« On joue toujours le même rôle. On l'interprète différemment. Parce qu'on ne peut pas se défaire de soi, tout simplement. On peut devenir, non pas autre que soi, mais autrement soi-même. » (Seloua Luste Boulbina, « Des entres-mondes » in Les Arabes peuvent-ils parler ?, Black Jack éditions, 2011, p. 11)
La peau entre deux feux. D'un côté, le gars de la cité des 3000 d'Aulnay-sous-Bois rêve de devenir comédien mais celui qui a travaillé comme agent de sécurité dans un cabinet médical avant de découvrir la possibilité du théâtre a bien du mal à en partager la passion secrète avec les copains du quartier. De l'autre, l'élève en 3ème année du prestigieux Cours Simon se sent bien seul, lui le garçon d'ascendance migratoire, coloniale et de parents d’origine subsaharienne, lui le prolétaire originaire de Seine-Saint-Denis détonne en effet au milieu de ses pairs qui partagent davantage une assurance bourgeoise et la peau plus claire. La peau de Steve Tientcheu est noire et si elle se chauffe à deux feux (l'appartenance à une cité populaire dont les braises restent chaudes, le désir persévérant de brûler les planches), elle brûle aussi que les flammes qui la lèchent ne se mélangent pas (la peau est cramée mais des deux côtés, pile et face qui se retournent sans arriver à se rencontrer).
Le cul entre deux chaises, la tête entre deux eaux. Steve prend le RER B, ce moyen de transport en commun qui signe son appartenance sociale (il part d'Aulnay-sous-Bois pour aller à Paris) et l'assigne aux clichés d’une identité facilement stéréotypée (le « black » de banlieue), tout en relayant la difficulté de jouer sa vie en ayant la tête entre deux eaux, dans l'intervalle mobile des mondes sociaux statiques (celui populaire du département le plus ouvrier de France et celui de la culture légitime associée à la riche capitale). Un simple mais imparable faux raccord, qui suture un plan dans une direction (le travelling se fait alors de gauche à droite depuis la vitre du RER) et le plan suivant tourné dans le sens opposé, trahit l'impossibilité moderne de l'unité, de la continuité et de la transparence classiques. Le hiatus filmique fait sauter la linéarité attendue, l'enchaînement est court-circuité, l’identité disjoncte. L'anthropologue Gregory Bateson, l'un des fondateurs de l'école de Palo Alto spécialisé dans les problèmes de communication et d'information, a introduit en 1956 un concept à partir de ses recherches sur la schizophrénie afin de saisir la teneur d'un genre de clivages qui, précisément, affligent Steve : le double bind. C’est-à-dire la double contrainte à laquelle est soumise un sujet dès lors impuissant à s'affranchir de l'incompatibilité des pressions contradictoires subies dans l’épreuve d'un langage paradoxal qui risque de provoquer le mutisme.
La double contrainte, triplement. Le double bind, Steve Tientcheu en ferait l'épreuve de plusieurs manières, l'éprouvant de trois façons aussi spécifiques que congruentes. Il y a déjà la double contrainte de celui qui se retrouve en porte-à-faux dans les deux mondes qu'il habite : le comédien qui ne peut s'exposer ainsi parmi les copains du quartier parce que la pratique du théâtre représente une activité culturellement illégitime pour les subalternes frappés d’illégitimité sociale est aussi le jeune des cités qui va à Paris pour jouer avec et au milieu des bourgeois qui ne le comprennent pas. Noir sur fond blanc à Paris, Steve serait le contraire chez lui, de moins en moins à sa place, toujours plus gris. Une autre double contrainte se comprend plus particulièrement comme une dissonance qui résulte de ses choix artistiques propres. L'amateur des corps privilégiés du cinéma populaire français (Jean Gabin, Lino Ventura, Jean Lefebvre lui-même est cité) expérimente le théâtre et son répertoire classique avec des références et des exigences dramatiques tout à fait différentes. La dissonance devient même contradiction quand Steve, qui partage en effet un habitus dont la rudesse virile le rapprocherait aisément de ses « mentors » comme il les nomme face à son futur agent, est cependant soumis au jugement intellectuel de ses maîtres dont les référents esthétiques relèvent d'un autre monde artistique et culturel, moins populaire et plus littéraire, plus légitime aussi sur le plan des hiérarchies culturelles. Et c'est encore un troisième genre de double contrainte, la plus violente symboliquement, suivant laquelle le garçon noir se plaint d'être constamment invité à ne jouer que des rôles noirs, coincé dans le répertoire étroit des personnages racisés. Steve coincé, s'enfonçant à son corps défendant dans les clichés qui ont la peau dure. Il est beau d'ailleurs que cette plainte entre en relation avec la fameuse photographie de Madeleine Renaud dans le rôle de Winnie dans Oh les beaux jours (1961) de Samuel Beckett. Cette suture renforcée de l'identité sociale et de la performance scénique est effectivement dramatique, transversale d’ailleurs à la seule question théâtrale, puisque l'espace de la scène voit son champ des possibles imaginaire strictement réduit en raison de l'adoption non critiquée des marqueurs sociaux de la race. Jusqu'à atteindre l'absurde quand Steve raconte à la réalisatrice – comme lui elle est habitante d'Aulnay-sous-Bois et comme lui elle est d'ascendance migratoire, subsaharienne et coloniale – qu'il est si facile pour ses maîtres de demander à un acteur blanc de jouer un noir avec le visage peinturluré et en même temps si difficile d'oser concevoir le contraire. Parce qu'après tout, le maître l'assure, il n'y avait pas de révolutionnaire noir en 1789 en oubliant la grande révolution des esclaves haïtiens et la grande figure de Toussaint Louverture (à qui Aimé Césaire a dédié une biographie en 1962 en le faisant apparaître dans sa pièce de théâtre La Tragédie du roi Christophe en 1963, et déjà Édouard Glissant qui lui a consacré toute une pièce en 1959, Monsieur Toussaint). On songe alors au sociologue Henri Lefebvre qui disait que les paradoxes étaient en réalité des contradictions non perçues comme telles.
