Pietro Marcello et ses secrets de Polichinelle

à propos de "Bella e Perduta" (2015) et "Martin Eden" (2019)


« Je suis une force du Passé.

À la tradition seule va mon amour.

Je viens des ruines, des églises,

des retables, des bourgs

abandonnés sur les Apennins ou les Préalpes,

là où ont vécu mes frères. »

 (Pier Paolo Pasolini, « Io sono una forza del passato », 1964)

 

 

« Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie,

il n'y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée. »

(Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes,

éd. Macula, 2017)

Qu’est-ce qu’une allégorie ?

 

 

 

Qu'est-ce qu'une allégorie ? D'abord, rappeler que la figure de style, après sa consécration au profit de la rhétorique religieuse par Philon, Tertullien, saint Jérôme, saint Augustin puis plus tard encore avec Dante, Emmanuel Swedenborg et William Blake, aura longtemps eu mauvaise presse. Goethe comme après lui D. H. Lawrence lui préférant le symbole (en vertu duquel l'art n'exprime pas les abstractions du concept mais la consistance sensible d'une idée), Hegel la décrivant comme « un pur sujet grammatical », Honoré de Balzac s'en moquant éperdument dans Les Comédiens sans le savoir (1846) par le biais de la figure pathétique du fouriériste Debourdieu, Charles Baudelaire décriant enfin dans le Salon de 1859 la propension de l'allégorie à recourir à la culture antique pour recouvrir à l'aide de tableaux triviaux en forme de rébus une vie moderne en manque de légitimité.

 

 

Il faut toujours en finir avec l'allégorie en son sens le plus formel ou « grammatical », la personnification d'une abstraction devant nécessairement laisser place, dans le sillage romantique d'un Friedrich Schlegel puis des développements décisifs de Walter Benjamin à propos de l'origine du drame baroque, à ces inventions poétiques qui, déliées de toute conception préexistante comme de toute subordination à un sujet central et prescripteur, sont, contrairement aux symboles, caractéristiques d'un monde désormais désacralisé, un monde profane et ouvert sur (ou disposée à) l'opacité angoissante du sens. Organisées en faisceaux de signes associés sur un mode à la fois conjonctif et disjonctif, les allégories ne vaudraient que pour elles-mêmes, proposant ainsi des réseaux, agencements ou constellations attentives aux forces qui à la fois les attirent et les aimantent ou les dispersent et les repoussent.

 

 

Les allégories ont des ailes pour voler en tant qu’elles nomment des combinaisons de « singularités dans l'ordre des passions et des créations naturelles (…). Tout peut se faire, sur l'aile de l'allégorie, emblème » (Guy Hocquenghem et René Schérer, L'Âme atomique. Pour une esthétique d'ère nucléaire, éd. Albin Michel, 1986, chapitre 5 « Pourquoi nous sommes allégoriques », p 153-178).

 

 

 

Polichinelle, chien et loup, ange et démon

 

 

 

L’allégorie, le cinéaste italien Pietro Marcello y confronte à chaque fois son cinéma avec des réussites inégales, dernièrement en relevant puissamment son pari (Bella e Perduta) ou bien en y échouant relativement (Martin Eden), en se demandant à chaque fois si l’Italie a un avenir. Et si l’Italie a effectivement un avenir, c’est moins en raison d’un présent obscur, otage d’un État réactionnaire et démissionnaire face aux pressions contradictoires du capitalisme et du nationalisme, qu’à partir des ruines éparses de son passé monumental, des lumières fossiles qu’elles émettent faiblement et des lucioles dont la constellation relaie le rayonnement.

 

 

L’antique Polichinelle vaudrait alors comme figure allégorique et emblématique privilégiée. C'est une créature intermédiaire, entre chien et loup, dont le secret anime l’existence respective des anges gardiens ayant retrouvé le sens originel de tout héroïsme (Bella e Perduta) et des anges déchus dont le démon consiste à avoir perdu tout angélisme (Martin Eden).

Bella e perduta (2015) :

Polichinelle aux yeux bleus du ciel

 

 

Un inouï-dire poétique

 

 

