« Ce qui l'emporte dans la chasse est l'élément de jeu :
la chasse, noble et dangereuse, a un attrait indépendant de l'intérêt. »
(Georges Batailles, La Souveraineté,
éd. Lignes, 2012 [1976 pour la première édition], p. 111)
1) Jean Rouch,
tout terrain
Il aura donc fallu pas moins de sept missions ethnographiques organisées en partenariat au nom du Comité du Film Ethnographique créé en 1953 et siégeant au Musée de l’Homme avec le CNRS et l’IFAN (l’Institut Français d’Afrique Noire devenu en 1966 l’Institut Fondamental d’Afrique Noire) pour que Jean Rouch puisse venir à bout de l’épopée homérique en laquelle consiste La Chasse au lion à l’arc, l’un de ses plus beaux films, tout simplement parmi les plus renversants qui soit. Dans l’intervalle d’un tournage fragmenté et étalé sur au moins sept années, l’ancien ingénieur des travaux publics issu de l’école des Ponts et Chaussées et plus tard formé en 1945 à Paris à l’ethnologie par Marcel Mauss et Marcel Griaule réalise d’autres films qui lui assurent une position absolument unique. C'est-à-dire située au carrefour idéal d’une ethnographie compréhensive et largement expurgée de ses impensés coloniaux et d’une pratique cinématographique renouvelant fondamentalement les partages dominants du documentaire et de la fiction. Ainsi, après avoir été l’auteur des Maîtres fous (1954) qui est l’événement de la Mostra de Venise en 1957 en y raflant un Grand Prix, Jean Rouch réalise successivement Moi, un noir (1958) qui reçoit le Prix Louis-Delluc. Et sa puissance de novation esthétique subjugue Jean-Luc Godard sur le point alors de tourner A bout de souffle (1959). Puis c'est Chronique d’un été (1961), produit par Anatole Dauman, co-réalisé avec le sociologue Edgar Morin, joué notamment par Marceline Loridan et filmé entre autres par Raoul Coutard et l’opérateur canadien Michel Brault. Il s’agit avec ce dernier film d’un autre événement cinématographique important, au principe d’une coïncidence technique entre la prise de vue légère et la prise de son directe dont la fameuse nomination (le « cinéma-vérité » démarqué du « kino-pravda » de Dziga Vertov) sera plus tard critiquée et reformulée par Mario Ruspoli (le « cinéma direct »). La même année, La Pyramide humaine (1961) tourné comme Moi, un noir à Abidjan sera âprement discuté par Roberto Rossellini qui critique son recours expérimental à l’improvisation mobilisée afin de dénoncer les préjugés racistes de l’époque.
Entre 1961 et 1964, Jean Rouch n’est pas en reste puisqu’il tourne également une douzaine de courts-métrages de facture assez hétérogène. La documentation des fêtes de l’indépendance nigériennes (Niger, jeune république co-réalisé avec le canadien Claude Jutra en 1961 et Fêtes de l’indépendance au Niger en 1962) pouvant côtoyer en effet des travaux plus classiquement ethnographiques (les danses de possession de Hampi en 1961, l’initiation de possédés dans Sakpata en 1963 ou la vie dans une communauté de harristes dans Monsieur Albert, prophète en 1963), des documentaires inspirés par le choc de l’industrie coloniale sur les sociétés traditionnelles africaines (Abidjan, port de pêche en 1962, Rose et Landry en 1963) ou consacrés à des recherches agronomiques (Le Cocotier et Le Palmier à huile en 1962, L’Afrique et la recherche scientifique en 1964), sans compter d’autres expériences cinématographiques (La Punition comme suite parisienne de La Pyramide humaine en 1962). Enfin, Jean Rouch réalise deux courts-métrages qui l’associent de fait avec les réalisations de la Nouvelle Vague : d’une part avec l’osé Les Veuves de quinze ans (1964), segment censuré du film à sketchs La Fleur de l’âge – Les Adolescentes où apparaît Maurice Pialat et d’autre part avec Gare du Nord (1965), l’un des meilleurs sketchs du manifeste (tardif – il s'agirait davantage d'ailleurs d'un testament) de la Nouvelle Vague donné par Paris vu par... produit par Barbet Schroeder avec les Films du Losange.
