4) On pouvait trouver dans les Cahiers de l'époque non seulement des recensions et des analyses, mais aussi des entretiens (c'est même une grande tradition de la revue), des comptes-rendus de festivals, ainsi que des débats organisés à l'occasion de films importants. Grâce au site Ciné-Ressources, on note ainsi que vous avez participé entre 1968 et 1970 à des entretiens menés avec Walerian Borowczyk et Marco Ferreri, Carlos Diegues et Nagisa Oshima ou encore Susumu Hani. Vous êtes également présente pour le compte-rendu de l'édition 1968 du Festival de Venise comme à l'occasion d'un débat consacré par l'équipe de rédaction au film Ice de Robert Kramer. Après avoir évoqué vos débuts dans l'écriture critique, parlons désormais de ces trois registres qui étaient tout autant nouveaux pour vous. Quels rôles y avez-vous joué ? Quels plaisirs en avez-vous tirés ? Et quelles leçons en gardez-vous pour aujourd'hui ?
Bien sûr, l'entretien avec les cinéastes, ou d'autres travailleurs du cinéma, enregistré au magnétophone, de façon à ce qu'il en existe une trace, est une très belle invention. C’est une tradition des Cahiers du Cinéma, qui a produit tellement de compréhension à la fois de l'ensemble et de tous les détails du processus de création cinématographique, que toutes les autres revues de cinéma, dans le monde entier en ont accepté, imité et pratiqué l'exercice, au point de le transformer en une sorte de lieu commun rédactionnel. Au fond l'entretien, c'est un pur prolongement de la pratique journalistique de l'interview, mais menée de façon, disons, beaucoup plus scrupuleuse. Dans une revue mensuelle comme les Cahiers, l'entretien c'était une interview qui se donnait le temps d'écouter ce que l'interlocuteur avait à dire, en lui posant des questions les plus pertinentes possibles, éventuellement à plusieurs d'ailleurs. Puis de réécouter et retranscrire les propos enregistrés, au besoin en aidant un peu à l'écriture, à ce que certaines paroles soient clarifiées, ou synthétisées en choisissant les propos les plus forts, mais conformément au discours réellement tenu, et même au style, à l'oral de la personne interviewée. Aux Cahiers, un entretien était toujours une affaire prise extrêmement au sérieux, et menée, en général, avec beaucoup de tact et de cordialité. Y participaient ceux qui avaient réellement vu et aimé le travail des personnes avec qui nous nous « entretenions ».
En ce qui concerne spécifiquement les entretiens avec les réalisateurs, c'est-à-dire ce que nous considérions comme les auteurs de leurs films, les conversations étaient toujours passionnantes parce que l'ensemble de nos questions « Cahiers » tournaient toujours autour d'une très centrale concernant la volonté créatrice elle-même, que bien entendu à cette époque nous considérions comme liée essentiellement à une volonté « autorale » des metteurs en scène ou « directors ». Au fond le modèle de l'entretien Cahiers c'était la conversation Truffaut/Hitchcock, c'est à dire la question : comment avez vous fait pour vous exprimer en artiste par le cinéma? Et dans ce comment, tout le cinéma pouvait passer : les conditions de sa production, l'histoire et la géographie du film ou de l'auteur considéré, les conditions de tournage, de collaboration avec les équipes, les contextes politiques, bien entendu, qui avec le temps que j'ai passé aux Cahiers en « permanente », c'est-à-dire de 1966 à 1971, ont comme vous le savez beaucoup évolué, et sont devenus des questions dominantes.
