Le choix du petit
Déblayer nos terrains d’actualité, sortir des décombres de l’évidence la vérité, tracer le chenal qui ressemble à une clameur ouvrière, un four communal ou un rire d’enfant. La puissance com-mouvante des lignes de tact à l’œuvre dans les films de Peter Nestler se traduirait encore dans un choix du petit qui, on le sait, a été privilégié par Franz Kafka, Walter Benjamin et T. W. Adorno, avec les enfants, la vie quotidienne, les chemins, les petites gens, les résistances populaires locales, agraires et ouvrières. Un choix du petit esthétique autant que politique. « Le choix du petit écrit Miguel Abensour dans la postface de Minima Moralia, exprimerait une double postulation : déchiffrer l’expérience individuelle afin de la recouvrer contre les universels mensongers – et pour cela, séjourner auprès du particulier sans cependant s’y fixer, renvoyant ainsi à l’énigme d’un séjour qui ne soit pas un arrêt – ; avoir en vue, au-delà de la conservation de soi, un individu autre, la minuscule étant ici, contrairement à la coutume, le signe d’une insistance » (Minima Moralia, Ibid., p. 281).
Comprendre l’expérience individuelle en privilégiant le particulier contre les universels mensongers, séjourner auprès d'elle sans avoir à la fixer ; avoir en vue une autre idée de l’individu qui insiste contre ce qui le brutalise et le méprise : voilà ce qui participe à tendre les lignes de tact des films de Peter Nestler en expliquant ses simples et grandes puissances de commotion.
Mehdi Benallal y a d’ailleurs insisté lors de leur projection au Centre Pompidou le 23 février dernier à l’occasion d’une belle session des « Trésors du doc » co-organisée avec la BPI, la Cinémathèque du documentaire et les éditions Survivance qui viennent de concevoir un DVD des films de Peter Nestler contenant neuf titres. Il y a en effet dans ses films l’imprévisibilité des images et l’émerveillement malgré tout qu’elles traduisent de la part de celui qui en a fait l’empreinte. C'est ainsi que l'on peut reconnaître dans le réel ses deux faces (le réel est pire que ce que nous en croyons, il est meilleur que ce que nous en savons), autrement dit la fente, la fissure, la fêlure qui nous empêche de nous réconcilier avec lui.
« Par un refus intransigeant de l'apparence de réconciliation, l'art maintient cette utopie au sein de l'irréconcilié, conscience authentique d'une époque où la possibilité réelle de l'utopie — le fait que d'après le stade des forces productives, la terre pourrait être ici et maintenant le paradis — se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale. » (Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, éd. Klincksieck, 2001, p. 58).
Autres lignes de tac, antifascisme d'hier et d'aujourd'hui
(Von Griechenland – De la Grèce, 1965)
Von Griechenland a été le film de la rupture. Le premier film ouvertement politique de Peter Nestler, tourné en Grèce en 1965 avec Reinald Schnell et l’aide sur place d’un ami grec, Dimitri Marakas, a dérangé distributeurs et diffuseurs en Allemagne au point de contraindre le cinéaste à s’installer l’année suivante dans le pays de sa mère, la Suède, afin de pouvoir continuer à travailler. Peut-être auront-ils été terrorisés par un geste si fort et franc, qui pose les premières briques d’un documentaire sur quelques paysages humains pour tourner le dos à tout pittoresque, remonter avec célérité et intelligibilité le cours de l’histoire récente grecque, et faire l’archéologie du présent depuis laquelle penser le fascisme qui vient et construire en face un antifascisme conséquent.