Synchrone avec la Nouvelle Vague à laquelle il n’aura pas peu contribué, Jean Rouch figure en même temps une sorte de singularité absolue, acteur décisif avec d’autres (on a évoqué les noms de Michel Brault et Mario Ruspoli, il aurait également fallu évoquer ceux de Robert Drew, Richard Leacock, Donn Alan Pennebaker et les frères Albert et David Maysles du côté étasunien, ainsi que ceux de Pierre Perrault et Marcel Carrière du côté québecois) d’une émancipation indistinctement technique et esthétique des plombs assignant le cinéma à la résidence séparée du documentaire et de la fiction. Et d’autres sauront en tirer immédiatement leur profit, de Chris. Marker tournant avec Pierre Lhomme Le Joli mai en 1962 à Pier Paolo Pasolini se lançant dans l’aventure de Comizi d’amore – Enquête sur la sexualité en 1964 en passant entre autres et mille exemples par le japonais Shôhei Imamura auteur en 1970 de sa fabuleuse Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar et par Jean-Louis Comolli dont les débuts cinématographiques en 1968 sont doublement marqués par le travail de Jean Rouch et celui de Pierre Perrault. Tous sont des rouchiens tandis que leur inspirateur est un grand cinéaste tout terrain.
2) Mythos et logos
dans le même bateau
En 1965, Jean Rouch présente enfin les 77 minutes de La Chasse au lion à l’arc à la Mostra de Venise en y remportant – somme toute plutôt logiquement – le Lion d’or : d’un lion l’autre (la statuette du Prix apparaît elle-même comme une prise de choix digne des mêmes célébrations que celles que le film aura puissamment documentées – et 18 ans plus tard, Jean-Luc Godard s’y amusera d’une façon semblable en citant la séquence eisensteinienne du lion de pierre d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine en 1925 avec l’ouverture de Prénom Carmen lionné d’or en 1983). D’un lion à l’autre – autrement dit du cinéma comme pratique risquée de chasse au réel à la consécration historique de cette pratique cinématographique, le film de Jean Rouch représente alors le grand écart parfait entre le documentaire à visée ethnographique et la fiction collectivement vécue par un groupe humain dans sa dimension proprement mythique – pour reprendre les catégories pasoliniennes d’alors, entre le « cinéma de prose » (qui raconte une histoire) et le « cinéma de poésie » (qui réinvente la manière de les raconter). Dans l’intervalle des sept ou huit années nécessaires à clore l’aventure fabuleuse de La Chasse au lion à l’arc, le prodigue Jean Rouch aura, comme on aura tenté de le résumer, tourné une vingtaine de films, riche d’une méthode suffisamment souple, légère et branchée sur le réel, à la croisée hétérodoxe de la recherche scientifique et de l’invention poétique. Une méthode à l’originalité telle qu’elle lui aura permis de participer activement au bouillonnement créateur caractérisant le cinéma de l’époque, à l’épreuve d’une modernité qui ne saurait dès lors faire l’économie d’une remise en question critique de son idéologie spontanée. Et l’un des tours de cette idéologie, aussi bien spontanée d’ailleurs qu’elle aura pu également avoir été entretenue par des discours prétendant à la scientificité garante de son objectivité, consiste à poser une distinction fondamentale afin d’en tirer matière à une hiérarchisation catastrophique. Posé dans l’héritage platonicien de la naissance de la métaphysique, la distinction structurale entre le mythos (soit le récit imaginaire et mythique) et le logos (c’est-à-dire le discours rationnel et logique) autorise en effet de séparer les sociétés dites « mythiques » des sociétés dites « rationnelles ».