Si Bella e perduta, le quatrième long-métrage de Pietro Marcello, était une allégorie, elle aurait pour divers emblèmes d'abord une bâtisse. Par exemple le Palais royal de Carditello situé en Campanie, résidence à l'architecture exemplaire de l'esprit des Lumières ayant appartenu à la maison capétienne des Bourbon et ferme modèle d'une rationalisation éclairée des travaux agricoles devenu depuis, en raison de l'impouvoir sciemment organisé de (l'intérieur de) l'État (pré et post) berlusconien, zone franche de pillage et dépotoir sauvagement approprié par la Camorra. Et puis il y aurait un berger, Tommaso Cestrone aux yeux bleus qui tutoient le ciel, protecteur improvisé et bienveillant des buffles mâles abandonnés dans la forêt par les usiniers de la mozzarella. Sans que personne ne lui ait jamais rien demandé, cet homme se serait donné à lui-même le mandat impératif d’ange gardien rénovant, entretenant et protégeant une ruine architecturale afin de la restituer comme bien patrimonial commun à des Napolitains coincés dans la mâchoire formée en haut par l'État aux abonnés absents et en bas par l'excessive présence de la Camorra. Il y aurait encore, pour le réalisateur se considérant comme allégoriste, une lecture déterminante donnée par ce guide non touristique offert par Voyage en Italie du journaliste Guido Piovene en 1958, une lecture redonnant la figure insistante de l'éternel Polichinelle remonté des profondeurs généalogiques de la Commedia dell'Arte et géologiques du Vésuve afin de pouvoir entendre et comprendre le dire inouï du jeune buffle Sarchiapone – soit toute une nature vue et lue avec le crible offert par la poésie aux accents de pastorale de Hésiode, Dante, Leopardi et Pasolini. Il y aurait enfin un autre berger, Gesuino, géant rustre (en napolitain sarchiapone désigne d'ailleurs l'homme simple et pataud) et poète qui aurait pris le relais ou témoin laissé par Tommaso, martyr (au sens étymologique de témoin) disparu dans l'intervalle, à la suite d'un arrêt cardiaque. Une blessure dont un projet de portrait documentaire aura su tirer un beau destin en se transmuant en conte onirique et mélancolique à l'adresse de l'ami disparu.

 

 

La blessure première de sa disparition constitue d'abord et avant tout, en effet, comme le symptôme hurlant en silence d'une fatigue extrême requise par un mandat discrètement héroïque dont le réalisateur Pietro Marcello aurait dès lors magnifiquement organisé le devenir allégorique. Non pas donc comme personnification abstraite mais bel et bien comme puissance de figuration en regard de laquelle l'histoire et la nature, loin de s'opposer, entreraient dans la zone commune de leur inséparabilité et de leur indiscernabilité. Dans cette zone partagée, l'animal est alors un être fantastiquement parlant qui, via Polichinelle, dit autrement ce que disent les bergers, l’un mort (Tommaso) et l’autre vivant (Gesuino), tramant l'inouï-dire poétique d'une rupture entre la Nature et l'Histoire. Au détriment, comme l'aurait dit Schelling, d'une spiritualisation du naturel à laquelle aura été préféré le désastreux profit d'une naturalisation du spirituel, la désacralisation se comprenant forcément comme prédation, pronation et profanation.

 

 

C'est qu'il s'agit bien en effet de faire, sur l'aile de l'allégorie conçue par Bella e perduta, de faire de Tommaso un emblème parmi d'autres emblèmes, le Palais et le buffle, Polichinelle et le berger poète, dont l'ensemble blasonnerait idéalement. D'autant plus que l'on sait que la figure de l'emblème nécessite, afin de relever du régime poétique de l'allégorie, la combinaison de trois éléments aussi distincts que complémentaires : « les images ou figurations, les inscriptions ou sentences, les possesseurs personnels ou noms propres. Voir, lire, dédier (ou signer) » (Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, éd. Minuit-coll. « Critique », 1988, p. 170-171). Soit, en premier lieu, des images qui transgressent toute borne ou limitation afin de proposer une fresque en extension continue ; en deuxième temps, des sentences en rapport de mystère avec la série des images ; en troisième et dernier lieu, la combinaison des figurations et des inscriptions en ce qu'elle est indexée et appartient à un sujet individuel à qui elles sont logiquement rapportées.

 

 

Voir, lire, dédier (signer)

 

 

Donc, voir, lire, dédier ou signer. Voir Tommaso, c'est y reconnaître une blessure scandaleuse (sa mort en conséquence d'une inconséquence étatique profitable à la criminalité mafieuse organisée par la Camorra) et voir comment elle se prolonge en formant une fresque avec toutes les autres blessures rencontrées et racontées. Du Palais de Carditello devenu la ruine d'une souveraineté étatique gangrenée par la mafia à Polichinelle comme figure appartenant à un fond d'arts populaires discrédité à l'époque spectaculaire, en passant par l'animal abêti comme bête par les industries agroalimentaires : tous sont des signes dont la composition allégorique est emblématique, tous sont des emblèmes en forme de faisceaux caractéristiques du rayonnement d'un passé certes en ruine, mais en relève aussi des dévastations du présent. En parallèle du voir, c'est lire, autrement dit c'est faire que le film propose autant d'images visible que lisibles. C'est notamment faire des paroles de Tommaso un premier tissu poétique dont le déroulé anamorphique ou métamorphique comprendra la voix de Sarchiapone seulement entendue off par l'atrabilaire Polichinelle sorti de ses limbes comme une créature lynchienne, ainsi que les éructations poétiques de Gesuino, autre buffle puissant dont le souffle chthonien arrache de la terre des paroles destinées à gonfler électriquement le ciel.