Du double bind au double blind. La double contrainte, trois fois donc, sous les effets cumulatifs d'une mobilité entre des mondes sociaux statiques qui s'éprouve dans les contradictions de leur hétérogénéité, aussi d'une dissonance esthétique entre les références cinématographiques populaires et les pratiques théâtrales plus légitimes sur le plan culturel, encore d'une assignation à la race sur scène reproduisant l'assignation à la race hors scène. Jamais à sa place, Steve souffre, plus d'un plan le montre en situation pensive, le regard perdu, la tête entre les mains, le visage chiffonné. Jusqu'à sentir même qu'il bout de colère quand le clivage atteint son point le plus intense au moment de jouer une pièce qui se joue à l’époque de la ségrégation raciale étasunienne, entre le comédien qui doit apprendre de ses maîtres les bonnes manières de jouer et l'homme noir qui sait tellement mieux que son professeur ce qu'être noir veut dire dans une société blanche. Le double blind se vit alors comme un « double blind » quand le maître se montre autant aveugle aux effets sociaux d'intériorisation de la domination chez son élève qu'à la pression des réflexes de la race chez lui. C’est ainsi, la sociologie de Pierre Bourdieu nous l’a appris, que la reproduction de la domination s’entretient dans la réciprocité structurale des intériorisations et des habitus respectifs du dominant et du dominé. L’exercice inaugural du bouchon dans la bouche fait d’ailleurs image en retournant un vieux truc d’apprentissage théâtral en métaphore suturant les bouches cousues des dominés sur les paroles bouchonnées des dominants (notamment quand ils pensent sincèrement que l'usage du bouchon de suie instruit encore qu'il serait toujours plus facile pour un blanc de jouer un noir que l'inverse et c'est la vieille rengaine du blackface qui continue). Du double bind au double blind, il n'y aurait que quelques stations de RER B pour expérimenter qu'il y a en société une grille des places (imposées et désirées) mais aussi des écarts entre elles dont le jeu peut en révéler le contenu critique (la cité est un monde aimé qui se double aussi d'un piège imposant la reproduction des destins sociaux quand revient en sourdine l’écho de la délinquance, pas moins même si autrement que le théâtre parisien). La souffrance de Steve, ce corps mutant aux affections ambivalentes, si puissant physiquement en même temps que son esprit est des plus volatiles et agités, est à ce titre l'indice d'une puissante incarnation qui arrive à faire image depuis l'intervalle des représentations fixes comme des assignations à résidence surveillée. Comme l’a dit Seloua Luste Boulbina, non pas se défaire de soi ou devenir un autre que soi mais autrement soi-même.
