Les Mille et une nuits (2015) de Miguel Gomes

Ce cher narrateur (troisième partie)

 


« Il sera question dans ce livre de voyages. Moins pourtant d'îles lointaines ou de paysages exotiques que de ces contrées toutes proches qui offrent au visiteur l'image d'un autre monde. De l'autre côté du détroit, un peu à l'écart du fleuve et de la grand-route, au bout de la ligne des transports urbains, vit un autre peuple, à moins que ce ne soit simplement le peuple » (Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple,

éd. Seuil-coll. « La librairie du XXe siècle », 1990, p. 7).

Avec le troisième volet de son ambitieux cycle des Mille et une nuits intitulé L'Enchanté, Miguel Gomes continue en dépit d'une durée semblable (les trois longs-métrages durent chacun un peu plus de deux heures) son travail de resserrement narratif (après les huit grands segments de L'Inquiet et les cinq composant Le Désolé, trois grands épisodes constituent désormais la trame du dernier panneau du triptyque). Mais la réduction des parties articulées sur les récits donnés par Shéhérazade au roi Shahryar afin de faire durer la nuit de noces et différer le rapport sexuel dont elle sait qu'il lui serait fatal s'il était accompli n'induira pas pour autant la cure d'amincissement d'une prodigalité formelle qui se manifeste en particulier avec cette sympathique farandole offerte par le premier épisode.

 

 

Celui-ci est en effet le plus carnavalesque et bigarré de tous puisqu'il s'amuse à multiplier, intriquer et couturer costumes et performances (on y danse, joue et chante), chansons (de la reprise du classique Perfidia composé par le mexicain Alberto Dominguez et popularisé par Glenn Miller aux musiques de Bahia en passant par une improvisation dansée sur un air pop joué en guitare acoustique ainsi qu'une mélopée indienne sur fond de tablas) et fondus-enchaînés, split-screen et vues sous-marines, personnages tragiques (comme le Grand Vizir hanté par la double fantôme de sa compagne disparue et de sa fille qui risque aussi de l'être) et fantasques (par exemple Paddleman, l'homme aux cheveux blonds, à la progéniture généreuse et doté d'un « appareil reproducteur excellent »). Par ailleurs, la grande partie documentaire intitulée Le Chant enivrant des Pinsons, au centre de L'Enchanté mais dont la portée à la fois conclusive et rétrospective est valable pour l'ensemble du triptyque,accueille une parenthèse qui porte le titre de Forêt chaude.

 

 

Dédié à la manifestation de mars 2014 de policiers en colère contre la réduction de leurs traitements et se rassemblant en direction du Parlement protégé par leurs collègues de la garde républicaine, ce segment est soutenu en voix-off par le récit oblique (et, avouons-le, guère intéressant) d'une étudiante en sciences politiques chinoise dont le nom traduit en portugais donne précisément son titre à cet épisode et qui eut un enfant de l'un des manifestants dont elle était l'un des amoureuses. Avec la première partie de L'Enchanté, Miguel Gomes accorde enfin à sa figure tutélaire de Shéhérazade le statut de personnage de premier plan, collant le plus frontalement à sa grande inspiration littéraire (par exemple, Shéhérazade capture un génie dans une lampe dont les intertitres rappellent qu'elle sera plus tard retrouvée par un marin répondant au nom de Sindbad).

 

 

Ce qui n'empêche pas le cinéaste d'indexer par ailleurs les déambulations de sa mélancolique héroïne (elle fuit provisoirement le palais où le roi la tient prisonnière au moment du plus grand doute quant à son pouvoir de continuer à lui raconter des histoires) sur toute une série de micro-écarts transgressant pour rire les conventions fixant la représentation du Bagdad de l'antiquité mythique. Ainsi, une danse indienne se donne dans le reconnaissable Château d'If, le Grand Vizir et père de Shéhérazade retrouve sa fille en haut de la grande roue de la cité phocéenne, des baigneurs des calanques marseillaises parlent avec la langue de la jeunesse contemporaine et un dénommé Elvis exécute pour elle une danse hip-hop afin de lui redonner le sourire.

