Jean-Louis Comolli est né en 1941 en Algérie, à Philippeville devenu Skikda avec l'indépendance de l'Algérie. Après avoir fréquenté avec son compère Jean Narboni le ciné-club d'Alger animé par Barthélémy Amengual, il rejoint avec lui la revue des Cahiers du cinéma à partir de 1962 et il y travaille régulièrement jusqu’en 1978. Succédant à Jacques Rivette, Jean-Louis Comolli a occupé le poste de rédacteur en chef de la revue de 1965 jusqu'à 1973, à l’époque où celle-ci se radicalise à l’extrême-gauche. A partir de 1968, il a commencé à réaliser des films en devenant l’auteur d’une œuvre cinématographique importante mais peu vue, composée d'une cinquantaine de titres, majoritairement des documentaires (c'est ainsi qu'ils sont identifiés par l'industrie) à partir de Tabarka 42-87 (1987) mais aussi trois longs-métrages de fiction, La Cécilia (1976), L'Ombre rouge (1981) et Balles perdues (1983).
En parallèle, Jean-Louis Comolli prolonge l’élan impulsé dans les Cahiers du cinéma en accompagnant sa production de films d’interventions diverses, et surtout de textes critiques
et de propositions théoriques rassemblés depuis dans plusieurs ouvrages, dont trois de référence publiés aux éditions Verdier (Voir et pouvoir en 2004, Cinéma contre spectacle en
2009, Corps et cadre en 2012 et désormais Cinéma, mode d'emploi). Cette production théorique énonce ce que vérifient en pratique les films, à savoir que le documentaire ne nomme
pas ici un genre cinématographique particulier mais l'un des deux versants de cet art bifrons qu'est le cinéma.
Longtemps chargé de cours de cinéma à l'Université de Paris-I et à celle de Barcelone, enseignant à la Fémis (l’ancienne IDHEC), collaborateur à diverses revues de cinéma (Trafic, Images documentaires) comme à Jazz Magazine, intervenant régulier des Ateliers Varan et acteur des États généraux
du film documentaire de Lussas, Jean-Louis Comolli est une personnalité aussi incontournable du cinéma documentaire en
France que le sont, entre autres, Nicolas Philibert, Raymond Depardon et Claire Simon.
Qu'est-ce que le cinéma (documentaire) ?
La position tenue par Jean-Louis Comolli serait orientée par au moins trois idées force, trois principes déterminants. En premier lieu, on note une diversité des sujets traités qui confinent, sans viser une quelconque exhaustivité, au geste encyclopédique des philosophes de Lumières. Du cinéma à la vie politique marseillaise, de la musique à l’alpinisme, de la cuisine à l’urbanisme, de l’histoire des utopies de gauche à la hantise de l’extrême-droite, des fractures (post)coloniales à la fragilisation néolibérales des institutions, la générosité du regard, la prolixité du geste et le refus des catégorisations commandent tout son travail, sans induire une dispersion des idées et une dilapidation des énergies.
On remarque ensuite que la singularité de Jean-Louis Comolli repose sur la interrogation théorique formant avec sa pratique cinématographique ce qu’Edgar Morin appellerait une « boucle récursive ». Nombreux sont les réalisateurs qui se contentent de réaliser sans s’investir dans une activité critique complémentaire de la réalisation. Et trop rares sont ceux qui, comme lui (et avant lui Sergueï Eisenstein, Jean Epstein, Jean Grémillon ou encore Jean-Luc Godard), s’acharnent à explorer et tenir une pensée du cinéma par les deux bouts, des ouvrages rédigés et des films tournés.