Les premières (par exemple les sociétés traditionnelles africaines) étant alors considérées comme primitives par les secondes (par exemple les sociétés industrielles européennes), ces dernières s'identifient, ainsi que l’aura imposé pendant trois siècles une épistémè dévolue à un évolutionnisme scientiste et raciste (que l'on relise à cet effet la prose d'un Lucien Lévy-Bruhl, cet anthropologue et collaborateur d'Émile Durkheim qui opposait « mentalité primitive » et « mentalité logique »), au pôle conquérant de la supériorité humaine. Deux problèmes graves résultent pourtant de cette distinction structurale au principe d’une hiérarchisation raciale, alors en phase de déconstruction critique radicale à l’époque des décolonisations dont Jean Rouch aura été, avec René Vautier dans un registre plus militant et directement critique, l’un des contemporains parmi les plus lucides et les plus avisés. D’une part, l’opposition hiérarchique du mythos et du logos dénie aux sociétés traditionnelles leur rationalité propre, qu’elle soit discursive et pratique. La Chasse au lion à l’arc montre ainsi des individus partageant un savoir technique, médical et pharmacologique leur permettant tout à la fois de tirer de graines sauvages le poison boto afin de tuer plus facilement le fauve enragé, mais aussi d'extraire des remèdes pouvant soigner les chasseurs. D’autre part et corrélativement, la même opposition dénie aux sociétés modernes leur propre fond imaginaire et mythique. Que l’on ait affaire à la religion comme « opium du peuple » et au « fétichisme de la marchandise » analysés par Karl Marx, aux fantasmes peuplant l’inconscient investi à la lumière des récits mythiques par Sigmund Freud, jusqu’aux « mythologies » soumises en 1957 à la critique d’inspiration structurale de Roland Barthes, tout en passant enfin par la naturalisation de toutes les inégalités sociales à l’instar du sexisme et du racisme déconstruit à l’occasion de l’exercice pédagogique offert par La Pyramide humaine et La Punition.
Encore une fois, il faut y revenir et insister sur la singularité même de Jean Rouch en ce qu’elle se soutient d’un dualisme assumé (dans une forme de composition que l’on pourrait qualifier contre toute pensée abstraite et thétique et avec Maurice Merleau-Ponty d’« hyperdialectique ») : le mixte de l’observation ethnographique et de la participation poétique aux imaginaires vécus permet de reconsidérer à nouveaux frais tant les partages cinématographiques de la fiction et du documentaire que les dichotomies symboliques et idéologiques (notamment racistes) entre tradition mythique et modernité logique.
4) Out et in
(Jean Rouch, l'intercesseur et l’adopté)
Dans le cours immense de l’œuvre rouchienne riche d’une centaine de films, les bras du fleuve s’éloignent (ce sont les cinq films tournés entre 1967 et 1974 avec l’ethnologue Germaine Dieterlen et consacrés aux cérémonies du Sigui dans le cadre des rituels des Dogons). Parfois ils se rejoignent (avec le triptyque Jaguar tourné entre 1954 et 1967, Petit à petit en 1970 et Cocorico Monsieur Poulet en 1974, réalisé par le collectif « Dalarouta » formé de Jean Rouch et ses amis nigériens Damouré Zika, Lam Ibrahim Dia et Tallou Mouzourane, parfois de Moussa Hamidou, ce dernier et Damouré Zika ayant participé à la réalisation de La Chasse au lion à l’arc – mais l’aventure saura encore continuer avec Madame l’eau en 1993, Moi fatigué debout, moi couché en 1997 et l’ultime Le Rêve plus fort que la mort co-réalisé avec Bernard Surugue en 2002, 55 ans après l’inaugural Au pays des mages noirs en 1947). Parfois, même, la fiction l’emporte sur tout au point d’essayer de valoir à elle seule pour une nouvelle utopie (Dionysos en 1983). Le mixte cinématographique offert par La Chasse au lion à l’arc demeure en tous les cas un point de fusion inégalé, sans risque de confusion possible : tel un dieu Janus, Jean Rouch tient dans ses deux mains logos et mythos, la science et la poésie, tous dans le même bateau d’une aventure durant laquelle le monde des bergers peuls (on dira aujourd’hui FulBé), des Touaregs et des chasseurs Songhaï, filmé aux limites du Niger et du Mali, précisément du côté de la rive Gourma du fleuve, est une cosmogonie qui aura été filmée de l’intérieur et de l’extérieur, en même temps. Avec le même élan, out (Jean Rouch est le témoin extérieur car missionné par les sciences humaines européennes afin d'observer une chasse rituelle en terre africaine) et in (il est une connaissance présente par le désir d'en être et la grâce d’une amitié partagée depuis dix ans, une figure à ce point intégré et adopté par son entourage qu’il occupe aussi une position intrinsèque au monde documenté et dont il aura passionnément adopté les us et coutumes). Il faudra en effet bien entendre ce qui relève d’une connaissance comprise dans tous les sens du terme (la connaissance désigne l’ami connu des gens qu’il filme et son travail consiste justement à accumuler des connaissances au sens de savoirs filmés et de fait constitutifs d’une nouvelle discipline scientifique alors en train d’émerger : l’anthropologie visuelle).