 

 

En passant, on pourra quand même regretter qu'il faille trois plans à Miguel Gomes pour rendre compte des atermoiements du Grand Vizir quand il n'aurait suffi qu'un seul plan-séquence à Manoel de Oliveira pour assumer un peu de durée nécessaire au soutien d'un moment de pure théâtralité (pure autant qu'y autorise l'impureté ontologique de l'art cinématographique). La multiplication durant tout le cycle des Mille et une nuit des reprises de la chanson Perfidia fait bien évidemment écho avec la récurrence des mêmes acteurs jouant des personnages à chaque fois différents (ici, Crista Alfaiate joue Shéhérazade après avoir interprété la punkette Maria du Bain des Magnifiques et le génie à la vache blessée des Larmes de la Juge, Américo Silva incarne le Grand Vizir après avoir joué le représentant du FMI dans Les Hommes qui bandent, Carlotto Cotta incarne Paddleman après avoir interprété le traducteur brésilien des Hommes qui bandent et Chico Chapas joue enfin son propre rôle de pinsonneur de légende après avoir interprété le faune meurtrier en cavale rêvant de perdrix dans la Chronique de fugue de Simão « Sans Tripes »).

 

 

Surtout, cette dynamique constamment relancée de la variation et de la reprise proliférante ou de la fréquence des correspondances et de la récurrence insistante avère l'ambition structurale d'un film qui vise une forme de mythologie contemporaine à partir d'une logique en forme de double redoublement. Avec, d'un côté, la transformation des faits divers journalistiques racontés comme morceaux choisis d'une grande constellation portugaise dont la légende est alors en train de s'écrire comme d'être documentée. De, de l'autre, le passage d'un chef-d'œuvre de la littérature arabe à sa (nouvelle) version cinématographique qui s'intéresse moins à la reconstitution fidèle de certains de ses épisodes qu'à sa structure générale et une valeur allégorique et mythologique que soutiendra encore la présence d'autres animaux (quelques poulpes, le retour pour un plan du chien Dixie et surtout de nombreux pinsons et chardonnerets).

 

 

Sur ce plan, Miguel Gomes s'affirme effectivement comme un grand narrateur au sens que lui donne Walter Benjamin dans son analyse de l'œuvre de Nicolas Leskov : « La muse de la narration serait cette femme infatigable et divine qui nouerait le filet que forment en fin de compte toutes les histoires rassemblées. L'une se rattache à l'autre ainsi que tous les grands narrateurs, et principalement les conteurs orientaux ont aimé à le montrer. Dans l'âme de chacun d'eux il y a une Schéhérazade qui, à propos de chaque passage de ses histoires, se souvient d'une autre histoire. C'est là une mémoire épique au sens restreint, c'est là l'élément inspirateur de la narration » (« Le Narrateur. Réflexions à propos de l'œuvre de Nicolas Leskov » in Écrits français, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1991, p. 284).

 

 

Pourtant, après la fastueuse mise en place du cycle épique proposé par L'Inquiet, Le Désolé et L'Enchanté auront respectivement consisté en la gestion, certes ambitieuse car fourmillant d'idées, de corps et de récits nouveaux, d'une vitesse de croisière en raison de laquelle Miguel Gomes s'évite de devoir contrarier, excéder ou compliquer un geste narratif proposant la grandiose récollection des formes d'une dignité populaire résistant à la politique d'appauvrissement national décrétée par le gouvernement sous l'influence de la Troïka. C'est que le cinéaste est un artiste populiste au sens classique, fort et non péjoratif du terme, voyant moins dans le peuple une masse grondante et menaçante muée par des pulsions autoritaires qu'une multitude libertaire et colorée bricolant mille et un dispositifs symboliques grâce auxquels préserver sa dignité et réussir à contenir les effets destructeurs de la misère matérielle.

 

 

Et c'est là son indéniable force politique, à une époque où le populisme identifie idéologiquement le discrédit porté par l'hégémonie néolibérale à l'encontre des partis censés représenter pareillement, à l'extrême-droite comme à l'extrême-gauche, l'authenticité d'aspirations populaires forcément irrationnelles. Mais son populisme sert aussi une politique faible (comme naguère le philosophe Gianni Vatimo promouvait de façon postmoderne la « pensée faible ») qui reste ignorante sinon aveugle aux puissances de l'antagonisme social comme aux formes concrètes de la lutte des classes résultant actuellement de la résistance populaire à la soumission active des États à la « bancocratie » (Karl Marx) et l'ordre monétaire européen.