On insiste enfin sur une réflexion militante qui, chez Jean-Louis Comolli, pose que le cinéma documentaire est du cinéma tout court, autant intéressé par la question de la fiction que le
cinéma majoritaire ou dominant, mais autrement. Mieux, le cinéma documentaire représenterait aujourd’hui le front de résistance et de lutte le plus important en regard du mouvement de
colonisation médiatique et marchande des sensibilités. Précisément, parce que le cinéma documentaire est attentif au réel comme force qui vient en excès et qui déborde toute emprise et toute
forme de maîtrise, intellectuelle, technique ou politique. Parce que ce cinéma serait attentif aussi à la réalité envisagée comme « auto-mise en scène » (Claudine de France),
soit comme agencement de scènes et de rôles sociaux sous-tendus par des imaginaires constitués et des fictions constituantes. Parce que le cinéma documentaire tel que le conçoit, le défend et le
pratique Jean-Louis Comolli pense les images comme autant de passages assurant une liberté reliant de part et d’autre de l’écran les personnes filmées, celles qui en enregistrent la présence et
les spectateurs face à l'écran. Cette liberté qui a partie liée avec la question de la dignité est dédiée à la préservation du hors-champ posé en condition nécessaire à toute
représentation.
Du cinéma contraire
Il y a de l'invu et de l'inouï qui demandent moins à être consommés qu’à troubler nos réflexes et nos habitudes fixées. Et c'est parce qu’il y a de l'invu et de l'inouï qu’une communauté de paroles égales et partagées peut advenir par le cinéma, la pensée de Jean-Louis Comolli indispensable ici que celle de Marie José Mondzain. Là où règne l'hégémonie du spectaculaire qui participe à étourdir le vivant, qui n'est que saturation et anomie, à un bord extrême du spectre avec le bruit (des machines d’abrutissement) et, à l'autre bord, un mélange d'hystérie et d'aphasie (des individus abrutis), il y a du cinéma quand il maintient, contre l'hégémonie du simulacre et au nom du réel, le cap documentaire.
C'est ainsi qu'avec la part maintenue du documentaire, il y a du cinéma contraire à ses usages dominants. Le cinéma contraire offre au spectateur une place difficile, toujours balançant
entre fascination et distanciation, toujours unique, celle de sa liberté l'invitant à se déplacer entre les places.
Un. La grande difficulté du film de Ginette Lavigne, Jean-Louis Comolli, filmer pour voir (2012), aurait consisté à ne pas se laisser entièrement séduit et captivé par son sujet. Mieux, l’hommage solennel et la déférence transie que l’exercice pourrait induire ont cédé la place à la possibilité de filmer une libre pensée de cinéma en ses gestes. Une pensée en actes, mots et images appartenant au corps d’un homme qui, au moins depuis ses débuts de critique dans les Cahiers du cinéma en 1962 succédant à la fréquentation avec son ami Jean Narboni du ciné-club d’Alger animé par Barthélémy Amengual, parle généreusement le cinéma. Une pensée dont le geste consiste à marcher sur ses deux jambes, l'une faite de textes (disséminés entre autres dans les Cahiers du cinéma, Trafic et Images documentaires) et l'autre de films (une cinquantaine de titres, une œuvre en somme), et qui se voit fidèlement envisagée dans l’esprit du geste déployé par Jean-Louis Comolli lui-même depuis plus de quarante ans. Ainsi, l’auteur de Face aux fantômes (2009) co-réalisé avec l’historienne Sylvie Lindeperg à partir de son travail archéologique autour de Nuit et brouillard (1954) d'Alain Resnais et Jean Cayrol est littéralement filmé ici face à ses propres fantômes. Ces fantômes que sont les films qu’il a tournés, les textes qu’il a écrits et les événements vécus auxquels se rapportent ceux-ci et se comprennent ceux-là.