Il y a d’ailleurs un moment significatif de cela dans
La Chasse au lion à l’arc, celui qui demande au spectateur de questionner la place occupée par le
réalisateur-narrateur quand une figure de savant indigène parmi le groupe des Songhaï avance que la chasse ne sera pas bonne parce qu’une personne parmi les chasseurs la gâte sans le savoir. Et
s’il s’agissait alors de Jean Rouch lui-même, le « Blanc » qui n’est pas de ce monde de « Noirs » ? Et s’il s’agissait par extension du spectateur lui-même (alors
identifié au public potentiel du film, à savoir européen), un spectateur étranger à une affaire dont il croyait pourtant maîtriser tranquillement, depuis le noir souverain de la salle, la
représentation comme s’il s’agissait au fond (et au pire) d’un safari ou (moins pire) d’un reportage du National Geographic ? Le frisson est alors celui d’une extranéité peut-être
impossible à conjurer, d’une exterritorialité voire d'une étrangeté au principe de l’échec d’une entreprise visant à documenter un autre monde que le nôtre, voué à une altérité radicale car sans
médiation possible. Mais l’on apprendra vite qu’il était en fait question d’un chasseur dont la mort relance après quelques années la chasse, les chasseurs envoyant à leur ami réalisateur
l’invitation à revenir parmi eux afin d’achever avec la chasse le film qui en produira la trace définitive. Parce que Jean Rouch est l’homme de toutes les connaissances, celui que l’on connaît et
qui sait, celui qui est connu comme celui qui connaît ce dont il parle, connu pour avoir adopté la vision du monde documenté et pour avoir été adopté par ses visionnaires
– parce qu'il est le passeur, l'intercesseur entre les
mondes. Avec Jean Rouch, le médium cinématographique s’incarne en une nouvelle figure médiumnique, la passion du filmeur (il faut voir le cadre trembler à l’approche du lion) identifiée à la possession
du narrateur (il faut entendre la parole passionnée se faire possession, possédée par ce qu’elle raconte dans un nouvel exercice de « ciné-transe »
depuis Les Maîtres fous – et il est vrai que les deux films sont aussi des commandes, de la secte des Haoukas au Ghana pour le premier film, des
chasseurs Songhaï avec le second, preuves là encore que leur auteur est connu et reconnu par ceux-là mêmes qui demandent à être les sujets de ses films). Un gag à la Méliès (un chasseur doté du
bracelet magique le rendant imperceptible pour le lion disparaît dans un raccord) doit se comprendre alors comme le signe d'une participation plus que symbolique, d'une inclusion hallucinatoire
dans un rituel qui est une transe.
Le cinéma est tout à la fois une passion et une possession, une initiation et une incarnation – une intercession. Et sa pratique se soutient autant des corps filmés que du corps en train de les filmer, dans une partage d’affects qui témoigne de la participation du corps du spectateur.