 

 

Signer Bella e perduta, c'est faire enfin que son auteur comme allégoriste en rapporte le contenu allégorique à son dédicataire, homme de bonté et gardien par lui-même autorisé de richesses patrimoniales avérant que l'Italie est un pays qui n'a pas d'avenir, sinon en regardant du côté de son passé. Son passé, c'est aussi celui de Pier Paolo Pasolini, le poète n'ayant eu de cesse de répéter qu'il était justement une force venue du passé. Dans Poésie en forme de rose (1964), ce dernier écrivait très exactement ceci : « Je suis une force du Passé / Tout mon amour va à la tradition / Je viens des ruines, des églises, / des retables d'autel, des villages / oubliés des Apennins et des Préalpes / où mes frères ont vécu ».

 

 

La tradition, loin de signer en ce cas précis une politique (ou une) esthétique conservatrice ou restauratrice, se présente au contraire comme ruines nichées ou pliées d'obscures promesses, peut-être rêvées ou fantasmées, en tous les cas opposables au désert des dévastations matérielles et idéelles de l'actuel (c'est d'ailleurs un point de convergence entre Pier Paolo Pasolini d'un côté et Walter Benjamin ou Hannah Arendt de l'autre). Le cinéma de poésie tant vanté par le poète italien serait alors comme un retable d'autel qui intéresserait aujourd'hui, plus que les grands auteurs de fiction du cinéma italien (à l'exception des fulgurances dont est toujours capable Marco Bellocchio au sujet duquel Pietro Marcello aura d'ailleurs consacré un court portrait en 2011), quelques cinéastes plus secrets ou minoritaires travaillant dans les plaines du documentaire pour y trouver et y cultiver d'originales clairières, rigoureusement localisées sur le versant obscur des campagnes et des villes, où se jouerait son audacieuse indistinction avec la fiction (aux côtés de Pietro Marcello, on évoquera d'autres noms comme ceux de Michelangelo Frammartino, Alessandro Comodin et Claudia Mollese).

 

 

Nouvelles pastorales

(l'Italie, ses ruines et son avenir)

 

 

C'est qu'il s'agirait avec ces réalisateurs de réinventer la carte de l'Italie, imaginant de nouvelles pastorales sans sujet organisateur ni leader primus inter pares pour un peuple qui n'est plus, manque et restant encore à venir, préfiguré par ces quelques guides de circonstance qu'auront été des êtres en chemin rencontrés. Ces pastorales populaires composées d'individus sous-exposés en raison dialectique de la surexposition médiatique de ceux qui se nomment People incluraient, entre autres, le couple passionnément improbable dans les ruelles sombres de Gênes filmées par La Bocca del lupo (2009) de Pietro Marcello, la cosmogonie calabraise mise en scène par Michelangelo Frammartino dans Il Quattro Volte (2010), l'adolescent malentendant pris dans l'été frioulan de L'Été de Giacomo (2012), ou encore l'aléatoire communauté « pouilleuse » des prostitué-e-s de Lecce, capitale des Pouilles en mutations filmées par Amara (2015) de Claudia Mollese. Et il faudra désormais compter sur Tommaso, que Bella e perduta allégorise comme figure emblématique d'un héroïsme immortel – et, comme tout bon héros, authentiquement digne d'Éros ainsi que le dirait, après Platon, Giorgio Agamben.

 

 

Dans les encoignures de l'allégorie cinématographique, il y a des moments qui ripent un peu, la petite machine allégorique frôlant effectivement le grippage quand menace le cliché (le hors-lieu où végètent les Polichinelles ressemble à une administration grise, celui d'entre eux sortant pour accompagner Sarchiapone devenant par amour pour une femme un être humain dessaisi de ses pouvoirs à l'image des anges des Ailes du désir de Wim Wenders en 1987). On pourrait encore tiquer face aux images subjectives prêtées au bufflon lui-même, filmées avec la sensibilité du super-8 mais au risque aussi de l'anthropomorphisme, plus difficile au cinéma qu'en littérature (comme l'auront entre autres prouvé Ésope et La Fontaine). Mais, dans le savoir des nombreuses blessures constitutives de son blason allégorique afin d'en faire un destin (et la première d'entre, la mort de Tommaso relevée depuis en figure de héros immortel), Pietro Marcello comprend qu'il lui faut devenir toutes ses blessures, tirant une imagerie pseudo-kafkaïenne du côté du bazar lynchien, faisant de Polichinelle un être humain pour autant que nous l'aurions tous été, oublieux de l'une de nos origines allégorisées par la Commedia dell'arte, retrouvant in fine une opacité animale pour Sarchiapone qui, s'il ne parle plus comme Gabriele D'Annunzio, émeut peut-être plus encore.