Deux. C’est un va-et-vient constant entre l’extrait cinématographique et la citation littéraire d’une part (cette part est le propre de Ginette Lavigne), l’explicitation théorique et le commentaire biographique de l’autre (celle-là est le fait de Jean-Louis Comolli). Et, de ce va-et-vient envisageable comme un échange lors d'une partie de tennis (pour reprendre la métaphore sportive privilégiée par Serge Daney), s'accomplit la circulation de quelques motifs importants (le corps et le cadre, la parole et le hors-champ). D'autant plus importants qu'ils concernent tout le champ du cinéma. Le dispositif conçu en studio par Ginette Lavigne (qui est par ailleurs la monteuse de plusieurs films de Jean-Louis Comolli) sait ainsi combiner l’approche analytique et pragmatique de l’atelier et le caractère didactique et pédagogique du tableau noir (avec les extraits projetés d’un côté, les livres posés sur une table de l’autre et, entre les deux, c'est la nébuleuse des titres écrits en blanc sur fond noir). Le brechtisme avec lequel Jean-Louis Comolli dit n'avoir jamais vraiment rompu depuis les « années rouges » (Alain Badiou) se trouverait comme hérité par Ginette Lavigne, pendant que son dispositif accueille le cinéaste de telle manière qu’il peut alors ressembler, dans un effet troublant de mise en abyme, à Sylvie Lindeperg filmée par ce dernier dans Face aux fantômes. Comme il peut, plus généralement, ressembler à ses autres pairs (ses doubles mimétiques, ses frères d'armes – ceux dont il dit simplement qu'il les aime) que sont l’architecte Pierre Riboulet dans Naissance d’un hôpital (1991), le journaliste Michel Samson dans la série des films consacrée à la vie politique marseillaise et intitulée Marseille contre Marseille (1989-2001) ou l’historien Carlo Ginzburg dans L’Affaire Sofri (2001). Et l’on aurait pu encore citer le musicien Michel Portal dans Le Concerto de Mozart (1997), le peintre Miquel Barcelo dans Miquel Barcelo, des trous et des bosses (2002), l’anthropologue Alban Bensa pour Les Esprits du Koniambo (En terre kanak) (2003) ou encore l’écrivain Jean-Paul Manganaro pour un film actuellement en cours de montage concernant quelques films de Federico Fellini.
Trois. Ayant généreusement travaillé à ouvrir l'espace cinématographique afin d'y accueillir diverses figures intellectuelles ou artistiques (mais pas seulement comme on va le voir), et de faire de cet accueil même la possibilité que celles-ci deviennent les sujets de fiction de ses films documentaires, Jean-Louis Comolli est devenu à son tour le sujet de fiction du film documentaire de Ginette Lavigne. Déjà parce que « tous les films sont des films de fiction » comme il aime à le répéter en s’appuyant sur Christian Metz. Surtout parce que la fiction est le fait même des sujets parlants qui, énonçant ce qu’ils ont fait, font ou feront, racontent et, dans le même mouvement, se racontent, autrement dit se projettent en narrations. Et se posent ainsi comme l'un des personnages appartenant à un récit ouvert aux promesses de l’imaginaire comme aux possibles de l'utopie. La fiction désignerait moins la pratique d’un mensonge vrai (dans la continuité de Jean Cocteau ou Louis Aragon) qu’une mise en récit dont le caractère de subjectivation est inséparable d’une présentation de soi équivalente à une performance, une mise en scène : une invention de soi comme réinvention du monde. « Pour moi, dans la pratique, il n’y a pas d’opposition entre ce qu’on appelle "fiction" et ce qu’on appelle "documentaire". Ce sont des catégories qui se sont imposées pour des raisons commerciales (cases, distribution des rôles et des droits, etc.). En réalité, le cinéma est né à la fois comme documentaire et comme fiction. Et les films que je fais depuis des années sont autant fictions que documentaires. Je les signe d’ailleurs comme "metteur en scène", et je considère que les personnages qui y jouent sont à la fois des acteurs et des personnages – d’un film » (Jean-Louis Comolli, « Notes sur cinéma et politique »; Corps et cadre, éd. Verdier, 2012, p. 298). Il peut apparaître ainsi comme le double héritier de ses deux maîtres de cinéma avoués, Jean Rouch et Pierre Perrault. Et c'est ainsi qu'il apparaît à l'image (il avait alors 27 ans) du film consacré au cinéaste québécois, son premier tourné avec André S. Labarthe pour la série Cinéastes de notre temps en 1968 et intitulé Pierre Perrault : l'action parlée. « L'action parlée » : ce serait là le bel incipit de tout un programme de cinéma auquel, jamais, Jean-Louis Comolli ne céderait sur le désir d'en déployer toutes les puissances, contre un processus résistible d'incorporation spectaculaire aux nouvelles industries culturelles et médiatiques.