J'ai effectivement pris beaucoup de plaisir à participer, avec Jacques Rivette, à un entretien avec Walerian Borowzyk. Au fond, tous les cinéastes qui ont consacré beaucoup de temps au film d'animation sont des maniaques de la maîtrise du fantasme. Et ce qui m'a le plus frappée, fascinée, amusée pendant cet entretien c'est cette formidable complicité de créateurs qui s'est établie pendant la conversation, que je relançais de temps en temps car je connaissais un peu le cinéaste et l'avais regardé de près, entre ces deux manipulateurs d'éléments visuels et sonores qu'étaient ces deux fous de la maîtrise. Rivette et Borowzyk discutaient comme deux complices, deux vieux pointilleux et rigoureux libertaires, des bons coups qu'ils faisaient l'un et l'autre pour imposer aux techniciens du mixage par exemple leur volonté de ne pas atténuer les « entrées de souffle » lorsqu'un nouveau son apparaissait sur la bande. Le lisse, le fondu, le « comme si de rien n'était » était l'ennemi des deux. Le plus drôle c'est que cet entretien assez long se déroula sous ponctuation réitérée de verres d'une eau-de-vie bien raide offerte (peut-être malicieusement) par « l'entretenu », chez lui. Excité par cet alcool alors qu'il ne buvait pratiquement pas habituellement, Rivette a été pris d'un véritable enthousiasme de solidarité créatrice avec notre hôte. Et moi, jeune naïve et romantique, au fond j'étais aux anges à l'idée que la création du cinéma pouvait créer entre les cinéastes de tels compagnonnages de l'exigence, à la fois de liberté et de rigueur.
J'ai pris beaucoup de plaisir aussi à interviewer, enfin, à m'entretenir avec Nagisa Oshima, avec Pascal Bonitzer, dans un petit hôtel du Quartier Latin, je me souviens. Ce type était tellement intelligent. Et Pascal et moi nous n'étions pas non plus des paresseux de l'analyse pointilleuse. Le signifiant ne nous faisait pas peur, et nous y sommes allés de bon cœur et plein la tête dans la conversation avec Oshima, dont je me rappelle encore l'ironie merveilleuse. Et une certaine satisfaction d'amour propre aussi qu'il éprouva aussi à se faire interroger par un pareil couple d'intellos parisiens, malins comme des singes, et peut-être aussi assez enfantins et pompeux. Il est vrai qu'être pompeux avec un Japonais, cela peut être une tenue correcte exigée. Enfin cet entretien-là ne fut pas mal.
Souvenir formidable aussi de l'entretien avec Rivette au moment de L'Amour fou, chez Jean Louis Comolli. Très grand moment parce que les Cahiers rendaient hommage à un aîné fondateur. Ceux qui interrogeaient et celui qui répondait parlaient à ce moment là, sinon exactement le même langage, du moins s'exprimaient ensemble dans la même koinè [la langue originellement commune au monde hellénique] spécifique d'appartenance à une communauté de volonté concernant le cinéma : y faire entendre et voir s'exprimer la volonté créatrice originale d'un metteur en scène.
Un gâteau pour L’Amour fou
Rivette à ce moment là parlait à des disciples, mais aussi à des pairs potentiels. La parole échangée allait dans le sens même de cette passation de relais entre théorie, histoire, critique et pratique du cinéma qui est l'horizon idéal originel des Cahiers mêmes, de la Nouvelle Vague et de toutes vagues de cinéma se produisant autour. La passion fut même évoquée, dans l'affaire, sous une forme amusante et touchante : comme notre entretien avec Rivette se prolongeait un après-midi durant, à un moment, vers cinq heures, l'heure où sortent les marquises, la femme de Jean-Louis Comolli, Marianne, qui, chacun de nous le savait était une grande cuisinière, nous servit le thé et posa sur la table un gâteau doré fort appétissant, cuit dans un moule en forme de cœur. Et elle dit en nous l'offrant: « C'est pour L'Amour fou ».