5) Jean Rouch touche à tout en gagnant sur tous les fronts
(le réel, l’imaginaire, le symbolique)
En écho à la position du cinéaste, le spectateur lui-même se retrouve à la fois dedans et dehors, en position d’extériorité réelle face à la documentation d’expériences vécues qui ne sont pas les siennes, comme en position d’adoption imaginaire face à des situations particulières dont il reconnaît cependant et humainement la puissance de reconnaissance universelle. Dans les faits, et aussi lointaine semble-t-elle en regard de ce que la culture d'un spectateur disons européen lui présente habituellement, cette chasse lui parlera cependant davantage que ses avatars les plus proches, si pauvres en cosmogonie en raison même de la mythologie humaniste qui les sous-tendent (l’« Homme » est tout et la « Nature » n’est rien que ce qu’il en fera : cette « double rupture intégrale », à la fois anthropologique et cosmologique et dont les conséquences écologiques sont désastreuses, est l’objet d’un ouvrage de Frédéric Neyrat : Homo Labyrinthus. Humanisme, antihumanisme, posthumanisme, éd. Dehors, 2015, pp. 18 et suivantes). A la fois dehors et dedans, la connaissance amicalement adoptée identifiant en même temps l’observateur scientifique reconnu, Jean Rouch est dès lors moins le lieutenant d’une opération spectaculaire qui en occuperait hiérarchiquement le sommet que le tenant-lieu passionné et possédé d’une forme d’intermédiation médiumnique, restituant dans l’amitié des êtres filmés toute une cosmogonie non seulement incarnée mais aussi et surtout partagée – y compris par le spectateur. Avec Jean Rouch, dans l’héritage prolongé de Robert Flaherty mais déjà de Bronislaw Malinowski préconisant la pratique ethnographique d’une « observation participante », l’anthropologie partagée avec les personnes filmées l’est aussi avec le spectateur dont le visage est alors si semblable au fond à celui des jeunes enfants subsahariens auxquels s’adresse le narrateur et qui, le regardant, nous regardent dans le même élan. De ce fait, le film devient ainsi le lieu même d’un partage rebattant les cartes des vieilles distinctions catégoriques, oppositionnelles et hiérarchiques : entre mythos et logos, fiction et documentaire, sociétés traditionnelles et modernes, poésie et prose. Avec Jean Rouch, la nouveauté esthétique en terme de composition entre la prose documentaire et ethnographique et la poésie des imaginaires constitués et des fictions vécues s’expose alors dans toute sa dimension radicale de novation politique en ce qu’elle aura su redonner aux Africains, comme aux Européens en train de s’extraire respectivement de cette nuit coloniale ayant diversement pourri leurs rapports, toute une pluralité d’être que ce cauchemar aura justement appauvrie.
C’est pourquoi les héros rouchiens sont les exacts contemporains de cet « homme imaginaire » conceptualisé par le complice en philosophie Edgar Morin et que, donc, nous sommes (cf. Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, éd. Minuit-coll. « Arguments », 1956, p. 220 pour les trois citations suivantes). En termes de participation – de part et d’autre de l’écran séparant les acteurs de leurs spectateurs après coup (dès lors que « la participation est précisément le lieu commun à la fois biologique, affectif, intellectuel des énergies humaines premières »). De projection – des deux côtés de l’image (dès lors que « le dédoublement, notion magique ou spirite, nous apparaît comme un processus élémentaire de projection »). Et d’imagination – sur les versants complémentaires des sujets projetés dans leur propre cosmogonie et des autres qui s’identifient le temps du film à cette identification imaginaire (dès lors que « l’anthropo-cosmomorphisme n’est pas une sorte faculté spéciale, propre aux enfants et aux arriérés, mais le mouvement spontané de la projection-identification. Celle-ci se prolonge, s’épure, se poursuit dans les œuvres de la raison et de la technique comme elle s’aliène dans les réifications et les fétiches. »). Autant d'éléments qui seront plus tard d'ailleurs développés encore par Cornelius Castoriadis à l’occasion de l’un de ses ouvrages philosophiques parmi les plus importants, L’Institution imaginaire de la société – d’où cette question par exemple : « Comment penser à un sujet qui aurait totalement résorbé sa fonction imaginaire, comment pourrait-on trahir cette source au plus profond de nous-mêmes d’où jaillissent à la fois phantasmes aliénants et créations plus libres que la vérité, délires irréels et poèmes surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute chose sans lequel aucune chose n’aurait de fond, comment éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas inextricablement lié à, ce qui fait de nous des hommes – notre fonction symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de penser en une chose ce qu’elle n’est pas ? » (éd. Seuil, 1975, p. 154).