Quatre. Puisque l’un de ses apports, doublement soutenus par les films réalisés et la théorisation de la pratique relative à la fabrication de ses films (ou
des films tournés par d’autres), repose sur le refus de la bi-catégorisation entre cinéma documentaire et cinéma de fiction, Jean-Louis Comolli a tout le loisir de devenir à son tour dans le film
de Ginette Lavigne un personnage de fiction. Mais de quelle fiction s’agit-il ? Quel personnage Jean-Louis Comolli joue-t-il donc ? La fiction serait celle, déjà avancée par Jean-Luc Godard et Leos Carax, du cinéma comme pays
n’existant sur aucune carte, le personnage étant alors celui d'un habitant dudit pays. Le cinéma comme pays introuvable, sinon comme contrée utopique au sein de laquelle les employées de la
sécurité sociale à Paris pourraient imaginer des vies parallèles comme celles qui tutoieraient le spectre de Louise Michel (La Vraie vie (dans les bureaux), 1993). Ailleurs, par exemple à
Marseille, les militants du Front national apparaîtraient comme des adversaires politiques dignes d'être respecté, sans faire l'économie de la haine qui les meut politiquement et dont ils dénient
systématiquement la réalité (La Question des alliances, 1997). Ce pays, c'est le cinéma, notre monde comme on ne le voit ni ne l'entend jamais.
Cinq. « Filmer pour voir et montrer pour ne pas voir » : la paradoxale formule proposée par Jean-Louis Comolli explique le titre du film de Ginette Lavigne et elle ne se saisirait peut-être pas mieux qu’avec ce plan-séquence improvisé sur le vif de la situation qui, dans La Question des alliances, voit des militants du FN s’affairer à rebaptiser une rue marseillaise (le nom de Charles Martel en lieu et place de celui d’Henri Barbusse, tout un programme, réactionnaire évidemment). Il ne s’agissait pas seulement pour Jean-Louis Comolli et son opérateur de rendre compte d’une forme particulière d’engagement public et d’investissement politique. Autrement dit, il ne s'agissait pas seulement de montrer qu'un spectacle de rue frontiste pouvait aussi se comprendre comme performance (comme « auto-mise en scène » pour reprendre le terme de Claudine de France employé dans son ouvrage Cinéma et anthropologie) permettant de vérifier la question toujours cruciale de la fiction dans le documentaire. Car il s’agissait aussi de rendre compte de l’interruption de la fiction frontiste sous la forme disjonctive du réel. Le réel de l’interpellation, hors-champ, d’une femme invectivant les militants rassemblés qui, en réponse, se retournent contre elle en n’hésitant pas à l’insulter. Alors que la suspension du spectacle frontiste cherche à se restaurer par un usage collectif de la violence symbolique autorisé (du point de vue des militants du FN) par la présence de la caméra, le désir de préserver hors-champ la femme qui fait irruption dans la scène frontiste (perçue comme une tentative d'annexion politique de l'espace public) bloque cette possible instrumentalisation, tout en lui accordant la puissance d’une invisibilité temporaire. Cette invisibilité viendrait moins attester l'absence de visibilité des victimes du racisme frontiste qu'elle recoupe en vérité l’invisibilité des spectateurs de la séquence projetée. Loin d’occuper en effet la position de tiers exclu de la séquence afin de pouvoir la jauger et la juger avec toute la distance nécessaire, les spectateurs occupent de fait symboliquement le même espace que la femme hors-champ. De fait, c’est au spectateur d’imaginer le contrechamp manquant. Mieux, c’est à lui d’identifier sa position à ce contrechamp et, en conséquence, de comprendre que, dans la perspective morale du film, il appartient au même camp que la femme hors-champ victime d’insultes racistes. Autant les insultes qui la visent nous blessent, autant sa capacité à les affronter est ce dont nous pouvons bénéficier comme d’une protection provenant d’un geste imprévisible qui suscite, même temporairement, la suspension des spectacles de rue bêtement mis en scènes par les tenants du néofascisme à la française.