Ces paysages maritimes et montagneux, ces gens de peu rencontrés, travailleurs du métal ou de la terre, c’est de l’histoire concrète, matérialisée, incarnée, sensuelle. L’histoire se voit mais ne se dit pas, c’est pourquoi il y faut une voix impersonnelle, c’est elle qui fera voir la consistance humaine des êtres et des choses. Une voix off trace alors son chemin avec une précision de menuisier, l’invasion mussolinienne en 1941 puis l’occupation allemande en 1943, l’armée populaire de libération et la guerre des partisans, les exactions des nazis et de leurs suppôts hitlériens locaux. La voix est instruite mais son instruction ne vient cependant pas de nulle part. Une vieille paysanne témoigne d’expériences et le narrateur a besoin d’elle pour raconter. La voix répète ainsi ce qu’elle a entendu, par exemple les souvenirs de la vieille femme de la campagne. Elle répète encore ce qu’elle a lu, par exemple la lettre d’une mère dédiée à son fils condamné à mort. C’est ainsi que l’on saisit mieux le marché de dupes dont a été victime l’armée populaire de libération nationale. En acceptant de rendre les armes au nom du désarmement nécessaire à la victoire de la démocratie, cette armée a été trahie en voyant le camp réactionnaire être réarmé dans le même mouvement, financé par l’État britannique puis, après la Seconde Guerre mondiale, par les États-Unis, en menant à une guerre civile entre 1945 et 1949 qui a sanctionné la défaite de la résistance.
Le pays de l’invention démocratique a donc été celui de sa trahison représentée par les anciens fascismes soutenus par les puissances occidentales anticommunistes. En 1965, la trahison peut être réitérée. La voix fait le récit de cette trahison qui est l’une des conditions du présent avec la persévérance des aspirations populaires à la démocratie, mais en prenant soin de montrer avec tact qu’elle ne vient pas de nulle part. Une femme qui se souvient et dont la voix est silencieuse ; une lettre de guerre et un arbre sous le vent barrant l’horizon : le tact consiste à montrer que la voix ne s’autorise pas d’elle-même mais des sujets de l’histoire dans le divers de ses expériences vécues, qu’elle parle pour autant qu’on a écrit, parlé et qu’on écrit ou parle encore. Pour autant que ça parle et que ça dise qu’en Grèce vue d’Allemagne l’antifascisme de 1965 s’origine dans celui de 1945 malgré les militaires armés en dollars. On ne l’a pas encore dit mais la voix est celle de Peter Nestler. Et la situation grecque parle en effet à un réalisateur né en 1937, qui fait du ferme refus du son direct l’assurance d’un hiatus dialectique entre le présent des luttes, l’archéologie de leur passé et l’incertitude de leur avenir. D’un côté, les slogans démocratiques et antifascistes sont dits par l’auteur du film comme s’il les faisait sien. Le ton reste neutre, sec mais c’est une forme de tact pour ne pas épaissir le trait d’une identification qui se perçoit dans les images, et les visages qui les illuminent. De l’autre, quand la voix se tait, le silence qui est fait en accompagnant les images les voile d’un troublant effet de résonance, lourd d’augures que seul peut voir le spectateur, telle la chouette de Minerve qui vient après coup et s’envole après le crépuscule des faits.
Von Griechenland est le film courageux d’une prise de position datée, c’est aussi un document d’époque qui fait voir avec l’histoire en marche ses fantômes qui peuplent la grise amnésie du présent. La destitution anticonstitutionnelle de Papandréou par le roi Constantin II sous la pression de l’armée a représenté, on le sait aujourd’hui, une étape cruciale dans le coup d’État de la junte militaire le 21 avril 1967 imposant la dictature des colonels. Jusqu’en 1974, les arrestations arbitraires, les tortures, les déportations et les exécutions allaient soustraire des images de 1965 les corps encore pleins et vivants de l’antifascisme qu’a filmé Peter Nestler avec empathie.
L’image est toujours celle d’une absence et les films qui ont le désir de se poser des questions d’histoire afin de faire l’archéologie du présent ont le tact de savoir qu’ils voient depuis le regard des absents, et qu’ils parlent depuis le chœur d’un peuple qui manque.