 

 

Tant et si bien qu'il ne sera rigoureusement jamais question, pendant les six heures d'un cycle cinématographique censé avoir bénéficié de l'aide décisive de plusieurs journalistes, des formes de vie directement constituées depuis le saisissement affirmatif de l'antagonisme intrinsèque à la subsomption réelle de tout le vivant au joug du capital, qu'elles prennent la forme d'occupation d'usines ou se prolongent dans les circuits de production et de distribution alternatifs conçus par les petits agriculteurs opposés à l'agro-industrie, qu'il s'agisse de mobilisations étudiantes, du soutien syndical ou citoyen à la cause des migrants sans-papier ou de la mise en place de squats et autres « zones d'autonomie temporaire » (les fameuses TAZ ou Temporary Autonomous Zones conceptualisées par Hakim Bey).

 

 

Symptomatiquement, et pour parler cette fois-ci comme l'historien Enzo Traverso, les ouvriers ne s'exposent ici que sous la figure de victimes (ceux de la fermeture du chantier naval de Viana do Castelo, les chômeurs ou précaires des Magnifiques ou encore les prolétaires résidant dans les logements sociaux des Maîtres de Dixie) et jamais comme des vaincus. Symptomatiquement, la manifestation documentée dans l'épisode intitulé Forêt chaude concerne les seuls fonctionnaires de police qui, s'ils portent cependant la contradiction au sein même des forces de l'ordre en finissant par déborder le barrage des gardes républicains, s'arrêtent sur le seuil de l'assemblée nationale in fine conservée dans sa légitimité.

 

 

Symptomatiquement, l'hymne national portugais (« La Portugaise ») entonné par d'autres foules rassemblées vient retentir en relayant évidemment la mémoire du 25 avril 1974 et de la Révolution des œillets mais en soutenant aussi la garantie que le problème consiste moins dans l'existence d'un État-nation spécifique que dans sa subordination servile à des intérêts transnationaux échappant à la souveraineté populaire. Symptomatiquement, aucun migrant n'est le héros de l'un des épisodes des Mille et une nuits, sinon sous la forme aberrante du sorcier africain de la fable des Hommes qui bandent dont les sortilèges auraient obligé les représentants du pouvoir partagé entre gouvernement, bureaucratie syndicale et Troïka à une bandaison ininterrompue, ces derniers décidant alors de faire lourdement payer le peuple portugais afin de permettre à leur pénis de retrouver le repos.

 

 

Symptomatiquement, la culture ouvrière dans ses expressions les plus fascinantes (comme avec les pinsonneurs) porte avec elle une force authentique d'intégration et de socialisation communautaire, mais davantage envisagée comme le refuge paradisiaque des dominés que comme la pratique persévérante d'un écart ou d'une résistance aux pressions culturellement déstructurantes du capital promouvant l'acculturation au consumérisme mondial. Le peuple portugais envisagé par Miguel Gomes dans une perspective délibérément transclassiste, c'est-à-dire comme une nation finalement assez homogène ethniquement et socialement, aurait ainsi droit à la pleine reconnaissance de ses formes de micro-résistance qui valent cependant moins comme moments particuliers d'une lutte engagée contre les logiques d'oppression que comme principe d'une dignité particulièrement incorruptible – cette richesse symbolique que n'entamerait pas encore tout à fait la politique européenne de spoliation des richesse monétaires au service de la finance et du secteur bancaire.

 

 

Certes, Le Désolé donne à voir et à entendre le désir populaire pour la transgression à l'ordre policier (Chronique de fugue de Simão « Sans Tripes ») comme la complexité d'une injustice qui, à force d'apparaître comme systémique, assure l'hétérogénéité du droit et de la justice (Les Larmes de la Juge), mais ces deux exemples représenteraient bien davantage une exception que la règle. Le paradis perdu (de la légende mythique d'un peuple singulier) et constamment retrouvé (dans la réalité documentaire de faits sublimés par une narration en forme de contes enchâssés) par l'auteur de Tabou consistant ultimement en la préférence compensatoire et idéologique de la résilience contre le sens, l'importance et la valence du combat. On peut partager superficiellement le sentiment de Joachim Lepastier qui, dans son texte consacré aux Mille et une nuits, insiste sur « le morceau de paradis le plus net » offert par la partie consacrée à la figure tutélaire de Shéhérazade, « somptueux bivouac hédoniste (…) conçu comme un épisode de serial imprégné de l'esprit des nouveaux cinémas des années 1960 » (« Les chimères du présent » in Cahiers du cinéma, n°712, juin 2015, p. 27).