Six. Ce plan-séquence, avec sa durée, son obstination à la préservation du hors-champ, ainsi que ses deux régimes de paroles antagoniques (dans le cadre et hors cadre) signe, modestement mais absolument, ce que l'on qualifiera ici d'acte (cinématographique) de résistance (politique). Tout pourrait donc idéalement converger dans ce génial plan-séquence dont Ginette Lavigne invite Jean-Louis Comolli à en livrer l'exégèse par le menu : la fiction (comme mise en scène rappelant que la réalité sociale est conflictuelle, constituée en points de vue hétérogènes soutenus par des cadres à la fois inclusifs et exclusifs) et le réel (comme corps pouvant librement rompre avec les continuités et obliger à une redéfinition limitée mais effective des cadres sociaux ou filmiques). Les heurts du in et du off ou les disjonctions des corps (potentiellement libres) et des cadres (structurellement contraignants) représentent bien un des nerfs de la résistance esthétique comollienne. En même temps que cette innervation demeure, chez Jean-Louis Comolli, essentiellement politique, sans pour autant subsumer cette innervation politique sous les voiles de l'identification idéologique ou de l'affiliation partisane. C’est alors que Ginette Lavigne fait sauter aux yeux le point de capiton biographique de la position comollienne du cinéma comme lieu d’expérimentation des corps documentaires et des paroles contraires qui sont des fictions antagoniques. A la fin des années 1950, le jeune garçon né à Philippeville (Skikda aujourd'hui) a vu des indigènes (le pouvoir colonial les appelait alors des « Français musulmans d'Algérie ») brutalement contrôlés par des gendarmes mobiles. Avec cette inoubliable vision d’une dégradation de leurs identités civiles (les papiers ont été déchirés sous les yeux des hommes arrêtés), Jean-Louis Comolli ne s’est jamais réconcilié. L'image de l'oppression issue de la colonisation hantera son cinéma, comme l'envers obscur d'une autre hantise autrement plus lumineuse politiquement : le spectre de Louise Michel, figure d'un film rêvé (peut-être celui qui, depuis son inexistence matérielle, les éclairerait tous). Cette non-réconciliation expliquerait pour une part aussi le renversement, auquel aura largement contribué Jean-Louis Comolli, d'une des lignes directrices de la politique des auteurs qui, depuis les « cahiers jaunes » de l'époque d'André Bazin, était défavorable au cinéma de John Ford (afin de lui préférer le génial Howard Hawks mais aussi le surestimé William Wyler). Si l’auteur de The Grapes of Wrath - Les Raisins de la colère (1939), The Searchers - La Prisonnière du désert (1956) et Cheyenn Autumn - Les Cheyennes (1964) est devenu depuis si important dans la trajectoire intellectuelle et l’histoire critique d'une revue s’ouvrant alors à des processus de politisation radicale connexes à ceux qui allaient réaliser l’explosion de Mai 68, c’est qu’il est par excellence le cinéaste des communautés qui, si elles partagent un espace commun, s’y disputent les visions à imposer, à l'intérieur d'elles comme entre elles.
Sept. Le fils de pied-noir ne pouvait pas ne pas être insensible au racisme de militants frontistes dont certains, usant de la langue arabe et la retournant contre l'ancien sujet colonisé, manifestent leur appartenance à une communauté à laquelle appartint Jean-Louis Comolli quand il était enfant. L'exposition de cette image d'enfance qui hante obscurément son cinéma est ce qui émeut le plus dans Jean-Louis Comolli, filmer pour voir de Ginette Lavigne Le plan-séquence précédemment décrit serait envisageable comme une manière (mais il en existerait tant d’autres dans son œuvre) de rupture définitive avec la communauté d’origine. Et ce au nom de l’adoption d’une autre communauté de fiction : le cinéma considéré comme un enjeu de luttes. Le rire de Jean-Louis Comolli, telle l'irrésistible signature d'un corps qui affirmerait sans l'énoncer ainsi n'avoir jamais renoncé, témoigne pour ceux à qui il a déjà été adressé de quel côté réside son engagement.