 

 

On pourra certes rapprocher Bella e perduta de quelques films récents (Orlando Ferito de Vincent Dieutre et Les Mille et une nuits de Miguel Gomes) avec lesquels celui de Pietro Marcello partage le désir (pasolinien) d’un cinéma comme allégorie et relève par les ruines de traditions (moins passées que du passé) des décombres encombrant jusqu'à saturation le présent. Même si les films de ces derniers pouvaient témoigner d'un effort didactique que les vertus allégoriques réussiraient quelquefois à transcender (c’est le recours trop évident par le réalisateur français à Georges Didi-Huberman afin de relier « La disparition des lucioles » de Pasolini et les relier à la tradition populaire du théâtre des poupées de Palerme, ce sont certains épisodes plats ou équivoques de l'ambitieux triptyque du réalisateur portugais).

 

 

Dans l'avant-dernière séquence impressionnante de Bella e perduta, le bufflon est devenu un buffle, bon pour l'abattoir et c'est comme si l'animal savait qu'il n'était plus bon qu'à ça, soit ne plus être qu'une bête promise à être dépecée et équarrie, dépiautée et débitée, les éleveurs s'y reprenant à plusieurs reprises afin de pouvoir le faire entrer dans le box fatal. Alors, le gros œil noir du buffle verse plusieurs larmes, la nature malheureuse du bovidé affecté de fait automatiquement retournée en histoire longue du malheur des espèces animales incomprises par l'espèce humaine au point où la mutilation faite à l'animal équivaut à une auto-mutilation humaine. Soudain, Pietro Marcello raccorde ce globe sombre et humide sur le regard de Tommaso filmé à l'occasion d'une prise de vue sans son. Alors, le raccord instruit audacieusement l'homologie terriblement métaphorique des destins autant qu'il induit la correspondance relationnelle et poétique des formes du vivant (le mutisme de Tommaso symboliquement abattu rejoint en effet celui de Sarchiapone qui l'aura été réellement). Le regard bleu enflammé de larmes retenues de celui qui sera devenu pour les Napolitains l'« ange de Carditello » ne peut pas ne pas transpercer notre pauvre cœur de spectateur, en pointant tout à la fois le désastre politique et économique actuel et la lumière fossile venue de ruines inactuelles mais aussi, de la Commedia dell'arte à la poésie de Leopardi ou Pasolini, cet héroïsme discret appartenant aux gens de peu, peu vues et pourtant dignes des plus grandes figures épiques.

 

 

Belle et perdue, l'Italie serait donc ce pays sans avenir autre que la puissance rayonnante de ses ruines. Ces ruines manifestent son glorieux passé et, entretenues dans la persévérance d'héroïques gardiens aux yeux bleus du ciel (Tommaso, à sa façon un Roland blessé égal à celui raconté dans le théâtre napolitain des pupi), elles pourraient peut-être la sauver. C'est là son secret de Polichinelle, dès lors qu'est toujours un peu, ainsi que le raconte la fin du grand poème pasolinien, « monstrueux celui / qui est né des entrailles d'une femme morte. / Et moi je rôde, fœtus adulte, / plus moderne que n'importe quel moderne / pour chercher des frères qui ne sont plus ».

 

 

8 juin 2016

Martin Eden (2019) :

Un ange de l’histoire, les ailes coupées

 

 

 

Enzo Motta le vieux gangster génois qui a trouvé le salut dans la poésie, Tommaso Cestrone l’ « ange de Carditello » qui tout seul et jusqu’à la mort aura entretenu un vieux palais délaissé par l’État, Martin Eden le héros du roman semi-autobiographique de Jack London qui a cru sauver son âme avec la littérature en se compromettant avec la culture bourgeoise : tous sont des anges, des créatures intermédiaires entre le réel et l’idéel, ange arraché à ses démons (La Bocca del Lupo), ange gardien (Bella e Perduta), ange déchu (Martin Eden).

 

 

Tous incarnent une passion renouvelée chez Pietro Marcello, ils figurent en effet des variantes du bouffon campanien, du Polichinelle napolitain qui est ce messager apparaissant pour se promener de film en film et rappeler que le monde des hauteurs célestes de la culture a celui de l’agriculture pour fondement terrien et soubassement originaire.

