Cesare Pavese, Jean-Marie Straub, Danièle Huillet : leurs conversations ont duré en traversant le temps, deux longs et quatre courts couvrant plus de trois décennies. Le mythos, c'est l'enfance oubliée du logos et la relecture des mythes est un effort de remémoration des traces qui tapissent le sédiment de nos vies. La raison est oublieuse de son enfance et son ressouvenir est la poétique même, les dieux avec les bêtes, les dieux enfuis et ce qu'il en reste, l'expérience décisive des seuils, la liberté qui est une responsabilité essentielle. Le mythe a résisté à sa destruction par le logos. Il a survécu.
Ses survivances appartiennent à l'enfance que nous construisons depuis le deuil de l'enfant que nous ne sommes plus. Le mythe persiste, c'est une archive de traces primordiales pour des origines refoulées. Le recours à l'écriture dialogique est une invitation à imaginer, depuis les points de suspension de la tradition des mythes hérités, la réinvention de notre avenir dans la déclosion de la révolution. Et dire le vrai que nous sommes les vivants qui ont la parole pour dire la clameur divine du vivant.
Nous, les mortels, sommes les immortels parce que nous avons en partage les souvenirs et les noms pour vivre nos deux vies, la personnelle et, celle, impersonnelle, de la terre.
« Chaque geste que vous faites répète un
modèle divin.
Jour et nuit, vous
n’avez pas un instant, pas même le plus futile,
qui ne jaillisse du silence des
origines. »
(Cesare Pavese, « Les Muses », Dialogues avec Leucò
[1947],
traduction Marie Fabre, éd. Trente-trois morceaux, 2021, p. 225)
Deux longs, quatre courts, quinze dialogues, trois décennies et plus
Avec De la nuée à la résistance (1978), Cesare Pavese arrive dans le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. C'est un événement. Ce n'est pas le premier écrivain italien auquel se confrontent les cinéastes. Il y a déjà eu Franco Fortini avec Fortini / Cani (1976) et sa lecture par l'auteur lui-même des Chiens du Sinaï (1967). Il y a eu ensuite Elio Vittorini avec Sicilia ! (1998) suivi par Le Chemineau et Le Rémouleur (2000), tous les deux adaptés de Conversation en Sicile (1938-1941). Et puis on doit compter aussi sur l'ensemble des films tirés d'un autre roman d'Elio Vittorini intitulé Femmes de Messine (1949). La série est ouverte avec Ouvriers, paysans (2001) auquel est associé le diptyque Humiliés et Le Retour du fils prodigue (2002). Enfin, Dante Alighieri arrive en dernier, avec un passage tiré du paradis de la Divine Comédie pour O somma luce (2009).
Pourtant, Cesare Pavese s'impose avec Elio Vittorini comme l'écrivain italien auquel les cinéastes auront consacré le plus grand nombre de films, deux longs et quatre courts, mais la distance parcourue est plus grande. De la nuée à la résistance ouvre la veine pavésienne de leur cinéma, relancée presque trente ans plus tard par la grande constellation déployée avec le court long-métrage Ces rencontres avec eux (2005) et puis une carré de courts, Le Genou d'Artémide (2007), Le streghe (2008), L'Inconsolable (2010) et La madre (2011). Cette impressionnante série courant sur plus de trente ans est cependant marquée par une rupture : Ces rencontres avec eux est le dernier long-métrage tourné avec Danièle Huillet. Le film est présenté en septembre 2006 à la Mostra de Venise où les cinéastes reçoivent un prix spécial. Danièle Huillet décède un mois plus tard à l'âge de 70 ans. Un ultime court en commun, en noir et blanc, est découvert en 2007 : Itinéraire de Jean Bricard.
Ces rencontres avec eux est le dernier long-métrage de Danièle Huillet et, après son décès, Jean-Marie Straub, s’il tourne beaucoup, ne réalisera plus qu’un seul long, Kommunisten (2014), un montage d’une adaptation originale (Le Temps du mépris d’André Malraux) avec quatre fragments extraits d’Ouvriers, paysans, Trop tôt / Trop tard, Fortini / Cani et La Mort d’Empédocle (1986).