D’où que, dans La Chasse au lion à l’arc, un fauve puisse apparaît dans sa force multidimensionnelle, se présentant tout à la fois sous les auspices du symbolique (il est l’animal objet d’une chasse ritualisée), de l’imaginaire (participant d’un cosmos au sein duquel il occupe une place privilégiée, il est doté d’un esprit et c'est pourquoi il est surnommé l’Américain) et du réel (il exemplifie le hors-champ dont la hantise fonde la dimension de frappe traumatique caractérisant toute rencontre authentique, qui reviendra faire craquer la robe sans couture de la fiction avec la horde extraordinaire de Roar de Noel Marshall en 1981).
6) Jean Rouch,
le visage de l’enfant que nous regardons
(en y reconnaissant notre masque)
D’où la réponse à l’éminente question posée par Cornelius Castoriadis, en l’espèce possiblement offerte par La Chasse au lion à l’arc qui est tout à la fois un film de 1958 et un film de 1965, incroyablement ajusté au temps intervallaire et critique de la fin de la colonisation – son achèvement dans la guise de la décolonisation. Un film tourné au moment où la captation ethnographique d’une scène de chasse continuée sur sept années pose en effet l’égalité pratiquée et avérée des regards – regards complices des acteurs se sachant filmés par une bonne connaissance (l’ami qui est ici l’adopté) et regards des spectateurs prenant acte d’une complicité au point d’y participer en imagination (l’amitié sera par eux adoptée). L’égalité est celle des êtres qui ainsi se reconnaissent grâce au dispositif spéculaire conçu par l’un d’entre eux, médiateur au miroir magique et filmique, aux pouvoirs techniques et médiumniques – autrement dit imaginaires et symboliques (plus encore que Bataille sur le grand fleuve en 1952 et la chasse à l’hippopotame accomplie sur le Niger par les pêcheurs Sorko, La Chasse au lion à l’arc restituerait une cosmogonie pratiquement vécue et le discours ethnographique qui l’analyse par celui-là même qui y participe). L’égalité est enfin celle de l’enfant, non pas celui de l’allégorie raciste représentant l’enfance des peuples censément primitifs, mais l’enfant spectateur à qui s’adresse au début du film et à la fin son auteur qui en est le narrateur – l’enfant dont le visage est un masque recouvrant symboliquement le nôtre, que nous regardons et qui nous regarde le regarder. Cet enfant figure alors le trésor spéculaire de l’enfance du spectateur, l’enfance mythique universellement partagée. L’enfance pour laquelle, à l’instar de ce sommet de l’idéalisme allemand que sont les Âges du monde de Friedrich W. J. Schelling en 1815, toute la nature était intégralement spirituelle. L’enfance pour laquelle l’esprit est ce bien commun partagé par tous les êtres sans exclusive, les êtres humains ne pouvant faire plus que d’énoncer seulement cette non-exclusivité. Alors, le lion précédé par ses lionnes et son lionceau n’est pas – n'est plus un prédateur à massacrer pour des raisons obscènes de gloire personnelle à gagner dans les luttes d'un individualisme compétitif (le safari projette dans la modernité la mythologie humaniste d’une séparation profondément catastrophique de l’espèce humaine d’avec le reste de la nature réduit à n’être en effet plus rien d'autre qu’un reste, l'objet mortifié d'une prédation qui est une automutilation avérant moins la spiritualisation de la nature que la naturalisation de l'esprit pour parler encore comme Schelling).
Le lion est au contraire ici l’être spirituel qui occupe une position privilégiée dans l’ordre holiste d’une cosmogonie partagée par les Peuls ou FulBé et les Songhaï (le fauve ne dévore que les vaches malades et en cela c’est un bien méritant un profond respect cosmique). Et il n’oblige à la chasse qu’à l’instant même où le fauve rompt avec les équilibres imaginaires en les compromettant et les corrompant, symboliquement et réellement (il s’attaque de façon répétée à des vaches en bonne santé en menaçant la vie même des êtres humains). Alors, il faut se mettre en chasse qui exige de doubler toutes les pratiques par leur inscription imaginaire et leur ritualisation symbolique (et le film lui-même trouve avec l’adoption de son auteur qui est l’ami qui s’y connaît son régime propre d’inscription dans la cosmogonie en se présentant comme un rituel d’initiation parmi d’autres configurant le monde filmé). Alors, chacun occupe une place dans un monde certes caractérisé par l’immobilité sociale affectant son régime holiste (pour parler comme l’anthropologue Louis Dumont). Et qui ne tient pas sa place dans la cosmogonie ressaisie dans la logique de son ordre symbolique encourt la sanction la plus brutale. Du chasseur qui gâte la chasse en obligeant à en différer la reprise de plusieurs années, au prédateur dont l’indiscipline contre toutes les équilibres cosmogoniques oblige à le chasser, en passant enfin par le berger qui fait tant pleurer sa compagne non pas parce qu’il aura frôlé la mort mais bien parce que c’est la seconde fois qu’il met les pieds sur le terrain d’une chasse qui n’est pas le sien (il sera d’ailleurs soigné par Damouré Zika, ancien infirmier).
