« Le chemin le plus court d'un point à un autre est littérairement l'oblique ou l'asymptote. Qui parle directement ne parle pas ou parle mensongèrement (…). Le rapport juste au monde est le détour, et ce détour n'est juste que s'il se maintient dans l'écart et la distance, comme mouvement pur de se détourner. » (Maurice Blanchot, L'Amitié, éd. Gallimard/NRF, 1971, p. 194)
Ça y est, les deux derniers épisodes de la troisième saison de Twin Peaks ont été diffusés en France le 5 septembre dernier. Mais, fidèle au dualisme fondamental caractérisant sa vision, comme un sol blanc zébré de noir ou noir zébré de blanc (le manichéisme lynchien est réel mais la pratique réitérée des courts-circuits y réserve un sort indécidable), David Lynch persiste à voir double et trouble en tournant souverainement le dos à toute forme de synthèse réconciliatrice. La complication au risque de la contrariété des attentes dans le retour tant attendu d'un univers parmi les plus intrigants et habités jamais apparus sur un écran de télévision serait alors un dépassement en forme de passage à la limite, mais jamais préservé du soupçon de la déception pour le pire, au mieux du « déceptif ».
Comme le devenir se comprend aussi comme un revenir, le retour implique plus d'un tour et plus d'un détour, avec autant de contournements (c'est le sens combiné de la durée et du différé, c'est l'étirement travaillant jusqu'au slow burn comique et une poésie déraisonnable propre à la vieillesse la matière ductile du contretemps) que de retournements (il y a des surprises imprévisibles qui chamboulent la donne comme une éruption volcanique, un prurit ou une bulle plasmique).
1) Deux faces pour un pli
On le sait au moins depuis Lost Highway (1996) et Mulholland Drive (2001), il n'y a de routes que perdues et leurs lacets mènent moins nulle part qu'ils ne se bouclent qu'à la seule condition topologique de valoir comme un ruban de Möbius – avec deux faces pour un seul pli. C'est pourquoi The Return est autant la suite en forme de troisième saison de la série que celle du film Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992). C'est pourquoi ce film de presque 18 heures semble même ressembler par endroit à une suite aux pièces manquantes du long-métrage édité dans sa version Blu-ray. C'est pourquoi cette nouvelle saison est œuvre de télévision et de cinéma à la fois, biface et indécidable comme un sol est blanc zébré de noir ou noir zébré de blanc, Loge blanche et Loge noire intercalées. Ainsi, ce n'est pas une mais deux conclusions qui auront été successivement découvertes par un spectateur qui en reste encore éberlué, « The Past Dictates The Future » et « What is Your Name ? ». Comme une invitation à la fois redoublée et dédoublée, deux faces pour un seul pli comme deux bandes alternent en zébrure du revêtement de sol de la Chambre rouge, à faire fuir les attentes nourries par une audience moins massive que les trente millions d'il y a 25 ans (300.000 spectateurs ont été recensés par la chaîne à péage Showtime mais il faudrait compter aussi sur l'innombrable communauté spectrale des adaptes des voies parallèles du téléchargement et du streaming non officiels, qui se seront souvent passés les liens et les fichiers comme des sésames secrets, des clés menant à des trésors insoupçonnés).
Deux faces pour un seul pli : Internet est un monde de l'image multipliant les voies d'accès à la télévision, la télévision englobée comme celle-ci englobe le cinéma. Comme un rêve dans un rêve dans un rêve : David Lynch n'est pas un auteur postmoderne mais un plasticien néo-baroque à l’ère des flux de l’hyper-matière.