 

 

 

L’autodidacte, un messager boiteux

(entre chien et loup)

 

 

 

Le marin Martin Eden a le démon de la littérature, à ses risques et périls. Son angélisme est une croyance aveugle dans le salut innocent de son âme (la littérature universelle) révélé en pacte inconscient avec le diable (la culture légitime est celle de la classe dominante). Le roman de Jack London publié en 1909 reste celui des blessures profondes de l’autodidacte, des clivages du transfuge de classe vécus comme des tiraillements, des écartèlements. Sa haine des bourgeois engage toujours déjà une haine de soi, celle du prolétaire embourgeoisé qui, pour apprendre à écrire et parler des violences du monde dont il est issu, a dû s’en extraire aussi. La langue pour parler de soi est celle de l’autre, le rapport de classes creuse un abîme existentiel. L’autodidacte est un déplacé, un exilé, le cul de l’écrivain entre deux chaises et l’encre d’abord perçue comme un remède pour soigner les plaies du garçon au visage parcouru de cicatrices est un venin, un poison qui les infecte davantage. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que l’autodidacte appartient symptomatiquement au monde de la viscosité décrit par le Roquentin de La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre.

 

 

Si l’autodidacte est une créature intermédiaire, à la fois ange (le prolétaire qui veut devenir un intellectuel au service du prolétariat) et démon (l’intellectuel reste un prolétaire qui a fait de son ascension sociale une trahison), il est un messager boiteux doté forcément d’une conscience malheureuse, frère lointain du rustre Polichinelle (un duel à l'épée et masqué en autorisera le rappel). Si la socialisation est un devenir, Martin Eden est une créature incomplète ou inachevée, un chien sans collier au milieu du gué quand Buck accomplit son devenir-loup et Croc-Blanc son devenir-chien. C’est que l’autodidacte est le traître entre chien et loup qui occupe la plus intenable des positions en s’exposant comme la figure particulière d’une trahison universelle, traître à la classe d'origine qu'il renie et à celle qu'il intègre en la désavouant. L’ange est un démon quand les ailes qui devaient le faire voler haut l’éloignent du sol dont son écriture devait témoigner. S’instruire c’est d’abord s’instruire à ceci : la littérature est une promesse d’émancipation individuelle dont les ailes sont coupées par la culture légitime qui est une culture de classe.

 

 

 

Un fantôme flottant

 

 

 

La littérature est donc un pharmakon, remède de l’autodidacte et poison du transfuge de classe. Dans sa relecture napolitaine du roman de Jack London qui est son premier long-métrage de fiction, Pietro Marcello multiplie les idées et les ressources (les archives populaires et les chansons de variétés, la musique électro et les références cinéphiles) en les incorporant à une stratégie narrative générale consistant à desserrer les modalités d’inscription historique de la trajectoire de son héros. Ainsi, Martin Eden est un fantôme qui flotte entre les époques, c’est un ange de l’histoire qui peut sauver la mise d’un garçon revenu des années 1970, qui peut discute ensuite avec des ouvriers en grève hésitant entre le socialisme d’avant la Révolution russe et le communisme qui n’oublie pas l’hommage aux spartakistes, tout en croisant des voitures des années 1950, des fascistes des années 1930 et des migrants d’aujourd’hui. L’indétermination narrative a ceci de risqué qu’elle impose d’emblée au personnage la projection dans l’abstraction allégorique en sautant le pas, en ratant le passage dialectique de l’inscription concrète. Alors que le Martin Eden de Jack London appartient concrètement à l’époque étasunienne de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire, celui de Pietro Marcello soutient l’image spectrale d’un type littéraire et sociologique qui aurait traversé tout le siècle italien et dont la traversée est ce dont l’Italie devrait savoir hériter aujourd’hui.

 

 

On comprend à cet égard pourquoi Luca Marinelli se devait d’être si bon interprète, en jouant aussi physiquement pour tenter de pallier en effet les errements d’une esthétique qui semble méconnaître que le singulier découle de la dialectique du concret de l’abstrait, de l’universel et du particulier.