Alors, la chasse peut absolument fasciner par l’extrême minutie de ses préparatifs, à la fois techniques et magiques (les prières doublent et redoublent toutes les pratiques, de la préparation des flèches empoisonnées aux pièges cachés dans la brousse en passant par l’initiation des nouveaux venus, liant ainsi le réel de l’événement à l’irréel d’un imaginaire cosmogonique). Alors, la chasse peut bouleverser, notamment parce que son noyau de réel approché de trop près risque bien d’anéantir complètement le film lui-même ainsi que son initiateur. Laissant le magnétophone fonctionner, Jean Rouch aura en effet lâché la caméra au moment de l’assaut de l’une des deux lionnes de l’Américain en offrant en guise de point zéro ou bordure limite du film quelques photogrammes rendus abstraits par la vitesse d’effarement en regard de l’apparition intempestive d’un réel trop réel, surréel (quarante ans plus tard, ce sera la bande-son de la dévoration par les plantigrades adorés de Timothy Treadwell et sa compagne, écoutée par Werner Herzog mais sans écoute partageable possible dans Grizzly Man en 2005).
7) Jean Rouch,
à l’heure de midi-minuit
Et si la chasse peut autant bouleverser l’enfant que le spectateur est resté devant le film de Jean Rouch, qui lui restitue avec l’actualité documentaire d’une cosmogonie vécue le souvenir de l'enfance dans laquelle il aura spontanément baigné, sûrement aidé en cela par quelques résumés des cycles arthuriens et homériques et autant de bandes dessinées exotiques, c’est qu’elle lui rend une présence animale d’une folle intensité. Une intensité regonflée d’une puissance spirituelle éventée par la naturalisation d’une spiritualité cosmique renvoyée par le discours rationaliste et humaniste à l’enfance de l’histoire et des peuples primitifs. A l’heure de la confrontation ultime avec les prédateurs ayant rompu, compromis et corrompu l’ordre indistinctement naturel et spirituel d’un monde échappant aux radars de la cartographie (post)coloniale (une fois le fleuve Niger traversé, et retraversé tant de fois par Jean Rouch depuis sa première expédition en pirogue en 1946 avec ses amis Jean Sauvy et Pierre Ponty, la brousse est comme une « zone » dans le vocabulaire de Marie-José Mondzain, l'interzone du « pays du plus loin que loin » ou le « pays de nulle part » dixit Jean Rouch lui-même dans la reprise adoptée des dénominations locales), l’animal mérite une mort certes obligatoire mais qui fait honte à tous. Honte à tous, on y insiste et c'est bien pourquoi les prières des hommes invitent la hyène prise au piège, le lionceau puis les deux lionnes à mourir vite afin de réduire la durée honteuse de l’agonie et permettre de libérer plus rapidement encore l’âme des animaux dévoyés. Il faut tout voir et tout entendre dans les grandes séquences de La Chasse au lion à l’arc, les fauves agoniser comme les humains qui tristement les regardent mourir. Et cela sans l’once d’une jouissance et dans la préférence du pardon qu’il faut à tous, chasseurs et chassés, accorder. Il faut tout cela en effet pour apprécier cette cérémonie qui représente un sommet de civilité partagée entre différentes espèces animales et spirituelles au point de renvoyer aisément la chasse moderne et européenne à un exercice de pure barbarie. A cette heure-là, l’animal est rappelé à l’ordre de son étymologie, doté d’une âme ou d’un esprit moins redonnés par les êtres humains qu’ils en sont les gardiens. Contraints par la chasse à la honte de soustraire des vies, ils sont requis par elle à faire aussi de ces honteuses soustractions de grandes additions dont le prestige ne saurait alors advenir mais de façon différée, qu’après coup seulement (la viande sera mangée, le cœur vendu, la peau tannée, les pointes des flèches ne seront quant à elle plus jamais réutilisées et elles resteront conservées comme les traces matérielles de l’événement qui eut lieu, aussi réel que mythique). A cette heure précise, l’animal aura souffert et cette souffrance aura été partagée de part et d’autre de l’image et de l’écran (les halètements et l’écoulement du sang, les vomissements et l’extinction des feux dans les yeux vrillent les tripes). Et cela dans une forme charnelle et sensible de connaissance et de reconnaissance que sauront encore relayer entre autres au cinéma Robert Bresson dans Au hasard Balthazar (1966), Frederick Wiseman dans Primate (1974) et Maud Alpi dans Gorge Cœur Ventre (2016).