Le 17ème épisode s'expose ainsi comme un épisode possiblement final, mais volontairement appuyé dans le conclusif, aux limites d'un artificiel affiché, montrant comment le bon Dale Cooper, enfin émergé du sommeil doux de Dougie Jones, réussit à vaincre son mauvais doppelgänger Mister C. dans le local du shérif de Twin Peaks. Et cela avec l'aide décisive d'Andy qui a retenu de son passage dans l'outre-monde gardé par le géant dénommé le « Pompier » le sens de ce qui va arriver, mais aussi de Lucy qui tire sur le double maléfique et enfin du jeune Freddie Sykes porteur du gant vert de jardinier magique lui permettant comme il le dit lui-même d'accomplir sa destinée en détruisant la boule de rage volcanique où se reflète la face grimaçante de BOB. Mais le bon Dale est précis et pressé, il n'a pas le temps pour des retrouvailles avec les habitants de Twin Peaks, avec ses anciens collègues du FBI comme Albert Rosenfeld et son supérieur Gordon Cole, même avec la vraie Diane qui apparaît après avoir été semble-t-il cachée à l'intérieur de l'étrange Naido aux paupières fondues. Ses cheveux passés du blanc argenté au rouge vif et ses ongles peints alternativement en noir et blanc exposent que notre héros n’en a pas fini avec la Chambre rouge. L'artifice du bouclage de la victoire du bien sur le mal est d'autant plus avéré qu'une longue surimpression du visage de Dale Cooper affecte l'image d'un voile troublant persistant. Comme si le héros rêvait ce qu'il est en train de faire, lui-même lâchant d'ailleurs dans le grain pâteux d'un ralenti sonore que, tous, nous vivons dans un rêve (exactement comme Gordon Cole l'aura entendu en rêve dans un café parisien de la bouche de l’actrice Monica Bellucci elle-même). D'autant que le procédé rappelle celui employé par Pier Paolo Pasolini dans Médée (1969) afin de montrer comment son héroïne prévoit son crime avant de le commettre. Le héros n'a donc pas le temps des retrouvailles espérées par le spectateur car il a de toute évidence une autre mission à accomplir, guidé sur son chemin par le vieux manchot MIKE : sauver Laura Palmer de son destin en l'arrachant de sa fin qui recoupe celle du film Twin Peaks. Fire Walk With Me. Un long passage est alors cité (celui de Laura la veille de sa dernière nuit en compagnie du motard James Hurley pendant que l'attendent près de la cabane Leo Johnson, Jacques Renault et Ronette Pulawski) mais passé en noir et blanc, jusqu'à ce que l'agent du FBI dans le rôle de l'adjuvant angélique se présente à elle pour la conduire dans la forêt en lui promettant de la ramener à la maison. L'incroyable se produit une fois : on sait 25 ans plus tard pourquoi Laura se mettait soudainement à crier dans la nuit, c'est qu'elle avait vu au loin Dale Cooper. Puis une deuxième fois : le tout début de la série refait surface, avec Pete Martell embrassant sa compagne Catherine qui ronchonne toujours, Josie Packard toujours vaporeuse face à son miroir, et le corps de Laura toujours enveloppé dans du plastique. Sauf qu'il disparaît de l'image, comme effacé d'un coup de gomme numérique. Dale Cooper revivra pourtant encore une fois l'échec de la fin de la deuxième saison sanctionnant le sauvetage raté d'Annie Blackburn, Orphée restant condamné à perdre à jamais son Eurydice : sa main qui tenait encore celle de Laura est vide, l'homme se retourne pour constater que la jeune femme n'est plus là, son cri terrible résonne dans la forêt obscure, un cliquetis revenu du début du premier épisode de la troisième saison atteste que perdure un dysfonctionnement en guise de ver d'oreille. Et, de fait, le titre de l'épisode est partiel, boiteux car incomplet : le passé dicte le futur (puisque, dixit Dale, ce qui arrive aura été prévu par le major Briggs) autant que le futur réécrit le passé (puisque la fin de la troisième saison s'amuse à recomposer le fondement de la première).
Le 18ème épisode est moins rocambolesque et plus monomaniaque, mais peut-être plus étonnant encore. On y voit Dale Cooper repasser par la Loge blanche (on rappellera ici que la statue de Vénus y est parée de ses attributs de pudeur quand la Loge noire se manifeste dans l'indication de la célèbre statue mutilée de Milo) puis, revivant les mêmes moments que ceux des deux premiers épisodes, en sortir pour découvrir, aux abords du cercle de sycomores, Diane qui l'attend fidèlement. Le héros prend alors la route avec elle, lui propose un passage secret indiqué par un compteur à hauteur de 430 miles et une ambiance très électrique. Soudain, sa voiture glisse dans un pli du ruban de Möbius que forme la route en faisant tomber un rideau de nuit sur la scène d'une route déserte éclairée de plein jour. Après une nuit d'amour dans la chambre d’un motel hitchcockien remplie de langueur et d'inquiétude mêlées, Dale se réveille seul, Diane lui ayant laissé un mot d'adieu adressé à un certain Richard et signé d'une certaine Linda. Il sort du motel qui, le jour, n'est plus le même que celui de la nuit et continue son chemin, arrive dans une ville nommée Odessa et tombe en particulier sur un dinner nommé Judy's (Gordon Cole avait précédemment prévenu qu'une immémoriale manifestation du mal digne de H. P. Lovecraft pouvait s'appeler ainsi et Philip Jeffries à l'époque où il était encore incarné par David Bowie ne revenait au FBI que pour admettre entre autres qu'il ne voulait pas parler de Judy). Dale Cooper y cherche alors une vendeuse en congé qu'il retrouve chez elle après avoir mis une grosse dérouillée à trois cow-boys pénibles : c'est Sheryl Lee mais l'actrice joue une femme paumée qui dit se nommer Carrie Page, réfugiée chez elle et affectée d'une hantise informulable. Le héros est pourtant persuadé qu'il s'agit de Laura Palmer et veut absolument la ramener à sa mère. La femme d'abord réticente accepte cependant de le suivre en laissant derrière elle le cadavre d'un homme à la tête percée d'une balle et une petite statuette en forme de cheval blanc, l'un des animaux fétiches de la série. La route est longue, la nuit profonde, une paranoïa monte en puissance mais on n'en saura pas davantage. Ils arrivent enfin à Twin Peaks, on reconnaît le double R tenu par Norma puis la maison des Palmer. Mais Sarah n'y habite plus, à la place s'y trouve une femme nommée Alice Tremond racontant avoir fait l'acquisition de cette propriété à une certaine madame Chalfont (ce couple de patronymes avait déjà été évoqué par Carl Rodd à Dale Cooper sur son terrain de caravaning dans le long-métrage). Dale demande à savoir l'année à laquelle il est, Carrie pousse un cri après avoir entendu résonner dans l'air le nom de Laura, la lumière dans la maison s'éteint brusquement : c'était la dernière séquence de la troisième saison de Twin Peaks et il va bien falloir se débrouiller avec tant rien n'assure du lancement d'une quatrième saison.