Danièle Huillet a été favorable à l'expérimentation de la vidéo numérique, déjà avec un premier essai intitulé Europa 2005 – 27 octobre (2006) tourné en compagnie des réalisateurs Jean-Claude Rousseau et Christophe Clavert. Le Genou d'Artémide et Le streghe sont, quant à eux, les derniers films tournés en argentique par Jean-Marie Straub après la mort de Danièle Huillet. L'usage du numérique se fixe à partir de Corneille-Brecht (2009) dans une alternance entre mini-DV et HD, jusqu'à La madre où s'impose définitivement l'emploi du numérique HD (et de la caméra Canon 5D sur la Panasonic AG DVX 100). Depuis 1962, 31 films ont été tournés avec Danièle Huillet. Entre 2008 et 2020, Jean-Marie Straub réalise 20 films. Il décède en novembre 2022 à l'âge de 89 ans.
Les mythes de Cesare Pavese
Cesare Pavese est un écrivain piémontais né en 1908. Romancier (Le Bel Été en 1949, La Lune et les Feux en 1950) et poète (Travailler fatigue en 1936), il a été aussi traducteur en littérature anglo-saxonne (il a entre autres traduit Moby Dick et John Dos Passos, William Faulkner et Daniel Defoe, Charles Dickens et James Joyce). C'est une chambre de l'hôtel Roma de Turin que Cesare Pavese s'est donné la mort en 1950. Il avait 41 ans. À côté de son cadavre, il y avait son journal intime, Le Métier de vivre (sa publication est posthume, en 1952), un poème « La mort viendra et elle aura tes yeux » et une poignée de mots griffonnés sur la page de garde de son livre intitulé Dialogues avec Leucò (1947). Une dernière phrase : « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde, je demande pardon ».
Ce livre-ci est l'un des moins commentés de son auteur, c'est pourtant l'un de ses plus importants. Composés entre 1945 et 1947, 27 courts textes en forme de dialogues redonnent au mythe la place qu'il a perdue avec la modernité, celle d'une forêt d'allégories oubliées. C'est un colloque durant lequel les immortels envient les valeurs des mortels et les mortels celles des immortels. Et leur lecteur d'être mis en position du savoir, qui est une position divine concernant le destin des personnages, Œdipe (qui ne sait pas qu'il deviendra aveugle), Patrocle (qui ne sait pas qu'il va mourir), les Atrides (qui ne connaissent pas encore Clytemnestre). Le divin qu'il y a en nous est ce que nous ne cessons de profaner dans un refoulement fautif qui se perpétue en incluant tout le monde vivant pour le ravager.
Le divin qui se dit avec les mots raréfiés de l'amour et de l'amitié, de la filiation et du souvenir, de la mort et du destin. Le mythos, c'est l'enfance oubliée du logos et la relecture des mythes est un effort de remémoration de récits dont les traces tapissent le sédiment des vies individuelles. La ratio est oublieuse de son enfance et son ressouvenir est la poétique même, les dieux avec les bêtes, l'expérience des seuils et des instants décisifs, la liberté qui est une responsabilité essentielle.
Le mythe aura donc résisté à sa destruction par le logos. Il a survécu. Ses survivances appartiennent à l'enfance que nous construisons depuis le deuil de l'enfant que nous ne sommes plus. Le mythe persiste, une archive de traces primordiales pour des origines refoulées. Le recours à l'écriture dialogique, qui fait un écho fraternel avec le goût des conversations prisé par Elio Vittorini, est une invitation à imaginer depuis les points de suspension de la tradition des mythes hérités. Et dire le vrai que nous sommes les vivants qui ont la parole et les noms pour dire la clameur divine du vivant.
Vivre en immortel est ce que peuvent les mortels
De la nuée à la résistance est donc le premier essai pavésien dans le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. C'est un diptyque composé d'une première partie (mythologique) issue des Dialogues avec Leucò (1947) et d'une seconde partie (historique) extraite de La Lune et les Feux (1950). Six dialogues sont adaptés sur un ensemble de 27 que compte l'œuvre originale. Cinq le sont encore pour Ces rencontres avec eux et quatre autres avec les quatre derniers courts-métrages. En tout, quinze dialogues auront été adaptés à partir de la constellation des 27 Dialogues avec Leucò.