A cette heure-ci, enfin, le soleil à son zénith nietzschéen se confondra avec son nadir précédant le crépuscule hégélien, au moment où des chasseurs s’inscrivant dans une réalité immédiatement vécue comme une éternelle cosmogonie ressemblent à des héros dignes des cycles homériques et arthuriens, contemporains de ceux qui en filment les aventures en les restituant avec le grain de l’actualité cinématographique. Dans le savoir aussi bouleversant que bouleversé que la transmission est un geste conscient qu’il en va aussi pour lui d’une disparition.
Pourtant, l’Américain aura trompé la sagacité des chasseurs Songhaï au point de relancer une nouvelle séquence de chasse filmée à l’occasion de ce court-métrage sans commentaire de vingt minutes intitulé Un lion nommé l’Américain (1968). Sans commentaire : autant Jean Rouch semble faire suffisamment confiance au spectateur pour le savoir prêt à tout réentendre de lui-même au moment de la chasse en question, autant l’on comprendrait qu’il en est peut-être aussi fini du mythe lui-même, la logique de la chasse rendue au mutisme symptomatique d’une situation de fait déliée de toute inscription mythique et cosmogonique. Le temps de la décolonisation est aussi celui de l’intégration de l’Afrique dans un nouvel ordre mondial (qui est aussi celui de la mondialisation de la crise alimentaire), la globalisation n’étant qu’un mot pour dire dans le passage du colonial au post-colonial l’occidentalisation du monde. A l’heure de midi-minuit, le spectateur ne sera revenu avec La Chasse au lion à l’arc en une enfance universelle et mythique que pour en entamer le deuil interminable. Certes, le mythe aura été filmé au moment où il a été vécu, où il l'était encore. Et les images du mythe vécu brillent d’ailleurs avec la même intensité que les peintures rupestres datant d’il y a 10.000 ans, au point que les avoir filmées poserait les images de cinéma dans la continuité d’une histoire paléo-anthropologique des représentations rupestres et pariétales exemplifiée par les grottes ornées de Lascaux et Chauvet, ces cavernes enchantées des images. Revoir le film de Jean Rouch un demi-siècle après sa réalisation, c’est comprendre enfin que le mythe vécu ne brille plus que sur la surface granuleuse du 16 mm. projeté sur grand écran et numériquement restauré. Comme la survivance d’un monde dont nous aurons été les contemporains. Un monde désormais révolu et qu’il nous faudra cependant savoir d’une manière ou d’une autre retrouver si nous désirons mettre un frein à la catastrophe en cours.
L’enfant qui nous regarde à la fin est alors celui que nous ne serons plus jamais, il est aussi celui que nous pourrions être à nouveau. Si seulement (un autre enfant à sa manière le garantirait plus abstraitement ou conceptuellement, c'est le fœtus astral advenant avec la fin de 2001 : A Space Odyssey de Stanely Kubrick en 1968).
L'épopée de la chasse au lion à l'arc devient une tragédie quand le cinéma a la beauté d'un cimetière d’éléphants rejoints par un lion, sa lionne et ses lionceaux.
20 janvier 2017
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