2) La passion des choses tues
Trois dispositions subjectives peuvent être adoptées par le spectateur en conséquence de ce doublet faussement conclusif. Entre le comblement joyeux (la série sait renouer avec le meilleur d'elle-même tout en dégageant de nouvelles pistes mystérieuses qui promettent d'être poursuivies dans une idéale quatrième saison) et la déroute rabattant tristement la désorientation sur la déception (la conclusion apparaît artificielle et forcée, de nombreuses pistes sont laissées en jachère, les mystères s'accumulent en un point de saturation décourageant), il y aurait peut-être une troisième voie, mince et fragile, qui donnerait à percevoir au milieu de la forêt obscure un désœuvrement nécessaire et salutaire. Le paradoxe consisterait en effet à laisser tomber ce qui apparaît tant désiré par David Lynch – l'interprétation – pour autre chose qu'il n'a jamais cessé de son côté de pratiquer – à savoir l'expérimentation. Le sens n'intéresse vraiment qu'à ne jamais être figé dans des grilles de signification, aussi savantes et cultivées soient-elles, semblables à ce dispositif en forme de cage de verre dans la partie new-yorkaise. Le sens n'intéresse vraiment qu'à continuer comme une route perdue, comme une ligne de fuite qui fait fuir toutes les machines de capture et d'arraisonnement. Il faut expérimenter la fuite en ses puissances de création métaphorique. La métaphore est de fait le transport privilégié pour la route empruntée, qui propose à la place de toute destination programmée et pliée d'avance un destin zébré d'incessants glissements, biffé de passages démultipliés. Mister C. évidemment, mais à la fin aussi le gentil Dale, et puis les forces de police de Twin Peaks, avec les adjoints Hawk et Bobby Briggs décryptant les messages secrets de la dame à la bûche mourante et du major décédé : nombreux sont les personnages qui cherchent à être au rendez-vous des lieux où les choses se passent et des dates à l'heure desquelles elles arrivent. La métaphore se présente ainsi comme une machine à relancer le sens comme sens. C'est un cliquetis impossible à identifier, un bruit sans nom qui résulte du frottement entre deux éléments hétérogènes, une suite de chiffres excédant tout déchiffrement, une résonance lancinante à la source introuvable, une parole soufflée mais retenue dans sa signifiance – au risque dangereux et mortel du reflux acide et de la suffocation vomitive. Ce qui est dit ne doit pas l'être à haute voix avait annoncé le géant qui demandait alors à être attentif au bruit bizarre chuinté par un vieux phonographe. Plus tard, Laura Palmer souffle à l'oreille de Dale une parole dont on ne sait rien, sinon qu'elle étonne celui qui l'accueille et qu'elle provoque comme un tremblement qui soustrait Laura de la chambre d'attente au sol zébré et aux rideaux rouges, comme aspirée dans des hauteurs invisibles, avalée par le vortex d'une bouche inqualifiable.