Nota Bene : une première version de ce texte a été publiée dans la revue Images documentaires, n°78/78, décembre 2013.
"esse est percipi aut percipere"
(George
Berkeley)
Le dévoilement des images retirées
L'un des séquences les plus fantastiques – mais c'est tout le film qui en serait presque exclusivement constitué – de l'inoubliable Roma (1972) de Federico Fellini consiste en la découverte, à la suite de fouilles archéologiques entreprises sous le métro romain, de peintures datant de l'époque antique. Sauf que l'air engouffré de la modernité entraîne par réaction chimique et physique leur progressive disparition. Comme si la soudaine révélation de vieilles images oubliées (et, parmi les Romains représentés, on hallucine en croyant reconnaître le visage même du cinéaste) impliquait leur évanouissement quasi-immédiat, l'image se retirant aussi vite qu'elle se sera donnée. Cette complexion de l'image en son ouverture qui implique aussi un retrait, comme en écho à l'aléthéia des Grecs repensée par Martin Heidegger (autrement dit la pensée de la vérité dans la complémentarité de son voilement et de son dévoilement), ne manifesterait-elle pas également l'angoisse fellinienne d'un imminent évanouissement de son cinéma susceptible d'être happé par les trous d'air de la bourrasque médiatique ?
Le cinéma aussitôt dévoilé dans la brocante souterraine de Rome pour se voir recouvrir ensuite du voile télévisuel – un linceul recouvrant une antiquité.
« Où va la musique quand on ne la joue plus ? » demandait-on dans Prova d'orchestra (1979). On aimerait ajouter à cette question une autre – hantise persistante du cinéma fellinien dès lors que s'affirma le pouvoir de la télévision –, celle qui demande ce que devient le cinéma quand les images des films, pour des raisons juridiques et économiques de droits de diffusion, ne sont pas disponibles (ou bien seulement accessibles mais à un coût prohibitif). Que resterait-il donc des puissances de dévoilement propres au cinéma quand, en raison de la loi d'airain de la propriété lucrative, sont voilées ou retirées les images en mouvement des films témoignant qu'il y a – qu'il y a eu – du cinéma ?
L'évocation,
une romance consolatrice
Cette question, Jean-Louis Comolli la prend en charge avec l'amicale complicité de Jean-Paul Manganaro, écrivain et traducteur, professeur de littérature italienne et grand amateur de l'œuvre fellinienne. Il ne s'agira dès lors pas de considérer A Fellini, romance d'un spectateur amoureux comme la simple illustration audiovisuelle, par le premier, des denses réflexions du second consignées dans les cinq cents pages de son ouvrage Federico Fellini Romance (éditions P.O.L., 2009). Mais bien d'attester, dans les intervalles des mots partagés et dans la disposition des copies de photogrammes des films aimés (photogrammes et non extraits, les propriétaires ont refusé), que le cinéma de Federico Fellini aura existé puisque existe un spectateur amoureux qui pourra en témoigner.
Sous des allures modestes, le film de Jean-Louis Comolli représente en fait une véritable petite machine de guerre triomphant en pratique de l'appropriation lucrative (et comme toute appropriation, elle induit une expropriation) exercée par les ayant-droit sur les films de Federico Fellini. Filmé chez lui, dans son appartement capharnaüm (qui, en hébreu, signifie littéralement le « village du consolateur ») au baroquisme on ne peut plus fellinien (et Jean-Louis Comolli y pénètre dans le premier plan de son film comme s'il s'agissait littéralement d'une traversée carrollienne du miroir), Jean-Paul Manganaro évoque avec passion quelques motifs assurant la transition de l'œuvre entre La Dolce Vita (1960) et 8 ½ (1963). Par exemple l'abandon du récit linéaire au profit d'une déambulation transversale et ininterrompue ou encore la crise du personnage mu par des forces qui le dépassent. Le décès du pape Pie XII en 1958 et la modernisation économique de l'Italie auraient dès lors concouru à libérer l'imagination créatrice de Federico Fellini qui ne s'est pas seulement exprimée avec les figures multiples d'un féminin métamorphique dont les archétypes (jungiens) semblent avoir été adoptés par leur évocateur.