 

 

Martin Eden a ainsi cessé d’être un personnage concret pour devenir une idée abstraite et nommer désormais la hantise trans-historique d’une trahison de l’instruction quand elle équivaut à l’intégration dans la classe dominante. Mais le héros flotte aussi comme un ectoplasme symptomatique dans des régimes d’images renforçant la déliaison historique au risque de la confusion lorsque le réalisateur s’ingénie à ponctuer son récit d’archives réels et d’images qui miment le document archivistique. S’il y a des archives qui possèdent une force réelle de surgissement (les ouvriers rassemblés du début, les enfants qui dansent, le bateau qui s’enfonce dans la mer), il y en a d’autres aussi qui disparaissent dans le grand bain unificateur et analogique de l’usage de la pellicule (qui par ailleurs ressemble un peu trop souvent au supplément d’âme d’une tradition argentique perdue à l’heure de la postmodernité et du numérique comme on le voit également chez quelques autres réalisateurs italiens contemporains de Pietro Marcello à l’instar d’Alice Rohrwacher et Alessandro Comodin). Un même problème a déjà été relevé avec Bella e Perduta et ce ne sont pas les références cinéphiles appuyées (récits épistolaires face caméra sur un mode truffaldien, final sur une plage fellinienne-viscontienne).

 

 

Décidément, l’allégorie au lieu de privilégier une monumentalité en ruines régresse du côté de la personnification monumentale d’une idée ou d’une abstraction qui resterait toujours identique à elle-même en fonction des lieux et des époques. La distanciation ne produit aucun effet d’estrangement, au contraire, son inconséquence à force d’inconsistance court-circuite la possibilité d’images dialectiques avérant la concordance symbolique des temps hétérogènes depuis leur discordance diabolique. C’est d’autant plus regrettable que les longs-métrages précédents du réalisateur, La Bocca del Lupo (2010) et Bella e Perduta (2016), étaient des documentaires très concrètement situées et toujours capables de créer à partir de personnes ellement existantes des personnages singuliers (Enzo Motta et Tommaso Cestrone), et suffisamment pour devenir des figures angéliques rayonnant universellement. Si Martin Eden est un ange contrarié de l’histoire, c’est avec les ailes coupées du transfuge de classe et l’autodidacte qui se doublent aussi de celles de l’hypostase allégorique et de l’insuffisance dialectique. Martin Eden est un ange déchu, un démon qui pourrait reprendre à son compte les vers pasoliniens suivants : « monstrueux celui / qui est né des entrailles d'une femme morte. / Et moi je rôde, fœtus adulte, / plus moderne que n'importe quel moderne / pour chercher des frères qui ne sont plus ».

 

 

 

Les deux discours de Martin

 

 

 

Martin Eden est un ange qui croit en la littérature comme planche de salut des âmes prolétaires, cette croyance est son démon qui va nourrir une haine de soi quand la langue et la culture apprises sont celles des maîtres qui oppriment leurs esclaves, ce secret de Polichinelle. Deux discours prononcés par le héros sont tout à fait significatifs des clivages de l’autodidacte, cet ange aux ailes coupées, le premier à l’occasion d’un rassemblement d’ouvriers en grève et le second lors d’une soirée mondaine en compagnie de la famille de la jeune femme qu’il aime et dont l’amour a exigé qu’il intègre (et s’intègre à) la culture de sa classe.

 

 

Le premier discours est symptomatique d’une intégration si réussie à la culture des maîtres qu’elle trahit l’appétence légitime de son orateur à l’individualisme, qui argue des lois naturelles en s’appuyant sur l’évolutionnisme de Herbert Spencer, penseur d’un darwinisme social alors critiqué par Marx et Nietzsche y compris. Autant dire que ses paroles tombent à l’eau face à ceux qui lui répondent que l’individualisme est la cause de ceux qui ont le pouvoir et les moyens de se l’offrir, sûrement pas celle des prolétaires qui savent que la solidarité et la socialisation des moyens de productions sont la raison des faibles. De fait, l’individualisme professé par Martin est un discours si réactionnaire qu’il est légitimement inaudible aux constructeurs populaires du socialisme. La culture est un poison pour celui qui aurait été davantage inspiré de lire Max Stirner plutôt que Herbert Spencer, mais la seconde référence est préférée à la première dans la bibliothèque des libéraux. C’est avec ces derniers que ferraille ensuite Martin lorsqu’il dîne avec la famille de sa fiancée, en faisant cette fois-ci parfaitement mouche quand il démontre arguments à l’appui que le libéralisme est un socialisme déguisé, dénié comme tel par ses partisans hypocrites, parce qu’il recommande en effet la puissance publique pour socialiser et étatiser les risques économiques et sociaux induits par le credo du libre-échange (quand il ne s’agit pas de « collectivisme pratique » pour citer les sociologues Michel Pinçon et Monique Pincon-Charlot).