Ce que l'on ne peut dire doit être tu : l'impératif wittgensteinien, tendu par un certain mysticisme, serait aussi celui de David Lynch qui, précisément, nourrirait la passion de ce qui doit rester tu, bruyamment ou silencieusement, toujours cependant dans la retenue d'un signifiant brutalement mortifiant (on se souviendra déjà des lettres de l'alphabet glissées sous les ongles des cadavres abandonnés par Leland Palmer, on se souviendra encore que l'alphabet nomme ce premier court-métrage tourné en 1970 où la loi du gramme fait déjà sauter quelques têtes). Ce n'est pas que David Lynch n’a rien à dire en le faisant savoir bruyamment, c'est qu'il se refuse à proférer cette parole qui serait fatale, comme le mot qui tue de Dune (1984) ou les phrases définitives de Lost Higway (« Dick Laurent is dead »), Mulholland Drive (« This is the girl ») et INLAND EMPIRE (« Actions do have consequences »).
La passion lynchienne de ce qui devra rester tu motive la passion d’expérimenter ce qui se montre aux limites assumées du monstrueux. Ces passions complémentaires sont celle du sens en tout sens, équivoque au sens où il s’agit de faire entendre plus d'une voix égale, un concert tour à tour polyphonique et atonale de voix consonantes et dissonantes. A ce titre, Twin Peaks prolonge davantage la fuite moléculaire et dispersive de INLAND EMPIRE (2006) que l'accélération des convergences résolutoires précipitant un peu trop bien la fin de Mulholland Drive. Les doubles sont les figures privilégiées d'une propension métaphorique infinie, mais les figures elles-mêmes ne suffisent plus : il y a plus d'un monde, au moins deux mondes pour le pli métaphorique, propice aux substitutions de corps et aux changements d'identités. Au moins deux mondes dont les rapports (« intercourse ») font rire obscènement le Bras sous sa forme naine dans l'une des pièces manquantes. Le pli métaphorique, gage d'un multiple vérifiant la prééminence sur l'un du deux, est anti-nostalgique : il ne peut y avoir de retour au bercail d'un sens originel qui est toujours déjà perdu, et cela dès l'origine. Le retour annoncé n'aura été dès lors qu'un grand tour culminant avec un nouveau détour, plus grand encore. Dale Cooper revient bien avec la promesse (énoncée dans Dune à destination du même interprète mais plus jeune, Kyle MacLachlan) que le dormeur allait se réveiller, mais pour être plus perdu encore, plus désorienté et déboussolé. Et Laura Palmer n'est retrouvée que pour être davantage encore abandonnée dans des fractures identitaires abîmées dans des hurlements répétés. A ce compte-là, la piste de la réalité alternative, trop aisément empruntée par de nombreuses séries ces dix dernières années depuis les expérimentations narratives de Joss Whedon, J. J. Abrams et Damon Lindelof, ne s'impose mais seulement qu'à se diviser elle-même : le salut de Laura se scinde ainsi entre l'effacement rétroactif et réparateur des violences inaugurales à l'origine de la série et la projection amnésique dans un monde parallèle, si semblable et tellement dissemblable. L'incompossibilité des mondes comme le dit Gilles Deleuze dans l'héritage philosophique de Leibniz débouche ici sur la neutralisation des hypothèses alternatives, leurs voix égales dissonant plutôt qu'elles ne consoneraient.
On le sait depuis Eraserhead (1977) qui en aura d'ailleurs fait sa matrice esthétique, contemporaine d'un siècle où le crime contre l'humanité aura consisté en l'effacement criminel des traces du crime : l'effacement n'est jamais accompli. Restent des traces, toujours. La trace est le reste d’un effacement impossible, elle soutient cette « restance » (Jacques Derrida) qui persiste et dont la persistance est itérative, consacrant par conséquent la réitération du non-identique originel. On le sait depuis Eraserhead jusqu'aux crimes ineffaçables de Lost Highway et Mulholland Drive. La bulle plasmique de l'explosion atomique testée dans le désert du Nouveau-Mexique en juillet 1945 aura ainsi laissé, à l’endroit de la désintégration totale, des traces aux conséquences imprévisibles : danse rituelle de parias cramés qui font couler le cerveau comme un jus noir, œufs d'où sortent des monstres parasitant leurs hôtes, vomi d'un maïs aussi jaune que la bile d'Audrey Horne à l'égard de son mari Charlie et aussi abondant que les pièces d'argent déchargées par les machines d'un casino déréglé par un hybride de l'ange et de l'idiot dostoïevskien.