Autres lignes de tact, figures de la douleur tzigane
(Zigeuner sein – Être tzigane, 1970)
Peter Nestler tourne de plus en plus au mitan des années 1960. Ainsi, entre Ein Arbeiterclub in Sheffield et Von Griechenland, le cinéaste tourne Rheinstrom dédié à la situation des travailleurs du fleuve. En 1967, I Ruhromadet – Im Ruhrgebiet – Dans la Ruhr revient sur la mémoire des luttes antifascistes et des résistances au nazisme dans le bassin industriel de la Ruhr durant les années 1920 et 1930. En 1968, Peter Nestler tourne en Suède son premier film, Sightseeing, qui s'appuie sur un texte de Peter Weiss pour disloquer les clichés touristiques associés à un pays engagé à sa manière dans le conflit vietnamien. Y collabore sa compagne, Zsóka Nestler, qui s'occupe du son dans les films suivants. Deux autres films suédois suivent pour l'année 1969, Varför är det krig ? – Warum ist Krieg ? et I Budapest. Le premier propose un essai réfléchissant aux formes et causes de la guerre à travers diverses représentations (dessins, tableaux, gravures d'artistes connus ou non), tandis que le second raconte l'histoire d'un fabricant de paniers en Hongrie avant de revenir dans son pays natal, la Roumanie. Enfin, en 1970, entre l'Allemagne et la Suède, toujours aidé de Zsóka Nestler, ainsi que pour cette occasion de sa mère, l'écrivaine Birgitta Wolf, Peter Nestler tourne Zigeuner sein – Être tzigane consacré à la mémoire en lambeaux d'un peuple paria.
Si Warum ist Krieg ? est un film important dans l'œuvre de Peter Nestler, c'est parce que ce film-essai ouvre un espace nouveau offert à une vaste réflexion sur la représentation, timidement amorcée avec quelques dessins aperçus dans Von Griechenland pour s'imposer d'emblée dès l'ouverture de Zigeuner sein. Au début du film en effet, de grands dessins au fusain de la main d'Otto Pankok, un peintre affilié par les nazis à « l'art dégénéré », se superposent par terre en faisant succéder de puissantes figures expressives rencontrées par le peintre au début des années 1930 à Heinefeld dans les environs de Hambourg. C'est d'ailleurs dans la maison du peintre que Peter Nestler a enregistré le commentaire de Von Griechenland pendant que son hôte travaillait alors sur une gravure. Cinq ans plus tard, Otto Pankok n'est plus mais les images restent, dans les archives personnelles du peintre décédé en octobre 1966, qui constituent l'entrée en matière d'un film qui a le tact de montrer d'où s'origine son désir et comment il raconte autrement l'histoire de la lutte de l'art contre le fascisme.
Comme l'a résumé Theodor W. Adorno dans sa Théorie esthétique inachevée, la condition de l'art consiste, depuis son rapport étroit à l'histoire, dans « le souvenir de la souffrance accumulée » (opus cité, p. 359). La mémoire des souffrances tziganes est longue, depuis leur arrivée en Europe à la fin du Moyen-Âge jusqu'à l'avènement du nazisme en passant par un mépris actuel qui représente en soi le symptôme d'une continuité de la barbarie en dépit des discontinuités historiques. C'en est au point où il aura fallu relever d'autres noms, roms et sinté, pour dire la persévérance d'un peuple pluriel dont l'histoire a été plus d'une fois mutilée, blessée à mort dans les camps d'extermination. Pour cela, les dessins au fusain des années 1930 indiquent une voie qui se poursuit en 1970 sous la forme d'une enquête fouillée, dans le Burgenland en Autriche, à Straubing en Bavière, et puis encore à Munich, Francfort, Fribourg ou Düsseldorf, partout où la mémoire des violences de l'histoire s'incarne et se dit sans être reconnue comme telle par l'État.
Zigeuner sein est plus qu'un document exceptionnel sur une souffrance alors peu reconnue, dix ans avant le début d'une difficile reconnaissance publique : ici, les roms parlent et la synchronisation de l'image et du son leur appartient. Longtemps différé au nom d'une méfiance à l'égard du cinéma direct, le procédé s'impose enfin dans un film de Peter Nestler. Mais le procédé dispose de l'évidence : les roms parlent et leurs paroles sont de la roche volcanique. On comprend alors qu'elles ont eu le temps d'être travaillées pour pouvoir être décantées, reprises et apprises, maîtrisées par des témoins qui ne parlent pas à des reporters pressés mais des personnes en qui ils ont confiance et avec qui s'est construire dans la durée une relation que documentent les plans. L'énonciation tient alors les grondements de l'émotion au nom des exigences d'une description qui se prolonge dans les plans : la relégation sociale et le mépris se perpétuent. L'Allemagne de 1970 n'a donc rien appris de son passé. La honte continue, celle d'être allemand dans un pays qui persévère à faire d'un peuple maintenu dans sa condition de paria la prochaine victime de la crise économique, sociale et politique.