Les grands débats de fond, les théoriques, il y en eut aussi, surtout à l'approche, pendant, et dans l'immédiat après-coup de Mai 68. Je ne me les rappelle pas tous, un sur le montage, « important », comme on dit, il me semble. Quelquefois nous allions prêcher la bonne parole Cahiers en province ou à l'étranger avec des « Semaines des Cahiers » que nous animions à plusieurs, nous déplaçant ensemble un peu comme un commando, qui en général impressionnait nos publics. Au Portugal en 1969 par exemple, nous avons été reçus avec déférence et enthousiasme par des cinéphiles portugais. Salazar était encore au pouvoir pour des années, et parmi les dispositions légales qu'il avait fait prendre dans le pays pour y exorciser et évacuer la question même du fascisme, il était rigoureusement interdit au Portugal de projeter le moindre film comportant la moindre allusion au fascisme, ou la moindre « indécence ». Or nous avions inscrit Nuit et Brouillard d’Alain Resnais dans notre programmation, ainsi que Week End de Jean-Luc Godard : les deux furent interdits de projection. Les cinéphiles qui nous recevaient (Paulo Rocha parmi eux, qui nous fit à cette occasion découvrir Manoel de Oliveira en nous montrant son extraordinaire court métrage, A Caça – La Chasse, ou d'autres qui après la Révolution des Œillets jouèrent un rôle dans le développement d'un nouveau cinéma portugais) trouvèrent cependant le moyen de nous permettre de montrer les deux films en douce. Et ce qui me frappa alors, de la part des intellectuels ou futurs cinéastes portugais que nous avons rencontrés, ce fut la profondeur et l'intensité de leur besoin de sortir du carcan de censure sur tout où le régime salazariste les faisait vivre. Nous, Français, nous sortions de notre Mai 68, ou plus exactement nous y étions encore un an plus tard, secoués comme des pruniers les uns et les autres. Mais les vrais radicaux nous les trouvions au Portugal, déjà postés dans un combat à très long terme vers leurs propres nouveautés et changements. De la même façon, il nous fallait parfois nous déplacer de Paris vers la Bretagne pour sentir à quel point, dans le public de cinéma lui-même, il y avait un besoin de prendre au sérieux les exigences idéologiques ou morales dont le cinéma pouvait (ou ne pouvait pas) se donner le travail de les porter.
Quant au travail des ou dans les Festivals de cinéma, bien sûr cela faisait partie, c'est l'évidence et c'est banal, du devoir d'information de la revue sur l'actualité cinématographique. Le Festival pour lequel j'avais un faible personnel c'était Venise. J'ai réussi trois ou quatre fois à m'y faire envoyer par les Cahiers, avant mon départ pour le Brésil en 1971. Et même après mon retour quand je suis redevenue simple pigiste, travaillant et gagnant ma vie ailleurs qu'aux Cahiers à partir de 1977. J'y ai quantité de très beaux souvenirs, dont une brève et inoubliable rencontre avec Luis Buňuel auquel mon ami Glauber Rocha m'avait présentée l'année, je crois, où Luis Buňuel y présentait Belle de Jour. Dans ses conversations avec Glauber, Buňuel n'était plus sourd. Les deux s'entendaient par une sorte de smartphone interne qui les mettait personnellement en contact et immédiatement sur la même longueur d'onde de civilisation. Deux très grands latins, chrétiens et iconoclastes, qui s'appréciaient dans un rapport à la fois de maître à disciple et de collègues. Glauber m'ayant présentée à lui, à mon égard la bienveillance de Buňuel fut comme une onde d'affection respectueuse, amusée et discrète. Mais pas « distraite ». Dans les festivals, la mondanité occulte si souvent l'attention à l'autre. Une femme aime être regardée de cette façon, n'importe quel être humain aussi, attentivement mais sans que l'attention du regard ait quoi que ce soit de visqueux, car proportionné à la supposée « importance » que s'accordent entre eux les interlocuteurs de rencontre.
Des festivals et des festivals, oui j'en ai connu quelques uns. Mais Venise, probablement à cause de la beauté du lieu, cette beauté tellement civilisée de la mer et de la ville même avec son Lido, ses îles, Malamocco, et même la ville des touristes avec ses musées, ses églises, son architecture divinement harmonieuse, son poids de passé qui est comme sa substance lumineuse de présent, son côté très longue durée à la Fernand Braudel qui la rend éternelle : ça c'est une ville pour apprécier « le celluloïd et le marbre ».
5) On voudrait également noter que, parmi vos participations à l'aventure des Cahiers du Cinéma dans le tournant des années 1960-1970, un texte semble plus particulièrement témoigner d'un moment caractéristique de l'histoire de la revue. Intitulé Éléments pour une théorie du photogramme, ce texte s'inscrit vraisemblablement dans la série des travaux qui, à mi-distance de la théorie du cinéma et de la critique de l'idéologie, auront alors été consacrés notamment à penser une certaine actualité du cinéma de Sergueï Eisenstein. C'est l'époque en effet de l'article de Roland Barthes, « Le Troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein », publié dans le numéro 222 des Cahiers de juillet 1970 (et, pour rappel, votre texte est paru dans le numéro 226-227 de janvier-février 1971). On pensera à cette occasion également à la série des six contributions de votre ami Jean-Louis Comolli parues dans les Cahiers entre 1971 et 1972 et rassemblées sous le titre générique de « Technique et idéologie ». Comment considérez-vous rétrospectivement l'ensemble de ces réflexions et ont-elles constitué une rupture décisive, dans votre trajectoire comme pour celle de la revue ?