 

 

L’individualisme comme le socialisme trouvent ainsi à se diviser en deux : quand le socialisme se sépare entre celui des pauvres (qu’ils nommeront communisme) et celui des riches (qu’ils nommaient hier libéralisme, aujourd’hui néolibéralisme), l’individualisme se contredit selon que l’on soit un lecteur bourgeois de Spencer ou un autre plus révolutionnaire amateur de Stirner. Et c’est à cet endroit précis, dans son sens discursif de la contradiction des idéologies, que le Martin Eden de Pietro Marcello trouve des ailes qui lui permettent d’échapper aux démons d’une forme confuse et insuffisamment dialectique. L’individualisme est une idéologie obscure à l’époque où elle était disputée entre les tenants de l’anarchisme et les promoteurs du darwinisme social, elle est obscurcie aujourd’hui en étant l’otage (consentante ou la captive amoureuse) du néolibéralisme. Si les autodidactes souffrent des contradictions d’une instruction qui se double d’une ascension bourgeoise s’opposant au plus vif de leurs origines sociales, les individualistes crèvent d’une idéologie qui n’est pas universellement partageable. Ces derniers n’ont en effet pas d’autre option qui consiste à comprendre que l’individualisme appartient aux riches qui peuvent se le payer quand, pour les autres qui luttent et survivent, c’est comme le disait le sociologue Robert Castel un « individualisme négatif » qui s’impose en ayant troqué l’émancipation des anciennes tutelles traditionnelles contre la subordination du travailleur aux aléas du marché de l’emploi.

 

 

 

Le dernier choix à faire, le plus radical

 

 

 

L’autodidacte est un ange déchu, son individualisme est un démon qui a au moins la force de rappeler aux bourgeois que leur libéralisme est un socialisme de classe, une farce. Reste au Polichinelle Martin Eden un choix, le dernier qui est le plus radical, celui de la liberté de choisir la mort en disparaissant dans l’océan et le soleil s’y couchant. Précédée par le suicide du vieux mentor Russ Brissenden, la décision souveraine de mourir (la « Logique Blanche » comme l’appelle Jack London dans son roman) est un acte de vie et de liberté radicale, mais le choix ne concerne absolument que l’homme de l’individualisme mutilé.

 

 

Il y a pourtant un autre choix à faire, pas moins radical, à l’heure des urgences et des résurgences contemporaines, situé entre le champ des migrants actuels et le contrechamp des fascistes d’hier auxquels ressemblent tellement ceux d’aujourd’hui. Dans l’intervalle où, contre la fuite suicidaire et la disparition fusionnelle dans le grand tout cosmique, l’individu cesse enfin de s’opposer au collectif au nom de deux manières antagoniques et irréconciliables de faire société, inclusivement avec l’hospitalité internationaliste et exclusivement dans le nationalisme et son corollaire raciste.

 

 

 

21 octobre 2019

Le secret de Polichinelle, une échappée

 

 

 

Tommaso Cestrone et Martin Eden, tous frères de Polichinelle. C’est un secret de Polichinelle, les anges sont des idiots et les idiots sont des anges qui prennent soin de nous en assurant la garde de nos ruines, vestiges d’hier parmi les gravats et les décombres d’aujourd’hui (Bella e Perduta), promesses de l’individualisme et de l’autodidaxie balayées par le sens de la distinction reproduisant sur le versant culturel la loi des rapports de classes (Martin Eden). C’est un autre secret de Polichinelle : l’Italie est culturellement dévastée, c’est un amoncellement de ruines que rédime moins la culture qu’elle en prolonge l’extension. D’où la mélancolie des allégories bancales composées par Pietro Marcello, dans les trébuchements esthétiques des stases documentaires, des blocs de fiction minimaliste et des ponctuations de l’archive revisitée. Des montages allégoriques qui s’appuient en particulier sur l’emblématique idiotie angélique du vieux copain napolitain, Polichinelle, pour ne pas céder sur les cynismes actuels qui rivalisent de bêtise servile pour épaissir la nuit du désastre contemporain.

 

 

Mais Polichinelle a un autre secret, tout récemment rappelé par Giorgio Agamben à l’occasion de la publication de l’un de ses ouvrages les plus singuliers, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes (éd. Macula, 2017, 108 p.). C’est comme une repentir tardif mais décisif, une confession philosophique écrite à l’heure où, souvent taxé (entre autres par Georges Didi-Huberman) de pessimiste radical n’ayant d’yeux que pour l’apocalypse qui viendrait moins qu’elle serait toujours déjà là, l'immense penseur de l’état d’exception voudrait désormais que ses derniers travaux « ne fussent point trop lourds, mais joyeux et teintés d’un air de plaisanterie » parce que, après tout, « la comédie est plus ancienne et plus profonde que la tragédie » (p. 7).

 

 

Quel est donc le secret du valet napolitain Pulcinella, fainéant et moqueur, joueur et indifférent, insolent et innocent, difforme et mangeur de gnocchis, qui doit alors attester la joie de teinter désormais la philosophie d’un air de plaisanterie ? « Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie, il n’y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée » (p. 92).