De la substitution d'une hégémonie culturelle (chrétienne) par une autre (médiatique), transversale aux rapports de classes (c'est la traversée romaine et aérienne d'un Christ géant harnaché à un hélicoptère dans l'ouverture de La dolce vita), à la subjectivité éclatée d'un réalisateur en panne (c'est le processus cinématographique bloqué décrit successivement comme embouteillage, station thermale et harem, puis parade magique venant de l'enfance dans la conclusion de 8 ½) : la parole du spectateur amoureux abonde et rebondit. Une parole donnant souffle à une évocation – une romance – qui console de l'absence à l'écran d'extraits de films, à jamais vivants dans notre mémoire, autre lieu du hors-champ.
Être c'est être perçu
(et percevoir diffère selon qu'il s'agisse
des droits du percepteur ou des devoirs du spectateur)
Il est alors probable qu'il y ait plus de cinéma – si tant est qu'il y ait encore du cinéma – dans le commerce savoureux et non-lucratif des mots, ainsi que dans le partage corrélatif des photogrammes disséminés (sur supports photographiques, en copies numériques sur tablette tactile, en diapositives projetées sur les murs), que dans la simple diffusion télévisuelle des films (ou d'extraits) sous la drastique condition du respect juridique et économique des droits de propriété. Du côté de l'ombre, le cinéaste en amorce est à la gauche du cadre et du côté de la lumière, se trouve l'écrivain, en face et à droite. Le cadre comme lisière et partage de l'ombre (Jean-Louis Comolli machinant son dispositif de guerre) et de la lumière (Jean-Paul Manganaro incarnant l'acteur de sa propre pensée de l'œuvre fellinienne) accueillerait une pensée de la vérité – aléthéia – du cinéma en son voilement-dévoilement (en son « dé-voilement » dira-t-on). Avec l'idée du cinéma s'affirmant malgré la situation où font défaut les films cités dans l'usage télévisuel des extraits, c'est alors une avalanche de questions qui fusent pendant que le film, parfaitement semblable à son auteur, poursuit souverainement son petit bonhomme de chemin.
Il y a bien des chefs-d'œuvre de l'histoire du cinéma qui sont régulièrement diffusés à la télévision à l'instar de bon nombre de films de Federico Fellini. Sont-ils pour autant vus ? Si être, disait l'évêque George Berkeley, c'est être perçu (et percevoir aussi : « esse est percipi aut percipere »), les films, diffusés mais non-vus, existent-ils ? La perception (en regard du juridisme garantissant le caractère lucratif des droits versés au percepteur) est-elle synonyme de perception (s'agissant de celle, évidemment non-lucrative, du spectateur) ? Les droits d'auteur, on connaît (c'est pourquoi Jean-Luc Godard insiste avec sa manière toute dialectique sur les devoirs des auteurs), mais les droits du spectateur (et ses devoirs, qui consisteraient à rendre en mots ce que celui-ci a reçus en images et en sons) ?
L'idée de diffusion s'identifie-t-elle obligatoirement à l'idée de projection (engageant autant un projecteur et son projectionniste – certes lui aussi menacé par la numérisation des salles de cinéma – qu'un sujet de la projection, autrement dit un spectateur, ne serait-ce qu'un seul) ? La diffusion (par le biais des canaux télévisuels) des films fait-elle forcément exister le cinéma (comme sphère artistique) ? La perception pour le percepteur des droits de diffusion diffère de la perception du spectateur qui, alors, ne peut pas ne pas voir que le cinéma est là en même temps qu'il manque à cause à de ses questions de perception.
