par exemple pas été soutenu par les Cahiers du cinéma, soutien indéfectible des cinéastes jusqu'à présent) alors qu'il apparaît autrement plus fin, juste et inspiré. En effet, la subtile beauté de Deux jours, une nuit reposait moins comme on la souvent dit et cru sur la force singulière de la décision de son héroïne (de surcroît interprétée par une vedette, Marion Cotillard) que sur la répétition d'un acte préalablement accompli par un personnage secondaire (significativement joué par un acteur non-professionnel d'origine africaine subsaharienne). Si l'héroïne refusait in fine de réintégrer l'entreprise qui pourtant avait prévu de la licencier, c'est parce qu'elle avait compris que sa réintégration induisait le licenciement du salarié précaire qui, pour sa part, avait déjà assumé publiquement de voter pour le sacrifice d'une prime représentant pour l'ensemble des salariés en poste le coût salarial de la protagoniste. Il fallait donc qu'une figure à l'arrière-plan du récit accomplisse un geste de solidarité à l'égard du personnage principal pour que celui-ci en répète la puissance sans en tirer en regard des autres un quelconque bénéfice symbolique. C'est la répétition fulgurante et inattendue de ce geste qui assure à Deux jours, une nuit sa réelle pertinence politique, alors que La Loi du marché n'envisage aucune autre équation que celle, bornée, s'échinant à distinguer la volonté du héros de s'extraire du social comme mécanique du pire de l'impuissance généralisée. Cette impuissance, incarnée par des personnes vouées à l'abstraction figurative et pourtant invitées à jouer dans un film désireux de marquer avec eux (et un chef opérateur venant du documentaire) son rapport d'authenticité avec la réalité vécue des classes populaires, devient l'impuissance esthétique et politique d'un film assumant pour sa part le partage aristocratique des rôles et des rétributions symboliques (au personnage principal interprété par une vedette, un héroïsme simple et efficace ; aux figures secondaires incarnées par des personnes censées jouer à l'écran ce qu'elles sont dans la réalité, l'implication plus ou moins accusée dans la mécanique d'une irresponsabilité générale).
Décidément, le social persévère dans un être suffisamment complexe (les jeux de frottement comme de dépendances réciproques entre le social intériorisé et le social objectivé) pour obliger les films qui désirent s'y coller à un effort (aussi esthétique que politique préciserait Jacques Rancière) d'écart avec la réflexologie de ses représentations dominantes – de décollement avec l'idée réductrice d'un jeu de société où chacun est assigné à la seule place qu'il mérite et que son statut lui octroie. Ces mêmes représentations consistant également et enfin en un fait social en soi critiquable et analysable comme symptôme du consensus imposé par l'hégémonie néolibérale actuelle.
17 août 2015
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