L'entre pour qu'il y ait de l'autre. Sans place sinon nomade entre les places, Steve est un déplacé qui les altère en faisant bouger les lignes, c’est ainsi qu’il fait image dans le rappel de ses « ambivalences natives » (Marie-José Mondzain). Steve est pour la cinéaste qui lui parle et le filme (avec l'aide du réalisateur Blaise Harrison) non seulement un compagnon de galère (ils se connaissent depuis l'enfance et elle l'a filmé pendant trois ans), mais aussi une créature intervallaire. C’est ainsi qu’il devient pour le spectateur une figure intermédiaire, un passeur idéal entre les mondes sédentaires, irréductible aux assignations et aux identifications, libre et nomade, métis mais au-delà de la race comme Ulysse avec sa ruse que Homère qualifiait de mètis (on jurerait d'ailleurs apercevoir un masque à l'effigie supposée du poète grec). Même son nom ferait entendre autrement le double bind parce que le patronyme d'origine camerounaise de Tientchieu se nimbe aussi d'une étrange résonance asiatique, mais son nom entretient aussi la zone grise, la khôra où s’avance celui qui ne se suffit plus de la bi-univocité d’un monde ou tout noir ou tout blanc. Comme l'avait dit pour lui-même Edward Saïd, il est des « deux univers sans être entièrement d'aucun » et, comme l'a montré Seloua Luste Boulbina à propos du penseur palestinien (mais entre autres aussi de Joseph Conrad et Frantz Fanon), son expérience est celle de l'« entre-mondes » (cf. Dans l'ombre de l'occident et autres propos suivi de Les Arabes peuvent-ils parler ?, éd. Black Jack, 2011). Steve est un corps populaire digne de Lino Ventura, sa chair souffrante fait image en faisant qu’il est l'autre assurant qu'il y a de l'entre. Avec lui, on a envie de relire L'Écart et l'entre du sinologue François Jullien (éd. Galilée, 2012) dont la pensée de la relation permet d'échapper au double piège de l'identité et de la différence, ces concepts liés organiquement par un substantialisme réciproque, en privilégiant le jeu de l'écart au principe de la ligne de fuite de l'intervalle. L'entre pour qu'il y ait de l'autre et les relations sans possession pour les termes de la relation restent préférables au fixisme des assignations identitaires et des identifications policières pour citer Jacques Rancière. L’entre-monde comme un autre monde. C’est cela qu’Alice Diop avait déjà documenté sur un mode plus personnel avec Les Sénégalaises et la Sénégauloise (2007) et c’est cela qu’elle continuera d’investir encore dans les paroles décollées et les trajets de Vers la tendresse (2016), dans l’îlot réduit de La Permanence (2016), en attendant de retrouver le RER B avec la réalisation de son nouveau long-métrage (et première fiction avec l'aide de l'écrivaine Marie NDiaye) d’après un texte de François Maspero publié en 1990, Les Passagers du Roissy-Express.
L'entre-monde, une image de souhait. Steve est l'autre grâce à qui il y a de l'entre, il est le déplacé qui bricole son nomadisme entre deux places, le vagabond métis qui montre sans la dire la vérité policière des mondes sociaux tout en incarnant la force diagonale ou transversale de l'entre-mondes. Puisqu'il est piégé par le jeu mimétique des représentations (du côté de ses copains qui le chambrent gentiment, du côté de ses pairs qui ont du mal à trouver leurs marques avec lui), puisqu’il est le sujet paradoxal de la colère qui échoue à la jouer parce qu’il l’incarne radicalement, il lui faut alors trouver un autre espace que seul le film pouvait lui donner parce que son autrice a entendu de quel côté l’arc de son désir se bandait. La vieille copine de la cité des 3000 ne joue pas à la bonne fée qui s'amuserait dans la foulée à inverser le récit de My Fair Lady, elle propose davantage une « image de souhait » ainsi que l’aurait nommé Ernst Bloch, avérant que le cinéma trouve ses meilleures ressources esthétiques dans une politique de la rédemption et de la réparation. Puisque La Mort de Danton de Georg Büchner n'arrive pas sur la scène instituée, elle se jouera pour un acteur devenu barbu sur la scène constituante aménagée dans le dernier plan par la documentariste elle-même, dans la rue, en plein air révolutionnaire. Même si, significativement, un fragment du dernier discours du révolutionnaire guillotiné en avril 1794 est préféré à une citation de la pièce originale. La mort de Georges Jacques Danton, y revenir, c'est ne pas le faire mourir une seconde fois. Outre la référence à Gérard Depardieu (qui a interprété ce rôle dans un film d’Andrzej Wajda en 1983), la pièce composée en 1835 pour n’être jouée la première fois qu’en 1902 (George Büchner est mort en 1837 à l’âge de 23 ans) pose la contradiction dans la Révolution incarnée par le désaccord entre Danton et Robespierre à propos de la Terreur, l’un qui pense que l’égalité est avérée et l’autre qui veut aller plus loin dans la réalisation de son programme égalitaire. Répondre à un désir subjectif d’égalité consiste aussi à y entendre le désir révolutionnaire d'une égalité générique qui ne s'acquiert qu'en se postulant et en se performant, contre le partage inégalitaire du sensible existant. C’est ainsi qu’un comédien en devenir se fait la main sans changer de peau, en faisant la peau des clichés au tambour battant de l’égalité.
Le cinéma de réel, celui du désir. Le cinéma du réel le documente avec subtilité et rigueur, il fabrique aussi le réel en assumant d’y machiner le désir de ses participants, c’est là sa force performative, c’est là son vitalisme. Depuis, on a vu souvent Steve Tientchieu à la télévision et au cinéma, notamment dans Molii (2013) co-réalisé par Yassine Qnia. Ainsi, Dom Juan ou le Festin de pierre d'après la pièce éponyme de Molière a été créée le 19 mars 2019 au Théâtre de l'Union-Centre Dramatique National du Limousin et ses créateurs, Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra, après avoir vu La Mort de Danton, l'ont choisi pour y tenir le rôle de Sganarelle.
6 novembre 2019