 

 

Mais l'on pourra tout aussi bien regretter la façon dont cet épisode, sous le prétexte d'une mythologie coulée dans une humeur indisciplinée un rien postmoderne, congédie tout désir d'articulation esthétique et donc politique avec la question du documentaire dont L'Inquiet proposait pourtant de subtils agencements. Tordant le bâton dans le sens unique de la fiction au risque de s'abandonner à l'exposition d'un vouloir-dire qui avait déjà été compris dans les intervalles du cycle (il faut continuer à narrer des histoires, malgré tout, en dépit du contenu de douleur de celles-ci), Miguel Gomes se doit alors dans la partie suivante de le tordre dans un sens strictement inverse (d'où la pirouette du plan renversé de haut en bas), bloc documentaire incluant certes une parenthèse et une micro-incartade fictionnelle (Vasco, vu dans la seconde partie des Maîtres de Dixie, s'adonne désormais à la pratique des pinsonneurs) mais qui, heureusement, fait monter de manière autrement plus profonde un mysticisme que Walter Benjamin identifie chez Nicolas Leskov à la figure du juste et à la cosmogonie à l'intérieur de laquelle celui-ci prend place. « La hiérarchie des créatures qui atteint dans la personne du juste sa plus haute élévation descend par multiples degrés dans les profondeurs de l'inanimé. En cela, il faut tenir compte d'une circonstance particulière. Tout ce monde des créatures ne s'exprime pas aussi bien par la voix humaine que parce que l'on pourrait appeler selon le titre d'une de ses narrations les plus significatives La Voix de la nature » (« Le Narrateur », opus cité, p. 292-293).

 

 

Une fois ces réserves émises, il faudra absolument saluer la grande beauté de l'épisode intitulé Le Chant enivrant des Pinsons qui donne à entendre ces voix de la nature de telle manière qu'elles relèvent ce que la nature métabolisée par l'activité humaine produit comme désastres. Aux nids de guêpes asiatiques dont les nids sont détruits la nuit par les lance-flammes des pompiers (Les Travaux du Réalisateur, des Constructeurs navals et de l'Exterminateur de guêpes) succèdent désormais les oranges cueillies en plein jour par des prolétaires qui prennent une pause au moment où ils s'attellent à la tenderie leur permettant d'attraper les pinsons en préparation de la compétition sportive tant attendue. Mais la relève opérée par le chant du pinson inclura autant le chant du coq qui encourageait malheureusement des voisins à porter plainte contre ses propriétaires (L'Histoire du coq et du feu) que la voix de Shéhérazade elle-même sachant devoir continuer, au début de L'Enchanté, à raconter ses histoires à l'image de ces chardonnerets qui parfois ont chanté jusqu'à la mort.

 

 

La relève, au sens précis d'une rédemption individuelle, vaudra enfin pour Chico Chapas, cette figure de juste qui, apparaissant pour la première fois en faune criminel de fiction trouvé dans un fait divers pour devenir à son corps défendant l'équivalent populaire du bandit d'honneur d'autrefois, revient une seconde fois mais sous son nom propre comme le héros d'une légende réellement existante au sein de la communauté des pinsonneurs pour laquelle il représente une autorité incontestable. La dimension scripturale ou de lisibilité des Mille et une nuits, avec ses intertitres en jaune s'inscrivant à même l'écran et inspirées de la manière narrative de son référent littéraire, atteindra d'ailleurs avec L'Enchanté son apogée formelle, répétant son syntagme favori sur un mode plus systématique et même anaphorique (« Et le jour venant à paraître, Shéhérazade se tait ») et racontant la somme entrelacée d'anecdotes et d'expériences appartenant à tous les pinsonneurs dont le portrait combine l'individuel et le collectif, le fragment et la mosaïque (outre Chico Chapas, on retiendra le fou Zé Luis amateur de hard-rock ainsi que Bernardo Alves, le champion qui apprend à son fils à dresser et faire chanter les oiseaux comme il offre ses trophées aux défunts appartenant à la communauté locale des amateurs de chardonnerets).