A cette aune, on devra considérer ensemble les trois grandes séquences sexuelles de la troisième saison de Twin Peaks et, dans la mise en rapport de l'acte sexuel qui s'y met en scène, y sentir comment à chaque fois s'y joue décisivement la question de la trace. Dans l'épisode 1, Sam Colby et Tracey Barberato font l'amour dans l'immeuble new-yorkais abritant l'étrange boîte en verre d'où surgit une abominable créature qui leur saute aux visages et les défigurent. Le ton est à la tension érotique, puis l'angoisse débouchant sur l'horreur pure. Dans l'épisode 10, Janey-E et Dougie Jones font l'amour jusqu'à ce que l'orgasme de l'héroïne interpelle leur enfant qui dort à côté. Le ton est à la comédie, ainsi qu'en témoignent le sourire béat de Dougie et l'enjouement orgasmique de Janey-E. Dans l'épisode 18, Dale Cooper et Diane Evans après une longue route font l'amour dans un motel. Le ton est à nouveau à l'angoisse, la retrouvaille des amoureux est en effet contrariée par une durée qui se manifeste à la fois dans les grimaces accentuées de l'héroïne et par l'indifférence immobile du héros. Malgré tout, l'horreur ne se répète pas, encore que le dos de Laura Dern – autre surface épidermique et électrique – impressionne autant que celui de La Grande Odalisque d'Ingres. A la place, c'est l'incompréhension de l'homme qui reste et qui doute de l'identité du couple dont il incarnait la veille l'un des deux pôles complémentaires. Trois séquences, cela pourrait sembler peu si on les compare à la grande série de Wild at Heart – Sailor & Lula (1990). Elles sont pourtant dotées d'une importance extrême si l'on met en rapport ce qui constitue pour chacune d'entre elle un non-rapport (sexuel). L'attraction des jeunes New-yorkais semble alimenter le surgissement d'une chose innommable qui les dévore, Janey-E surjoue son orgasme avec le double cloné de son mari, Diane et Dale échouent à caler ou synchroniser des émotions troublées par un mal indicible. Mettre en rapport le non-rapport caractérise tout geste artistique authentique, particulièrement celui de David Lynch friand de collages hétérogènes. Mais y a encore autre chose : ces coïts engagent des traces ambivalentes. Entre les cadavres ensanglantés par une montée irrépressible de désir et la note informant Dale du départ de Diane mais aussi d'un changement subreptice de monde, s'impose un enfant qui, dans la nuit, reconnaîtrait au loin le cri originel au principe de sa mise au monde. L'enfant est un beau reste témoignant ainsi du non-rapport sexuel, autant sauvé des fusions de l'énergie sexuelle et que des malentendus des identités amoureuses. L'acharnement pour certains à vouloir en détruire les figures, s'il fait couler les larmes secrètes de Dougie, atteste la catastrophe d'un monde traversé de cris parce qu'il a perdu le sens de ses traces.
Et des traces, on devra encore en trouver jusque dans un fœtus protégé par le génie de son double placentaire, ce fœtus que David Lynch reconnaît rétrospectivement avoir été quand, âgé de deux mois seulement, il aura été le contemporain de la bombe atomique en suivant depuis, de film en film, les multiples expressions d’un accompagnateur originel surgies des plis de son vaste barnum tératologique. Ainsi, on oublie que Rita Hayworth, icône hollywoodienne blessée qui hante Mulholland Drive était surnommé la Bombe, au point d'avoir été représentée sur l'une des bombes atomiques lâchées sur l'atoll de Bikini en juillet 1946 à l'occasion de l'opération Crossroads. Et puis ce sont des trous, des trous partout, de balles surtout, des ellipses, beaucoup de prises de terre et autant de prises de têtes jusqu'à l'explosion. Un prurit urticant sous les aisselles d'une jeune femme paumée du relais routier en serait la métaphore nue : le monde est atomisé, mité, irradié, mais qu'il est jouissif d'en gratter la surface irritée jusqu'au sang.