Ce texte, au titre pompeusement affichiste de sa visée théorique, je l'assume entièrement aujourd'hui, et ne le crois pas trop bête, malgré certaines de ses énormes naïvetés. Naïvetés idéologiques en particulier, qui sautent aux yeux avec un demi siècle de recul, car pour ce qui est de sa tenue d'analyse, eh bien, le texte se tenait plutôt bien. J'y avais d'ailleurs, je me souviens, beaucoup travaillé. D'autant qu'il touchait à un point qui concernait directement mon travail d'iconographe de la revue, dans lequel étaient de plus en plus sollicitées des photos de films directement issues des photogrammes mêmes de pellicule analogique.
Pourquoi donc avions-nous cette passion du photogramme comme élément iconographique ? Parce que le photogramme était la matière même de la pellicule, et que la pensée pensante de l'époque dans laquelle les Cahiers pensaient, c'est-à-dire pas tous seuls, subissait une forte influence de pensée marxisante, et même « léninisante » au moment précis où se sont constitués les fameux numéros (magnifiques) de la revue, celui sur Eisenstein où j'ai pondu mon texte/photogramme, et aussi un numéro ultérieur intitulé « Russies Années 20 ». Nous avions la tenace volonté d'en faire la preuve par notre travail dans le texte que nous produisions ou publiions sur le cinéma, délibérément marxo-freudisants, terriblement matérialistes et dialectiques. En termes d'usage de l'image pour la revue, il nous était donc vital, à cette époque, symboliquement vital en termes de cohérence éditoriale intime de la revue, de publier, lorsque nous en avions la possibilité objective (et cette possibilité, nous l'avons créée en commandant des transcriptions photo de photogrammes à la Cinémathèque à l'époque par exemple), une illustration par photogrammes plutôt que de la choisir parmi des photos issues de matériel de presse ou de studio, ou même de photothèques.
A vrai dire, en tant que cinéphiles, nous devenions aussi des fétichistes du corps du film. Notre approche matérialiste dialectique du corps filmique se combinait peut-être inconsciemment en nous avec notre bazinisme originaire et viscéral. Après tout le photogramme, mieux que toute photo de presse ou de studio, c'est aussi, dans le film, une sorte de vraie trace sacrée, un voile de Véronique posé, plan par plan, et 24 fois la vérité de ce plan par seconde, sur ce qui s'est réellement trouvé cadré et enregistré par la caméra sous la direction du metteur en scène. Ce corps du film, c'est son texte. Et la notion de « textualité », nous en avions littéralement plein l'esprit et la bouche et le stylo à cette époque, avec nos camarades de Tel Quel, la revue où écrivaient de nombreux auteurs avec lesquels nous étions alors en affinité intellectuelle.
Cela dit, justement, prenant moi-même extrêmement au sérieux, à la fois d'un point de vue pratique avec mon travail quotidien de recherche d'images pour la revue, et d'un point de vue théorico-idéologique, la notion de « corps du film » en ses photogrammes, j'avais été un peu troublée, et je dirai même un peu agacée (disons affectueusement choquée, car j'avais évidemment pour Roland Barthes le plus grand respect) que cette grande intelligence des signes eût confondu, en l'occurrence dans son magnifique texte « Le Troisième sens » dont vous parlez, le photogramme lui-même, soit la lettre d'un plan en image, avec un ensemble de matériel photographique « autour du film » qui n'en était pas exactement la lettre mais son petit arrangement racoleur et commercial – une manipulation auxquelles appartiennent par exemple les photos dite « d'exploitation » affichées dans les halls des cinéma et que ne peuvent s'empêcher voluptueusement de voler Antoine Doinel et son copain dans Les 400 coups.