Le cinéma dé-voilé,
toujours perdu, toujours déjà retrouvé
Y aurait-il enfin du cinéma à l'endroit même où ne sont plus disponibles (ou alors chèrement, très chèrement) la voix de Marcello Mastroianni, la musique de Nino Rota et les mouvements de caméra coordonnés par Federico Fellini, sinon parce qu'il existe deux corps dont l'un (qui n'est ni critique ni théoricien du cinéma) expose son art d'aimer le cinéma fellinien quand l'autre en projette la beauté astrale, fossile aussi, au firmament d'une constellation étoilée de photogrammes ? Si A Fellini, romance d'un spectateur amoureux dispose modestement d'une très grande puissance affirmative, c'est en posant ceci : des films de Federico Fellini ont été réalisés, la preuve, ce n'est pas que La dolce vita et 8 1/2 passent à la télévision (et quelle belle idée que d'avoir stratégiquement saisi ce moment décisif de l'œuvre fellinienne qui voit dans le basculement d'un régime spectaculaire – la liturgie catholique – à un autre – la gabegie médiatique – le début de l'impossibilité du cinéma). La preuve que les films existent, c'est que Jean-Paul Manganaro les a vus. Et, les ayant vus, en parle en amitié avec Jean-Louis Comolli, qui relance cet amour au nom d'une défense d'un d'un cinéma captif des pouvoirs obérant sa visibilité.
C'est que l'esprit du cinéma (fellinien – mais Federico Fellini est ici aussi le nom particulier d'une idée générique, l'art du cinéma) est encore là en l'absence des films résumés dans leurs extraits. A portée de main, dans le dévoilement de ses ruines (muettes et photographiques). Malgré le voilement exercé par la propriété lucrative dans la volatilisation de la bande-son et l'évanouissement de son mouvement technique, l'échange non-lucratif des mots arrive à faire glisser dans un battement digital les photogrammes dont les copies passent entre des mains amies, au bord d'un mouvement qui serait retrouvé, comme le temps dans La Jetée (1962) de Chris Marker. Le cinéma de Fellini retrouvé (et Jean-Paul Manganaro a bien raison de s'appuyer sur Marcel Proust pour qualifier le mouvement fellinien). Le cinéma dé-voilé, toujours déjà perdu et toujours retrouvé.
La romance serait le genre poétique approprié pour clamer l'amour du cinéma fellinien (et la romanité du genre résonne de celle de l'antique Rome). En même temps qu'elle ferait entendre la ritournelle, à la fois triste et combative (à l'exemple de celle composée par Richard Galliano pour l'accordéon), du voilement de la chair cinématographique (par appropriation lucrative) cependant doublé du dévoilement consolateur des fantômes, les revenants face auxquels se tiennent deux hommes, en amitié depuis le documentaire Toto, une anthologie (1979). Une levée des spectres dont l'évocation, qui est invocation, attesterait l'inaliénable esprit d'un art qui a été populaire. Et qui le serait encore pour autant que deux hommes se tiennent la main en invoquant les spectres afin de prolonger un peu cette parade cinématographique dont Federico Fellini (à qui – titre oblige – le film est dédié) fut le magicien et l'admirable instigateur.
Post-scriptum :
A Fellini, romance d'un spectateur amoureux de Jean-Louis Comolli ne représenterait-il pas idéalement le premier volet de cette contre-histoire tout aussi idéale, car brossant à rebrousse-poil l'histoire officielle du cinéma, et à laquelle fantasma un temps Jean-Luc Godard ? Soit la contre-histoire utopique « qui ne sera jamais faite [et qui serait] l'histoire des films vus, l'histoire des spectateurs qui ont vu les films » (in Introduction à une véritable histoire du cinéma, éd. Albatros-coll. « Ça cinéma », 1980, tome 1, p. 185) ?
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2 avril 2015