3) Le courant alternatif, continûment
Il faut s'y faire, il y a pour le visionnaire néo-baroque plus d'un monde altéré par le pli épidermique, fuyant et urticant de la métaphore. Il y a pour le génie électricien, qui rappelle en plein milieu extraordinaire de la troisième saison de Twin Peaks qu'il y a un prix à payer s'agissant de jouer avec une énergie produite dans les centrales où s'est fabriquée la destruction de notre humanité (Hiroshima est le cauchemar du rêve radiophonique et rock des fifties, son nucléus obscène et secret), que le courant métaphorique ne saurait être qu'alternatif, continûment. Une œuvre est un transformateur, qui fait de l'énergie une puissance métaphorique afin de rappeler le sens à l'origine de sa non-identité fractale et dispersive, qui persévère en restes plus ou moins palpitants, jamais effaçables, et qui ne s'exposent qu'à taire ce qu'ils disent. Philip Jeffries ressemble désormais à une théière digne de Lewis Carroll et joue avec les formes de chiffres qui ne renvoient qu'à eux-même en moquant l'arbitraire de toute série numérologique, quand Dale Cooper, passé au chas de plus d'un monde, ne revient toujours pas à lui(même), Dougie Jones et Mister C. laissant place désormais à Richard planté par Linda. Mais, puisqu'il y a des passages assurés en sas et seuils, il y a des passeurs et Dale Cooper en figure un grand, adjuvant et complément intime, accompagnateur initiatique qui aura eu besoin lui-même d'être accompagné par une ribambelle de figures féminines auréolées d'un spectre de mauve reliant le rose au violet, Naido et Diane, Janey-E et Jade, sans compter le trio éthéré de bunnies de la fratrie mafieuse des Mitchum. Courant alternatif continu : c'est pourquoi le dédoublement est sans fin et le retour identitaire fallacieux et introuvable, le relais routier jamais pareillement peuplé d'un raccord à l'autre, un frère en cachant un autre (comme les Truman et les Mitchum, et déjà l'apparition d'un quatrième frère Renault, Jean-Michel joué par l'acteur qui interprétait Jacques, Walter Olkewicz). Et le vieux patriarche mythique Abraham Lincoln ne revient que sous l’aspect de son sosie carbonisé. Et, semblable à un mineur de fond, celui-ci prend le micro pour y répéter un mantra digne d'Allen Ginsberg, qui retourne et liquéfie le cerveau des auditeurs d’une radio plongeant ses racines électriques dans l’enfer plasmique de la destruction atomique.
Courant alternatif, continûment : les motifs s'attirent dans une manière d'aimantation magnétique, le champignon atomique et le cheval blanc, le crapaud-libellule et l'épi de Maïs, les flammes et le rideau rouge, l’eau de la cascade et les volutes de fumée, un transformateur géant et une machine à sou, une machine célibataire et une trompe de Fallope, un déchargement de pièces d'argent et un vomissement de maïs, l'alcoolique incarcéré et Johnny Horne (pour la gueule cassée digne de Francis Bacon) ou Dougie Jones (pour une parole en miroir déformant, prise dans la boucle d'un effet d'écho). La mimesis n'est bonne qu'à morfler, qu'à fuir dans tous les sens et par toutes les fentes, à s'écouler via toutes les fissures comme cette morve rougeâtre de la bouche d'un alcoolique à la tête fracassée ou celle, verdâtre, tombant en filet de la bouche d'un enfant malade. La mimesis n'y reconnaîtrait dans sa nombreuse portée aucun de ses petits, tandis que la métaphore ne cesse pas de son côté à conjoindre électriquement des morceaux de l'hétérogène en gage depuis l'origine du non-identique, le courant alternatif continûment. Dans le relais routier, se suivent ainsi les groupes et musiciens les plus divers, dont Eddie Vedder qui apparaît avec un autre nom (Edward Louis Severson III, en fait son vrai nom) et Rebekah Del Rio qui chante un air de Moby, toujours en bordure de la dislocation depuis son inoubliable prestation dans Mulholland Drive.
Bon mais, quand même, insiste pour les plus réfractaires ou têtus le soupçon que David Lynch aurait couru trop de lièvres en finissant par se perdre dans son propre songe, celui d'une forêt dantesque abritant des enfers pareils à ceux de Bosch. Cela, notre génie qui tire de la matière placentaire perdue des images aussi savoureuses que les beignets, pancakes et tourtes à la cerise tant appréciés par Dale/Dougie le saurait cependant très bien. En particulier quand il montre Norma figée dans sa posture lointaine et compatissante des malheurs de Shelley, assignée à la gestion prévisionnelle de la feuille de compte parce qu'elle a accepté le principe commercial du franchisage de son restaurant. Jusqu'à revenir au cœur de ses activités, la franchise abandonnée pour une autre consistant à retrouver pour l'occasion le cœur tendre de Ed Hurley. Et Otis Redding de s'époumoner comme un dieu en live depuis les cieux I've Been Loving You Too Long. David Lynch le sait encore quand il considère les conséquences éthiques imprévisibles de l'émission diffusée sur le Net du docteur Jacoby, le mélange drolatique et répétitif d'imprécations, de sénescence et de petit commerce entraînant à la fin Nadine Hurley à mettre un peu de silence sur la fureur de son professeur de morale (ses rideaux silencieux au service de la vente de ses pelles dorées apaisent l'acrimonie du vieux docteur), comme à libérer Ed du sortilège qui le retenait à elle (la pelle est cet instrument dont l'or est nécessaire pour se sortir de sa propre merde).