Lorsque Barthes donnait donc aux photos des films un pouvoir, en quelque sorte, d'en dire un plus de sens, un troisième sens, en faisant apparaître depuis l'immobilité de l'image la « signifiance » du plan (et en particulier sa teneur en énergie sexuelle, son côté extatique par exemple chez Eisenstein), il ne faisait pas le détail entre photogramme ou autre photo de film. La force du cinéma venait pour Barthes de cet « arrêt à l'image » où s'extasiait le pouvoir érotique de l'image. Il ne parlait donc pas vraiment du photogramme, il parlait de la photo de film en général et de son pouvoir, finalement, érogène.
Du coup, j'ai eu envie que mon étude sur le photogramme, « stricto sensu » en quelque sorte, répondît à Barthes, ou plutôt n'abondât dans son sens qu'à la condition de définir véritablement et rigoureusement le corps iconique du film même. C'est-à-dire son mode bien particulier de faire évoluer dans le temps un ensemble d'images cadrées destinées à donner à des spectateurs lors de la projection l'illusion d'une continuité, alors qu'il s'agit en réalité, surtout en ce qui concerne la pellicule analogique d'une discontinuité objective d'images fixes, soit de photogrammes.
Tant qu'à faire des textuels rigoureux, soyons-le ai-je ainsi pensé à cette époque. Et il me paraissait donc important, en ces matières d'écriture, de prendre les signes tout à fait au pied de leur lettre en commençant par la définition rigoureuse de leur champ matériel de signifiance. C'est même la raison pour laquelle j'ai tellement insisté dans ce texte sur le fait que le photogramme lui-même, il fallait bien le choisir entre les images à fixer pour qu'il prenne sa valeur signifiante. J'arrête le charabia et tâche de m'exprimer clairement. A l'intérieur d'un même plan pour qu'une image fixe puisse prendre valeur non seulement illustrative mais son minimum de visibilité sémantique – autrement dit, que voit-on dans le plan ? – il fallait choisir dans le matériel photogrammatique lui-même celui qui donnait le plus de sens. Il y a des photogrammes qui sont « illisibles », floutés par le mouvement dans l'image lorsque celle-ci est arrêtée au hasard du déroulé de l'image dans le temps. Si le commerce n'a en général pas choisi l'image photogrammatique comme illustrative du pouvoir attractif (et même érotique) du film, s'il lui a préféré un matériel photo légèrement arrangé par des exigences de lisibilité (ou de « spectacularité » immédiate de l'image), cela n'est pas par hasard : le photogramme est un artefact lui-aussi, mais plutôt destiné au commerce avec les populations savantes.
« C’est l’affect qui crée la connaissance »
Ce qu'il y avait donc d'assez naïf dans ce texte, d'assez « daté » surtout par rapport au contexte post-soixante-huitard de « révolution textuelle » où se trouvaient les Cahiers de cette époque, et moi-même en particulier, c'était de supposer qu'un véritable point de vue matérialiste et dialectique sur le cinéma pouvait lutter contre et s'opposer frontalement à une conception bourgeoise du cinéma qui, elle – et ce texte l'en soupçonnait – aurait occulté la vraie lettre du texte cinématographique. Il y avait dans ce texte une sorte de purisme manichéen en faveur de la lettre même du cinéma, et contre toutes ses fioritures bourgeoises, qui certes avait du bon sur le fond en se présentant comme une vraie radicalité théoricienne, mais qui en même temps avait quelque chose de très ingénu. S'il reste avéré que le cinéma a toujours des luttes à mener contre l'embourgeoisement de sa propre culture, ces luttes se situeront certainement sur un autre plan que celui du photogramme pur et dur contre l'image « arrangée ». En tout cas elles auront d'autres fronts de lutte, elles diversifieront ses combats.