 

 

La vie n'est pas la tragédie sanctionnant des destins fautifs, c'est un carnaval qui parodie les procès qu'on lui intente. La vie est une comédie qui repose moins sur un secret que sa vérité se tiendrait sur la ligne d’une fuite, une bifurcation en guise de raccourci, diagonale ou transversale. « Dans la vie des hommes tel est son enseignement la seule chose importante est de trouver une sortie. Vers où ? Vers l'origine. Parce que l'origine est toujours au milieu, elle ne se donne que comme interruption. Et l'interruption est échappatoire » (p. 34). Le divertissement se voit ainsi pris au mot, comme un avertissement à l'adresse des jeunes gens sur la nécessité des sorties et des fugues, des échappées belles et des chemins traversiers, l'origine retrouvée au milieu dans ses puissances d'interruption.

 

 

 

« Là où il y a catastrophe, il y a échappatoire »

 

 

 

Pour s’en convaincre, Giorgio Agamben propose un montage digne de ses maîtres Aby Warburg et Walter Benjamin, où l’analyse des dessins et tableaux du peintre vénitien Giandomenico Tiepolo (agrémentés entre autres de ceux de son père Giambattista Tiepolo) s’apparente à une promenade iconologique croisant, par intermittences, à la fois l’évocation personnelle et le dialogue imaginaire entre la figure de la commedia dell’arte et le vieux peintre au moment de la chute de la République de Venise en 1797 couché devant Bonaparte. C'est alors qu'il pense à Polichinelle comme à un frère en travaillant aux dessins et fresques de Venise ou Zianigo qu’il lui dédie dans son Divertimento per li Ragazzi. Polichinelle rappelle au peintre mélancolique et à sa suite le philosophe qui ne l’est pas moins, ce dernier qui regarde le peintre considérant Polichinelle qui contemple son masque, qu’il y a à rire et s’échapper malgré tout, qu'il y a à interrompre le cours des choses et fuir par la diagonale du rire les servitudes de l'action imposée et du caractère hérité.

 

 

Le sens de la première exergue du Polichinelle de Giorgio Agamben ne se comprenant alors qu'à l'aune de sa seconde exergue. Oui, la vie est toujours disponible à la philosophie, Plutarque a raison de le dire, mais seulement aussi parce que Polichinelle en incarne la vérité : « Ubi fracassorium, ubi fuggitorium là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire » (pp. 5 et 34).

 

 

L’échappatoire se voit dans le sourire ultime de Tommaso Cestrone, l’échappée se vit dans le plongeon final de Martin Eden, ce sont comme deux soleils que l’on croyaient d’abord couchants mais qui sont peut-être en train de se lever en faisant briller avec le nouveau matin qui vient de nouvelles promesses aurorales. Tommaso Cestrone et Martin Eden, tous frères de Polichinelle, sont des anges qui sourient à la lisière du monde, qui entre chien et loup rient devant la comédie de la vie. Et leur commune idiotie relève nos fatigues de l'usure de la bêtise conservatrice et prédatrice des promoteurs de la dévastation qui les enrichit. Rire est un soulèvement, le désœuvrement de nos actions pour une vie nouvelle, une nouvelle éthique ouverte au possible, une forme de vie qui donne à nos corps des usages qui ne sont plus ni ceux de la vie naturelle ni celle du droit. Le rire de Polichinelle est une langue inconnue, une voix inouïe qui touche au noyau d'incommunicabilité dans le langage. Son rire est un pas de côté (parabase), ses lazzis une interruption pour une échappée vers l'origine devant nous, au milieu, le tracé d’un chemin de traverse comme un masque de bouffonnerie parce que la comédie est plus profonde que la tragédie, et si proche de la philosophie au point de se confondre avec elle.

 

 

Le secret de Polichinelle est qu’il n’y a pas de secret. Sa vie, la nôtre qui ne vivons pas parce que, seul, Polichinelle peut vivre. Il n’y a pas de secret, seulement l’échappée de la comédie de la vie. La vie vécue ainsi, dans l'indistinction de sa possibilité et de son impossibilité, en-deçà comme au-delà des paroles et des actions, dans le désœuvrement du caractère, ce reste de vie non vécue qui n'est ni la tragédie d'une assomption ni la comédie d'une imitation, mais le masque indifférent de leur coïncidence. Vivre sa biographie comme un divertissement. Vivre sa vie, ainsi, « simplement, immédiatement, immémorialement en la contemplant, pour ainsi dire, les yeux fermés. » (p. 92).

 

 

 

8 décembre 2019


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