De la nuée à la résistance raconte deux histoires de résistance, d'abord contre les dieux, ensuite contre le fascisme. Deux blocs en vis-à-vis, d'une résistance l'autre. Et si la première exerce des effets sur la seconde, ce n'est pas de la même résistance dont il retourne. La première, qui est une histoire de la liberté arrachée au règne des immortels, est la condition de la seconde quand la liberté se retourne contre les mortels s'affrontant entre oppresseurs et résistants. La liberté est une responsabilité nouvelle, angoissante, perpétuelle. Un pharmakon, tantôt un remède contre la tradition des aliénations sacrificielles, tantôt un poison quand le vivant n'est plus l'expression d'un interdit divin dont le sacré est le nom, mais un champ continué de profanation. Les dieux enfuis laissent place désormais aux humains entre eux, qui s'entre-déchirent en dévorant les autres vivants.
À cet égard, Cesare Pavese continue une histoire de la littérature comme rapport au monde paysan et à ses mythes qui a commencé avec Hésiode et Homère, et qui s’est poursuivie avec Ovide et Virgile.
La première partie du diptyque est donc l'adaptation de six Dialogues avec Leucò : La nuée (la Nuée et Ixion), La Chimère (Hippolochos et Sarpédon), Les aveugles (Œdipe et Tirésias) sont les trois premiers dialogues ; L'homme-loup (deux chasseurs) est le treizième ; L'hôte (Lytersès et Héraclès) est le quatorzième ; Les Feux (deux bergers, l'un fils et l'autre son père) est le quinzième. Les dieux s'y présentent selon trois modalités successives : l’ordre chaotique et titanique dont les bêtes merveilleuses sont les gardiennes sacrées ; la loi jupitérienne des dieux qui ont substitué le cosmos au chaos des origines ; le retrait du divin par des humains qui s’en remettent à eux-mêmes.
Marie Fabre résume l’idée en postface de la dernière édition en date des Dialogues avec Leucò dont elle est la traductrice qui n’oublie pas de rappeler l’immense travail accompli par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet dans la redécouverte du livre essentiel de Cesare Pavese : « le monde titanique prend fin avec l’arrivée des dieux de l’Olympe, l’âge des héros et des tueurs de monstres, ordre dont certains personnages prévoient dès le départ que viendra aussi la fin, pour laisser les hommes seuls sur terre face au monde et à leur existence » (Dialogues avec Leucò, ibidem, p. 240-241).
La loi sacrée est d’abord le fait des créatures fabuleuses avant d’être celui des dieux. La considération est ensuite que les dieux sont une invention humaine pour mythifier notre rapport au monde, ainsi rassurée contre l'angoisse de la liberté. La peur des dieux laisse enfin place à leur oubli qui substitue le meurtre au sacrifice de l'animal, tout en persévérant dans les questions de la naissance et du sexe. Pour reprendre les mots de Cesare Pavese à propos de son livre, on serait ainsi passé des « iniquités divines » à la « tristesse humaine », puis de la « rébellion réconfortante » à l'« ironie », avant de conclure avec la « poétique » (Dialogues avec Leucò, ibid., p. 250).
Avec De la nuée à la résistance, les patrons d’usine et les prêtres, les pères déments et les loups fascistes ont désormais succédé aux dieux et il n'est pas dit que l'on ait gagné au change, loin de là. Le loup, lui, est la bête sauvage, l'animal dont la mort est ce devant quoi notre liberté est engagée, qui est notre responsabilité devant le vivant qu'il faut cesser de profaner. Avec le communisme de Marx, nous sommes passés d’une critique du ciel à une critique de la terre. Mais la critique de la religion, y compris de la dernière des religions monothéistes qu’est le capitalisme dont le fascisme est l’ultime assurance-vie quand est imminent l’événement de la révolution communiste, n’est pas un combat contre des superstitions qui sont les traces populaires des temps mythiques et archaïques.