Il y a cependant des lièvres qui attendent d'être attrapés, d'autres qui ne le seraient jamais, passés dans des trous ouvrant autant de galeries infréquentées. Il y a des pistes, concernant par exemple les sorts respectifs de Becky et Steven Burnett, Audrey Horne et son mari Charlie, qui débouchent sur des suspensions indécidables (de l'assassinat de la première par le deuxième qui se serait suicidé dans la foulée à l'enfermement à la fois psychique et psychiatrique pour la troisième). Il y a des mystères mieux entretenus que les secrets de la bureaucratie du FBI, cachés dans des alcôves par le biais desquelles se démultiplient en rhizome les passages invisibles et les mondes parallèles (c'est la puissance bestiale et maléfique abritée par la lionne Sarah Palmer, c'est l'étrange destin de la bague de fiançailles de Janey-E trouvée dans l'estomac du cadavre du major Briggs, c'est la créature hybride avalée par une adolescente des années 1950 inspirée de la dormeuse du court-métrage Desire de Max Ernst en 1949). Il y a des hypothèses à peine effleurées, livrées à la faim interprétative du spectateur (Richard Horne serait le fruit du viol commis par Mister C. sur la personne d'Audrey Horne plongée dans le coma dans l'intervalle des deuxième et troisième saisons). Il y a des figures à peine évoquées (Linda, une femme handicapée vivant sur le terrain de caravaning de Carl Rodd) ou seulement esquissées (le mari de Beverly Paige, la secrétaire de Benjamin Horne, affecté par une maladie respiratoire ou bien encore la mère célibataire et toxicomane qui hurle à l'envers le numéro d'urgence de la police) qui ne seront pas plus développées, flottant dorénavant dans des limbes qui fraient avec le soupçon de l'avortement. La jachère des pointillés démultipliés est ce qui doit être cultivée secrètement ou en communauté affinitaire par un spectateur en préférant plutôt rêver que s'abandonner au ressentiment acide et explosif d'une moisson de plantation noire.
4) Une crypte peuplée d'ami-e-s
Qu'est-ce à dire, rêver ? Rêver invite à refuser de céder aux impératifs catégoriques du vouloir interprétatif, à préférer au contraire accueillir la mémoire épidermique de quelques sensations. Puisque Twin Peaks est une machine consistant à tramer et strier le misérable écran vidéo plasma, il faut savoir être attentif aux surfaces dont l'affleurement peut provoquer d'intempestives stridences (les bruits amplifiés de pas sur un sol en béton ou de raclette nettoyante sur une vitre d'immeuble font pousser des hurlements à Gordon Cole). Et la durée permet à David Lynch de pousser la perception jusqu'à se faire hallucination, le spectateur alors semblable à Jerry Horne qui est l'otage des sortilèges de la forêt (et surtout des herbes qu'il aura consommées) qui croit délirer lorsqu'il est le témoin de la scène où Mister C. sacrifie Richard Horne afin de localiser un passage. On retiendra ici ce détail génial : les jumelles utilisées à l'envers par Jerry lui permettent d'éloigner optiquement la scène de carbonisation nocturne du corps de son petit-neveu. Ailleurs, une scénographie répétitive et suspendue (des bunnies évanescentes aux bûcherons cramés, entre Bill Viola et Matthew Barney), un plan qui dure sur un bout de forêt ou un autre dans le salon de Sarah Palmer passant en boucle un match de boxe suffisent à entretenir une angoisse terrible face à ce qui pourrait advenir mais ne vient pas ou bien advient mais pas du tout comme on l'avait imaginé. Un autre exemple est donné par une call-girl française et voluptueuse faisant de son départ de la chambre d'hôtel de Gordon un rituel exquis en frisure du ridicule mais offert pour le bon plaisir d'un vieillard qui ne bande plus (pendant ce temps, Albert Rosenfeld patiente avec élégance). Les sensations ne disent rien, mais elles expriment beaucoup d'un rapport au monde qui est de chair et d'image, qui passe dans les corps et dans les têtes, qui fait du rêve des uns le cauchemar des autres. Elles appartiennent aussi aux personnages et ce sont alors des souvenirs, comme ceux d'une bicyclette verte revenue de la plus lointaine enfance qui sauve un grand-père, Benjamin Horne, de l'incompréhension des actes horribles de son petit-fils. Les sensations avèrent qu'il faut garder les choses tues si l'on ne veut pas tuer le mystère qui les accompagne comme la mise au rebut de notre jumeau placentaire oublié.