Quant à l'illustration de toute étude sérieuse d'analyse de film par le photogramme, c'est devenu un lieu commun, par exemple des travaux monographiques sur les films (j'en ai usé moi même dans mon petit bouquin sur Seven Women – Frontière chinoise chez Yellow Now et presque tous les auteurs de cette collection y ont eu recours). Et bien souvent c'est une nécessité car c'est dans le film lui même, dans sa matière d'image – et qu'elle soit numérique aujourd'hui n'y change quant à ce point absolument rien – qu'on trouve l'exhaustivité iconique du film, sa matière d'image toute entière. On pense à une séquence, à un plan, au détail d'un gros plan, hop, on le cherche littéralement dans le film, et on le trouve. C'est même devenu une sorte de facilité avec les techniques numériques, car à l'âge de l'analogique il fallait aller dans la copie elle-même, faire des repérages de photogrammes, mettre des fils dans les perforations correspondantes, rephotographier l'unité d'image de pellicule, etc. Toute une affaire quoi, compliquée, minutieuse et coûteuse à la fois. Et qui forcément m'était un travail familier en tant que responsable de l'iconographie de la revue, même qui m'était cher. Comme l'a dit l'ami Jean Louis Schefer, et d'une certaine façon répété tout au long de tout son travail de grand écrivain supposé difficile, « c'est l'affect qui crée la connaissance ».
Des articles théoriques de mon ami Comolli, sa série intitulée « Technique et idéologie », je ne ne peux pas dire grand chose sinon, bien entendu, que ce travail est particulièrement significatif de l'énorme effort théorique fait par les Cahiers à cette époque. C'est vous-même qui le dites et vous avez raison.
Lorsque Comolli a publié ces textes, j'avais quitté la France, j'ai vécu au Brésil de 1971 à 1976, et ma relation avec les Cahiers, pendant cinq ans, s'est quelque peu transformée, forcément. En particulier lorsque les Cahiers n'ont, après mon départ, presque plus publié de photos, puis plus de photos du tout (d'où la lourde assertion qu'il existait supposément une complicité idéologique coupable entre « iconisme » et « bourgeoisisme »). J'avouerai que j'ai eu moins de plaisir à lire le texte des Cahiers. Et puis, surtout pendant ces années « à l'étranger », j'ai eu, comment dire, d'autres chats à fouetter, s'agissant de ma survie pure et simple plutôt que celle de la lutte idéologique, difficile à mener ouvertement d'ailleurs dans un pays vivant sous une dictature militaire à tendance nettement fasciste. Se déclarer marxiste-léniniste au Brésil à cette époque pouvait vous mener directement et brutalement en prison et y maintenir l'ambition de résister à la dictature devait faire adopter aux sujets de chair et d'os des stratégies personnelles relativement subtiles.
6) Le Brésil arrive, le moment brésilien ne cesse pas de s'énoncer et s'annoncer, on y vient parce que l'on brûle de vous entendre à ce sujet. Mais, avant d'y aller franchement, il y aurait si vous le voulez bien un détour qui s'imposerait à la mesure de ce que vous venez justement d'expliquer et que l'on ne saisit avec toute sa mesure que seulement maintenant. S'agit-il de constater que, s'agissant de votre trajectoire, l'activité de l'iconographe requise par la gestion de la photothèque des Cahiers aurait précédé celle de critique au sein des Cahiers ? Ou bien avez-vous mené les deux activités de front ? Les ressources exigées par l'un des deux fronts auront-elle bénéficié à l'autre et, ce faisant, comment ? Vous y avez d'une certaine manière déjà amplement répondu par rapport à la question du photogramme et les éléments que vous avez donnés offre un éclairage vraiment particulier sur la période théorique des Cahiers. Peut-être y aurait-il alors d'autres éléments que vous voudriez ajouter avant de sauter le pas et passer ensemble le cap de l'Atlantique ?
Aux Cahiers, très exactement en 1966, mon activité de critique a précédé mon activité d'iconographe. J'ai commencé par publier un, puis plusieurs papiers dans le « cahier critique », avec, comme beaucoup de rédacteurs, un statut de « pigiste ». C'est-à-dire payée aux tarifs Filippacchi à l'époque, à l'article et selon sa longueur. Puis un garçon merveilleux, Jean-Pierre Biesse, qui a réalisé toutes les photos de tournage de Made in USA de Jean-Luc Godard (qu'il ne faut pas confondre avec Jean-Claude Biette, autre merveille d'homme dans la famille Cahiers et cinéaste) et qui s'occupait de la photothèque de la revue, est mort accidentellement en se noyant dans la Loire. Alors les Cahiers (Jean-Louis Comolli en tant que rédacteur en chef, et quelques autres) m'ont proposé de lui succéder en tant que photothécaire. J'ai accepté, ça devait se passer en 1967, et à partir de ce moment là je suis devenue salariée aux Cahiers. Payée pas très lourd, la salariée que j'étais se devait d'accomplir dans le quotidien de la revue des tâches bien précises : alimenter en images nouvelles des films, selon l'actualité des distributeurs par exemple, et puis ranger, classer, et préparer chaque mois l'illustration précise de tous les textes, ce qui parfois impliquait des contacts avec les cinéastes eux-mêmes, leurs producteurs, leurs photographes de plateau, les autres photothèques, et toujours des recherches précises.