Ces rencontres avec eux est un film qui creuse le sillon selon lequel il y a deux manières de concevoir le sens du pronom : eux les mortels et eux les immortels. Les premiers vivent dans la peur douloureuse de la mort au point de se soulever contre le destin comme d'y succomber. Les seconds les envient en reconnaissant dans leur mortalité la condition transcendantale d'un désir, morsure érotique, instants vécus comme les vivent les enfants, ou angoissante liberté qui est exigence de responsabilité. L'autre division tient à ce que les immortels savent quand les mortels font. La non coïncidence du savoir et de l'action est une tragédie rédimée par un film dont l'une des grandes richesses est déjà le temps qu'il s'est donné en le soustrayant aux prescriptions de l'économie du cinéma. Un an pour que les acteurs non professionnels, quatre femmes et six hommes, s'acclimatent au texte, s'en imprègnent, en soient pénétrés. Puis quatre représentations du 20 au 23 mai 2005 au théâtre municipal de Buti en Toscane dans la province de Pise, en préparation de la réalisation d'un film tourné dans une forêt, bois, ruisseau, colline, bosquet, filmée comme un lieu de résistance et de maquis tenus par des mortels qui redécouvrent qu'ils sont immortels.
Ces rencontres avec eux a pour titre original Quei loro incontri 1947-2005. De la publication des Dialogues avec Leucò à la réalisation de l'ultime long-métrage straub-huilletien, c'est une histoire du désir et de la liberté qui s'est écrite durant six décennies en passant de la littérature au cinéma. Les rôles interprétés par les dix acteurs ne sont pas précisés au générique. On les reconnaît pourtant puisqu'il s'agit de l'adaptation des cinq derniers Dialogues avec Leucò : Les hommes (Bia et Kratos, divinités allégorisant la Force et le Pouvoir pour Zeus) ; Le mystère (Dionysos et Déméter) ; Le déluge (un satyre et une hamadryade) ; Les Muses (Hésiode et Mnémosyne) ; Les dieux (deux figures anonymes).
Dans le premier, les divinités s’étonnent que Zeus fraie parmi les humains en convenant qu’ils sont toujours étonnants et imprévisibles, capables de se soulever contre leur destin. Dans le deuxième, Dionysos et Déméter désirent donner sens à la mort qui angoisse tant les humains qu’ils tentent vainement de la conjurer en versant le sang de l’autre animal, par l’enseignement de la vie bienheureuse, qui est le destin entrelacé des mortels et des immortels. Ils montrent aussi le soubassement païen, avec le sang et le blé, du christianisme avec l'eucharistie. Dans le troisième, deux divinités, une nymphe des arbres et un satyre associé à Dionysos et Pan, s’accordent à dire que la vie étant précaire devrait être un jeu et une fête. Les dieux savent sans faire ce que nous, humains, pourrions vivre si nous savions ce qu’ils savent sans pouvoir le vivre. Dans le quatrième dialogue, le paysan Hésiode rêve peut-être de ce qui lui inspire la terre qu’allégorise la muse Mnémosyne, qui l'invite à dire aux mortels le divin qu’ils ignorent avoir en eux depuis le sang de la naissance. Dans le cinquième dialogue, deux hommes portent des fusils, peut-être des résistants durant la guerre des partisans, peut-être les chasseurs qui reviennent de De la nuée à la résistance, qui se ressouviennent de leurs ancêtres vivant à l’époque de ces rencontres avec les dieux.
La richesse du texte de Cesare Pavese est
déclamée dans un maquis à la végétation rayonnante, luxuriance, papillon, oiseaux, bourdonnements, battements d'ailes et les bruits de la ville, tout au loin. Tout parle à égalité, tout reverdit.
C'est la clameur offerte à la reconnaissance que les gens ordinaires (les acteurs) sont des dieux ignorés (les personnages de la tradition mythique continuée par Cesare Pavese, autre immortel) et
qu'il n'y a pas de différence ontologique entre la nature et l'esprit. Le vivant pense. La vie est semence et pensée dont la ratio n'est qu'une région localisée. L'écologie nomme désormais
la province d'un domaine plus ample : cosmologie sur un versant scientifique, cosmogonie sur l’autre versant poétique et les deux sont complémentaires. L’oubli du sens de nos mythes, nos
cosmogonies comme on le voit ailleurs dans La Chasse au lion à l’arc (1965) de
Jean Rouch, expose dans le dernier plan ses conséquences dévastatrices, eaux polluées
et ciel fendu par une ligne électrique. On s'en rend autrement compte avec la construction géographique, qui commence sur les hauteurs, puis descend avant de remonter vers les sommets, à laquelle
répondent deux plans centraux qui tracent des variations de la lettre V. Nous vivions sur les hauteurs, sommes dans le creux en attendant une prochaine relève.