C'est qu'il y a des choses qui méritent d'être tues pour que se lèvent des images
qui durent. Percer le secret des choses est un désastre, entretenir le mystère leur relève. Le masque du peu loquace Dougie Jones serait ainsi un bel indice que David Lynch, aussi multiple au
fond que son héros, se se serait exposé aussi dans la guise de cet ange gardien soucieux du secret d'une bonté populaire immédiate à protéger et sauver des radiations vomitives de toutes les
machines de prédation et d'accumulation. C'est qu'il y a en effet tout un peuple baroque disséminé dans des mondes parallèles qui ne seraient au fond que les bandes d'une même surface comme ceux
d'un rideau ou les tentures d'un chapiteau de cirque – les plis d'un même ruban de Möbius retourné dans plusieurs sens pour le détourner hors des balises à sens unique de la narration
télévisuelle dominante. Tout un peuple azimuté et électrique, aux identités court-circuitées : ainsi, Laura Palmer ne meurt pas dans une version alternative de ce monde-là comme elle est
devenue une autre personne dans un autre monde possible. Le rêve rédempteur et orphique du salut apporté à Laura Palmer se renverse en effet en nouvelle trajectoire identitaire et erratique dans
une variante parallèle de Twin Peaks, et visiblement pas moins infernale que la précédente. C'est bien ce que l'on demande à une œuvre d'art, comme
le disait Gilles Deleuze, autrement dit qu'elle soit capable d'inventer un nouveau peuple pour une nouvelle terre –
le barnum étasunien comme un habit d'Arlequin, avec ses monstres et ses parias, ses clowns et ses freaks, ses filles perdues et ses officiers jouant double ou triple jeu, ses transfuges et ses
schizophrènes, ses enfants maltraités et ses gueules cassées, ses fantômes immémoriaux et ses vieillards beaux comme des trésors antiques (que l'on se souvienne en particulier des frères de
The Straight Story en 1999). Un bel exemple de trésor antique aura été donné avec ce moment où Dale
Cooper commence inopinément à sortir de la torpeur affectant Dougie Jones en entendant lors d'une diffusion télévisuelle de Sunset Boulevard – Boulevard du crépuscule (1950) de Billy Wilder
le nom d'un obscur accessoiriste nommé... Gordon Cole. Découvrir que le patronyme de son supérieur joué par le cinéaste lui-même ait été trouvé dans l'un de ses films fétiches, inspiration
explicite de Mulholland Drive, avère alors qu'il y a des trésors qui viennent de loin et dont l'importance primordiale est ce qu'il faut savoir entretenir.
Et le peuple est aussi affaire de présences spectrales, de fantômes. La passion conjuguée des surfaces pliées-dépliées et des circulations métaphoriques infinies, des traces ineffaçables et des choses tues appelle moins au déchiffrement qu'à se vivre aussi comme une crypte. A ce niveau-là, The Return suscite des bouleversements inoubliables. On a même l'impression que cette troisième saison aura été aussi réalisée pour cette raison-là : les ami-e-s vieillissent, la sénilité menace, ils vont peut-être mourir, les auteurs de la série décident alors de les accompagner sur le seuil, de part et d'autre du rideau rouge de la fiction. Il y a alors des scènes à filmer qui sont des moments à vivre et dont les traces sont ce qui doit rester. Margaret Lanterman, la Femme à la Bûche, a encore des messages cryptiques à transmettre et son interprète, la fidèle Catherine Coulson, des instants de jeu à sauver de l'incendie fatale de la maladie. Albert Rosenfeld a encore des blagues à faire en les proférant sur un ton pince-sans-rire qui donne un peu de force à son interprète mourant, Miguel Ferrer. Harry Dean Stanton vient de nous quitter, son personnage aura eu le temps de soulager la peine d'un pauvre gars qui vend son sang pour payer ses fins de mois difficiles, il aura eu le temps de gratter à la guitare Red River Valley comme le cow-boy qu'il restera à jamais. Quant aux défunts qui étaient déjà là, l'image n'est pas en reste pour offrir à leur personnage respectif de nouveaux destins figuratifs : théière pour Philip Jeffries, boule de rage volcanique pour BOB. C'est ainsi qu'il faudra reconsidérer le salut orphique raté de Laura Palmer dans l'avant-dernier épisode : l'effacement rétrospectif du cadavre relance peut-être dans un monde parallèle le calvaire de l'héroïne hantée par la mémoire impossible de son existence virtuelle, il aura cependant permis au vieux Pete Martell interprété par le regretté Jack Nance d'aller tranquillement à la pêche.
Le retour de Twin Peaks aura moins consisté à poser que rien n'aurait dû bouger durant 25 ans qu'à sauver la trace de quelques amis, en indiquant les pistes où, en pointillés, ils continuent à vivre des vies parallèles. David Lynch ne serait alors revenu à l'art qu'à en extraire un geste d'amitié fait d'accompagnement au grand départ de ceux qui resteront à jamais.
« Lorsqu'on rêve qu'on rêve, le réveil est proche. »
(Novalis, Fragments de l'Athenaeum, 1798, n° 288)
19 septembre 2017