Des mots qui restent (2022) de Nurith Aviv

Prendre langue(s)

Voir un nouveau film de Nurith Aviv, c'est prendre langue, c'est reprendre langue avec elle. Redécouvrir que la langue a plus d'une aile en se conjuguant au pluriel, c'est comprendre avec Des mots qui restent que nous sommes des mutilés de la langue quand nous manquons que nous vivons dans l'entre-langues.

Pourparlers pour la justice

 

 

 

 

 

Prendre langue avec le cinéma de Nurith Aviv consiste à rendre justice à ce qu'il y a plus d'une langue, plus d'une dont l'autre est le gardien, le garant pour nous autres, nous-mêmes. Prendre langue(s). Il y a des langues et nous qui parlons parfois, même quand nous ne parlons pas, vivons à côté des autres langues dont nous soupçonnions l'existence mais que nous ne connaissions pas.

 

 

 

Prendre langue c'est entrer en pourparlers dans la réparation du monde mutilé dans la disparition des langues et des communautés qui auront été les dépositaires de leurs secrets. Prendre langue désire la justice, un désir de restauration dont tikkun est en hébreu un si beau nom.

 

 

 

Notre langue fourche dans l'écoute pieuse, oui, pieuse, de la langue des autres, judéo-espagnol et judéo-marocain, l'arabe des juifs comme la haketia et le judéo-lybien, l'arabe des palestiniens que l'on parle en Israël et le judéo-persan dont un prolongement est la « sound poetry ».

 

 

 

Et, déjà, Moïse Maïmonide l'andalou qui écrivait en arabe en employant des lettres hébraïques.

 

 

 

 

 

L'entre-langues et son protocole

 

 

 

 

 

La langue des autres, les langues qui sont l'entre-langues, le nôtre. La part sacrée comme le disait Simone Weil parce qu'elle est la part de l'impersonnel, celle de la langue au pluriel qui a pour vide central le nom qui ne se prononce pas, le foyer du divin qu'il y a logé en chacun.

 

 

 

Prendre langue requiert toujours chez Nurith Aviv un protocole reconduit à chaque rencontre, Line Amselem et Aldo Naouri, Anna Angelopoulos et Jonas Sibony, Zohar Elmakias et Anat Pick.

 

 

 

Le seuil y est marqué dans le tracé des passages, d'emblée avec la fenêtre, qui ne sont jamais des franchissements de la limite mais l'affranchissement des pulsions transgressives. De face et de dos, dedans et dehors, voix off et voix in, photographies et textes, conversation et récitation jusqu'à la profération finale d'une langue nouvelle. Celles et ceux qui parlent nous parlent en étant parlés depuis l'absence des communautés linguistiques dont elles et ils sont les héritiers.

 

 

 

Un récit frappe, celui d'une petite fille qui retrouve la photographie du frère déporté de sa mère en provoquant sa crise de nerf. La photographie est porteuse du langage de l'inconscient. L'entre-langues insiste dans l'inconscient, dont une fourche est la « lalangue » de Lacan.

 

 

 

On l'avait compris avec Yiddish dont Des mots qui restent est une extension quasi-organique : le protocole filmique est comme une cérémonie de thé, l'office qui a pour réserve un profond respect pour les lois de l'hospitalité. Protocole plutôt que procédure parce que protocollum, πρωτόκολλον dit la première feuille d'écriture, la page de garde ou le frontispice d'un manuscrit.

 

 

 

Cela nous parle, cela parle, des peuples qui manquent depuis les béances profondes et récentes de l'Histoire, des peuples nouveaux qui attendent d'apparaître pour refaire monde en le délivrant de l'empire de la communication qui est comme une extinction des espèces idiomatiques. Les photographies jaunies par le temps constituent un autre trésor, un legs archéologique issu d'un autre temps, l'or de l'argentique menacé de disparition à l'heure des technologies numériques.

 

 

 

 

 

Le cinéma comme un ABC

 

 

 

 

 

Voir un film de Nurith Aviv c'est découvrir, c'est redécouvrir que nous vivons au milieu des langues que nous ne parlons pas, un milieu noétique comme une couche supplémentaire de l'écosystème. Nous parlons dans la coexistence des autres langues, l'entre-langues qui est un tissu déchiré d'histoires d'exil et de minorités, l'entre-langues des langues intervallaires.

 

 

 

L'entre-langues nous rappelle ainsi à la condition de notre propre étrangeté. L'entre-langue nous ramène à la vérité de l'étranger que nous sommes quand parler c'est rendre justice aux minorités, à toutes les minorités qu'il y a autour de nous, qu'il y a entre nous comme en nous.

 

 

 

Voir un film de Nurith Aviv c'est, pour celui qui écrit, comprendre que nous sommes des mutilés de la langue, dont la langue maternelle n'est pas toujours la langue que parlaient nos mères.

 

 

 

Voir un film de Nurith Aviv c'est prendre langue(s) pour réapprendre à parler, nous qui manquons à la langue des autres, aux autres langues qui est l'entre-langues. Son cinéma comme un ABC.

 

 

 

15 mars 2022


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