Le cinéma qui a besoin d’électricité critique le progrès qui ne sait pas organiser le bond du tigre dans le passé pour sauver l’avenir, et l’arracher d’un futur programmé par la déprédation capitaliste pour être catastrophique.
Un dernier carré
Le Genou d'Artémide est l'adaptation du sixième des Dialogues avec Leucò, La fauve dont Cesare Pavese affirmait qu'il y avait glissé son autoportrait, celui d'Endymion conservant son éphémère beauté dans le repos éternel grâce à l'amour de la sauvageonne, Diane-Artémis. C'est un chant de la terre (le film commence par un des Lieder de Gustav Mahler), une cosmogonie d'amour pour l'homme dont le corps de la compagne décédée repose en faisant désormais partie du tout (Danièle Huillet avait de son vivant envisagé cette adaptation). La vie se métamorphose et l'amour continue avec les vivants (le film est dédié à Barbara Ulrich). L'autoportrait de l'écrivain est aussi celui d'un cinéaste qui reconnaît son destin dans celui d'Endymion, l'amant de la fauve où la déesse se cache.
Les trois derniers courts-métrages sont des variations autour du même motif, l'amour dont l'idée engage à vivre en immortel notre condition de mortel. Le streghe (Les sorcières) est l'adaptation du 18ème des Dialogues avec Leucò. Circé converse avec Leucòthoé et l'aveu de la première heurte les oreilles de la seconde. L'immortelle qu'elle est, la sorcière qui a pour habitude de transformer les hommes en loups ou en cochons, rêve au contact d'Odysseus-Ulysse d'être une mortelle parce que les mortels sont les sujets de la morsure du désir. Vivre avec la morsure du désir et mourir n'est pas la fin du désir mais son interruption et la condition pour qu'il puisse continuer, ailleurs et autrement. Même si l'on ne peut pas ne pas relever le carton « fin », peut-être le seul et unique de toute l'œuvre.
Douzième des Dialogues avec Leucò, L'inconsolable y insiste : Orphée soulève l'incompréhension et la colère de la Bacchante en assumant de laisser en Enfer Eurydice. Faire revivre l'aimée serait la faire mourir une seconde fois et Orphée s'y refuse. Le recours au mythe ne vaut qu'en ne s'opposant pas à la nécessité du deuil. La madre interroge enfin la maternité depuis la mort qu'elle inscrit dans la naissance. La mère est la gardienne sacrée du savoir qu'il n'y a pas cosmos sans un fond de chaos.
La mort est ce qui arrive aux vivants, mais c'est depuis elle que la vie se soutient d'une dimension impersonnelle, plus vaste que la vie personnelle. Le mythe en assume la charge – notre part divine. Immortels, les mortels le sont deux fois, dans le souvenir personnel et dans la terre, impersonnelle.
On pourrait alors s'autoriser à critiquer Serge Daney quand il pose dans son beau texte intitulé « Morale de la perception » dédié à De la nuée à la résistance, que la beauté des paysages chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet est moins esthétique que morale parce qu'il y a toujours de l'humain dans le paysage (leur « humanisme vieux-marxiste », écrit-il ainsi dans La Rampe). Cet humanisme est en fait une moitié de la vérité, l'autre revenant à plus grand qui est le vivant non humain. Vivre en immortel est donc ce que peuvent les mortels que nous sommes en nous ressouvenons que divin est le vivant.
L'insistance obstinée sur une même difficulté
« Nous avons horreur de tout ce qui est informe, hétéroclite, accidentel et nous cherchons – y compris matériellement – à nous limiter, à nous donner un cadre, à insister sur une présence circonscrite. Nous sommes convaincu qu'une grande révélation ne peut sortir que de l'insistance obstinée sur une même difficulté. Nous n'avons rien en commun avec les voyageurs, les expérimentateurs, les aventuriers. Nous savons que le plus sûr – et le plus rapide – moyen de nous étonner est de fixer imperturbablement toujours le même objet. Et un beau jour, cet objet, il nous semblera – miraculeux – ne l'avoir jamais vu. » (Cesare Pavese, Dialogues avec Leucò ibid., p. 7).
11 mars 2023