 

 

Évoquer cette culture ouvrière persévérante et partagée, historiquement héritée de la mobilisation des soldats portugais pendant la Première Guerre mondiale sur le front des Flandres (on se souviendra que le héros de La Vie de Jésus de Bruno Dumont en 1996 pratiquait également la tenderie et le chant des pinsons), c'est aussi faire de façon transversale l'histoire des bidonvilles de la banlieue de Lisbonne, dont la mémoire audiovisuelle aura été conservée dans quelques images d'archives, et transformés depuis en logements sociaux (comme à Alta de Lisboa) qui n'auront pourtant pas entraîné la déculturation des prolétaires qui s'adonnent toujours à cette passion. C'est encore vérifier, au carrefour d'un passé de plus en plus mythifié et d'un présent ouvert sur l'avenir des nouvelles technologies, un double mouvement de fragilisation temporelle (avec le temps et la disparition de certains oiseaux, des chants considérés comme mythiques et dont se souviennent encore quelques anciens ont disparu) et d'innovation (les nouveaux venus utilisent logiciels, téléphones portables et mp3 pour discipliner les oiseaux capturés et leur faire apprendre des combinaisons de chants complexes).

 

 

En incluant le personnage fictionnel de Vasco revenu des Maîtres de Dixie dans la communauté des pinsonneurs, Miguel Gomes souligne à juste titre que cette pratique à la fois ouvrière et culturelle, sportive et ludique, urbaine mais aussi rurale, possède une indéniable valeur d'intégration collective, sorte d'« intégrateur d'expérience » comme l'aurait dit le sociologue Michel Verret affirmant par ailleurs ceci : « Qu'il réitère, en situations fictives, les expériences de la vie réelle... ou qu'il essaye à maîtriser analogiquement ce qui ne l'a pas été réellement... il y a toujours dans le jeu quelque chose des affrontements de la vie » (in La Culture ouvrière, ACL Éditions/Société Crocus, 1988, p. 83). Dans le redéploiement communautaire et culturel de la tenderie et du chant des pinsons, s'accomplirait alors autant une maîtrise de soi en réponse à toutes les déstabilisations sociales déterminées par le démantèlement économique des industries ouvrières, qu'une persévérance dans le maintien symbolique du collectif ouvrier en dépit de la déstructuration du tissu salarial et de la destruction de ses lieux de travail caractéristiques.

 

 

Sauf que cet arrière-plan, aussi économique en ses formes que politique en son fond, n'aura jamais été investi par Miguel Gomes, privilégiant une approche au fond moins matérialiste (au sens marxien) que culturaliste, la culture ayant évidemment ses avantages (identitaires) mais aussi ses inconvénients (la culture sert aussi à naturaliser et dépolitiser le social). Et puis, après tant d'attentions documentaires en lisière de l'étude ethnographique, Miguel Gomes suit le seul Chico Chapas ruminant sa solitude dans ses pérégrinations bucoliques, sauvant des filets de la tenderie un génie des airs qui lui ressemble comme un frère, et puis marchant le long de la route jusqu'à ce que monte off un chœur d'enfants et que mille œillets, semblables aux tulipes peintes par Claude Monet, ponctuent la verdeur estivale d'une colline. L'allure épique du cycle des Mille et une nuits se conclura alors sur un horizon d'élégie, les voix de la nature accompagnant le juste sur son chemin et convergeant avec celles des enfants pour voir dans la multitude populaire et portugaise un chant d'œillets rougeoyants, gorgés du soleil de l'enfance et du mythe. Un chant de fleurs ou un bouquet d'oiseaux, dont le narrateur en cinéma plus que le journaliste aura su (faire) voir et (faire) entendre l'existence digne d'être documentée tout autant que légendée, et que n'auraient pas encore complètement fauchées des politiques d'austérité aussi impopulaires qu'antidémocratiques.

Un cycle cinématographique décliné en trois longs-métrages distincts, seize segments narratifs articulés sur une durée totale de 390 minutes : après quelques courts-métrages, La Gueule que tu mérites, Ce cher mois d'août et Tabou, Miguel Gomes n'aura jamais poussé aussi loin son goût pour la prolifération et la bifurcation, marchant ainsi sur les deux jambes du fait réel et de la fiction pour choisir non pas le fait divers à la légende (ou le contraire) mais les accouplements féconds du documentaire et du légendaire, au bénéfice de la narration épique consacrée à un peuple portugais dont la dignité possède une valeur de résistance (peut-être moins politique que) mythologique. Ce geste, esthétiquement ambitieux mais aussi risqué (le populisme risque d'être identifié sans reste au nationalisme), se comprend également comme une geste qui, narrant les hauts-faits d'une multitude modeste et persévérante, s'inscrit explicitement dans une tradition de l'oralité.