Bien entendu l'iconographie que je proposais, ou fournissais pour chaque numéro, s'affinait dans des choix d'images finalement publiées en accord avec le comité de rédaction, de façon plus ou moins formelle, parfois sur un coin de table. Surtout, la question concernant les illustrations consistait à ce qu'elles correspondent à l'esprit de chaque texte, en fonction des photos disponibles et aussi, bien sûr, de la maquette. Par exemple, pour une photo prévue en pleine page ou même davantage, il fallait que l'image photo utilisée possède au départ une excellente définition. On ne parlait pas encore de pixels puisque nous ne fonctionnions qu'avec du matériel analogique, des photos papier, mais avoir l'œil iconographe, en tant que réflexe technique, c'est voir d'emblée ce qu'une image a « dans le ventre » en termes de possibilités d'être agrandie sans perdre de sa netteté, et en développant son potentiel de contenu esthétique (ou autre) à l'épreuve de l'agrandissement. Inversement, lorsqu'une image est destinée à être reproduite en format minuscule (c'est le cas de l'unique photo, taille timbre-poste, en couverture de Trafic), il lui faut aussi avoir dans le ventre quelque chose d'iconiquement fort pour produire encore son effet, sa lumière, pour diffuser sa charge esthétique ou autre. Une image fixe parle d'un film. Et, petit à petit, par la pratique iconographique, mais en interaction avec ma pratique de critique dans l'analyse des films, j'ai appris à opérer les meilleures interactions possibles entre la force d'un texte et celle de son illustration. Curieusement, entre un texte et son illustration, il se crée des relations d'ordre non pas purement intellectuel ou sémantique mais musical. Une photo peut chanter en duo avec le texte, le contre-poindre ou au contraire le prolonger, en amplifier la ligne mélodique ou rythmique. Raison pour laquelle illustrer un sujet sur un grand cinéaste est un bonheur : Satyajit Ray en ses images, Mizoguchi ou Godard, on comprend mieux, et ce qu'ils racontent en interviews se met à faire musique entre le texte et les photos. Ce qui est à éviter c'est la redondance. Encore que dans certains cas elle puisse être la bienvenue pour fixer tout simplement par l'image ce que dit le texte, le désigner, le pointer, le préciser, le répéter pour les sourds ou les malentendants.
Le potentiel des images
à parler toutes seules
J'ai adoré être l'iconographe des Cahiers en même temps que j'y ai mené mon activité critique. Je suis très iconolâtre en vérité. Ce doit être mon christianisme originel. Ce que j'aime dans l'image, c'est son pouvoir en quelque sorte automatique de « signifianter le signifié », si j'ose me permettre locution aussi barbare. En termes plus clairs, j'aime que l'image ait ce pouvoir de servir le texte avec son propre texte impliqué dans ses signaux purement iconiques. Enfin. J'espère avoir été claire. A vrai dire je pourrais vous parler de cela pendant des heures. Je résume : me met toujours en grande joie la trouvaille d'une image dont le potentiel de parler déjà toute seule (en muet en quelque sorte) est déjà énorme. Par exemple, l'image d'un plan de Godard, c'est déjà TOUT Godard, qui est un plasticien génial. Rien ne parle mieux de Godard que les images qu'il a inventées. C'est comme qui dirait le Delacroix du cinéma.
Quoi vous dire avant le « go west young woman » ? sinon que c'est assurément en cette première expérience des Cahiers (trois ans d'amitié propédeutique avec eux à partir de 1963, puis travail critique, théorique et pratique iconographique entre 1966 et 1971) que j'ai appris les deux ou trois choses que je sais du cinéma. Ah, ce sacré Godard, il faut toujours des signes aux cinéphiles !
(à suivre...)
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