 

 

Celle qui, du monde arabe jusqu'à la péninsule ibérique, aura été prolongée sur son versant cinématographique avec d'illustres prédécesseurs nationaux comme António Reis et Margarida Cordeiro, João Cesar Monteiro et Manoel de Oliveira, ainsi que le méconnu Ricardo Costa. Ce ou cette geste est ce qui permet alors de restaurer, en dépit de la fragilisation et de la dispersion mais en appui avec les motifs connexes de la prodigalité et de la prolifération, l'image d'un paradis relevé depuis un purgatoire terrestre identifié pour les Portugais aux politiques « austéritaires » européennes. Dans le Fragment 49 (IV-638) du Brouillon général de l'Encyclopédie, Novalis écrit ceci : « Le paradis est pour ainsi dire dispersé à travers la terre entière – et par conséquent devenu si méconnaissable, etc. Il faut en réunir les traits dispersés – en reconstituer le squelette. Régénération du paradis (…) Dans le système naturel de l'esprit, il faut les chercher partout et les rassembler (…) pour former un paradis des idées – tel est le vrai système. (Le paradis est l'idéal du sol terrestre) ».

 

 

Cette régénération de l'idéal de paradis depuis la dispersion caractérisant le sol portugais est bien ce à quoi s'attelle de plus en plus nettement Miguel Gomes. Et si son ambition était moins localisée nationalement et moins soumise à la surdétermination, au risque d'un culturalisme foncièrement apolitique, de la perspective mythologique, on pourrait la rapprocher du cinéma de Pier Paolo Pasolini (dont le populisme était quand même plus clivant) mais surtout de Jean-Luc Godard (la citation de Novalis est juste titre mobilisée par Céline Braud pour souligner le caractère ouvertement romantique de l'œuvre de ce dernier : cf. « For ever Beethoven : Une femme mariée / Prénom Carmen» in L'art du cinéma, n°84-85-86 : Jean-Luc Godard, printemps-été 2014, p. 33-34). On se souvient soudainement sur quelle image se closent les Histoire(s) du cinéma (1988-1998), une fleur jaune en surimpression sur le visage de Jean-Luc Godard tandis que celui-ci s'approprie la « fleur de Coleridge » de Jorge Luis Borges (« Si un homme traversait le paradis en songe, qu'il reçut une fleur comme preuve de son passage, et qu'à son réveil, il trouvât cette fleur dans ses mains, que dire alors ? J'étais cet homme »).

 

 

Mais aussi, avec cette rose jaune, se manifestait en filigrane un motif cher à Novalis, écrivain haut placé dans le panthéon godardien, celui de la Fleur bleue issue du fameux rêve du troubadour éponyme de son roman inachevé et posthume Henri d'Ofterdingen (1800-1802), symbole de l'amour et de la beauté, de la science universelle et de l'absolu, du rêve plus profond et plus vrai que la vie vécue, de l'inconscient plus pur que toute conscience, de la nature et de son idéalité ensemble confondue. Cette fleur, on en trouvera peut-être l'équivalent dans Les Mille et une nuits, lorsque Shéhérazade cherche une fleur mythique au bouquet composé de mille odeurs, tandis que le cinéaste s'identifiant à elle entretiendrait alors le soupçon un rien prétentieux d'une chimérique propension à voir dans son cycle épique et narratif le meilleur moyen de neutraliser la violence d'un roi par conséquent homologue à la Troïka. Une fleur aux mille odeurs comme mille et une nuits et autant de récits dont le film du troubadour Miguel Gomes, habilement, n'en propose en son terme que 530, soit un peu plus d'une moitié dont le reste serait comme à la charge inventive du peuple portugais.

 

 

Parmi le nuancier d'odeurs offert par la fleur mythique en écho poétique aux subtils effets d'écho et de correspondance proposés par son film, domine malgré tout une humeur qui chatouille et irrite le nez, pointée par un couplet de « La Portugaise » dont le caractère nationaliste coiffe d'un couvercle patriotique la portée émancipatrice réellement universelle : « Héros de la mer, noble peuple, / Nation vaillante, immortelle, / Relevez aujourd'hui de nouveau / La splendeur du Portugal ! ».

 

 

Le 1er septembre 2015

 

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