On sent dans Zigeuner sein la honte d'être allemand, vraiment. Une industrie compromise dans le nazisme ne verse aucune indemnisation de dédommagement aux rescapés d'une extermination à laquelle elle a participé. Honte. Le militant communiste, résistant au nazisme et survivant à la déportation, Hermann Langbein, fondateur du Comité International d'Auschwitz, essaie de l'expliquer : les sintis ou les roms contrairement aux juifs n'intéressent pas l'Allemagne parce qu'ils ne sont pas organisés, n'ont pas d'argent. Honte. Ce sont des vies qui restent encore superflus, en attestent les baraquements dans lesquels ils vivent et qui s'apparentent dans la vigueur accablante des raccords aux gravats de l'industrie concentrationnaire. La superfluité des survivants au nazisme est une victoire différée du nazisme, elle afflige à des milliers de kilomètres de là l'écrivaine suédoise qui finit par se taire. Elle songe peut-être à sa propre histoire familiale dont a hérité son fils qui en explorera presque quarante ans plus tard les tenants et les aboutissants en réalisant Tod und Teufel – La Mort et le Diable (2009).
Autres lignes de tact, la persécution et ses œuvres
(Flucht – Fuite, 2000)
Déblayer nos terrains d’actualité, sortir des décombres de l’évidence la vérité, en tracer le chenal qui ressemble à une clameur ouvrière, une tradition communale, un rire d’enfant. Ou bien la fuite d'un homme qui a répondu à la terreur de la persécution nazie par le tremblé des traces qui en témoignent encore aujourd'hui.
Après Zigeuner sein – Être tzigane, Peter Nestler continue son chemin qui ne préexistait pas à ses films. Le cinéaste varie ses sujets, notamment sur le plan historique, sans rien céder cependant à l'intransigeance du trait nécessaire à l'expression des lignes de tact. C'est-à-dire aux émotions qui nous font sortir de soi en ne disant pas je mais tout à la fois expriment toi et moi, on et eux, nous et vous. Über das Aufkommen des Buchdrucks – Om boktryckets uppkomst (1971) présente ainsi une histoire de l'imprimerie considérée comme un artisanat dont les savoir-faire qui ont disparu avec l'industrialisation sont malgré tout conservés comme des traditions politiques de résistance et de lutte pour demain. Fos-sur-Mer (1972) est le portrait du site industriel à 50 kilomètres de Marseille du point de vue non de ses profiteurs mais de ses travailleurs exploités, en particulier d'origine maghrébine. La même année, Peter Nestler réalise Bilder von Vietnam – Bilder från Vietnam qui met l'accent à l'aide des photographies de Thomas Billhardt sur un aspect méconnu mais important de la guerre impérialiste contre le peuple vietnamien, à savoir la destruction de sa civilisation ancienne. Deux ans plus tard, Lördags Chile – Chilefilm qui proposait de montrer aux jeunes spectateurs les raisons économiques et sociales de la dictature de Pinochet n'a jamais été diffusé par son commanditaire télévisuel. Die Folgen der Unterdrückung – Hur förtrycket slår et Mein Land – Mitt Land (Mi País) reviennent en 1981 sur la situation chilienne, en particulier pour ce dernier à partir d'œuvres d'exilés (gravures, tableaux, musiques) selon un principe de plus en plus reconduit depuis Zigeuner sein. Peter Nestler tourne ensuite d'autres films toujours posés au carrefour de l'histoire et des œuvres qui portent le témoignage de ses parts non réconciliées. Avec Gefährliches Wissen – Farlig Kunskap (1983), le savoir se montre et se raconte dans les tableaux et gravures d'artistes du 16ème siècle comme Albrecht Dürer, Matthias Grünewald et Hans Holbein le Jeune (et la musique de Bach jouée par Gustav Leonhardt, l'interprète du musicien dans le film que lui ont consacré en 1967 Danièle Huillet et Jean-Marie Straub). Avec Das Warten – Väntan (1985), 28 photographies racontent à partir de la mort de plusieurs mineurs de Basse-Silésie une situation peu connue mais caractéristique de l'antagonisme d'une rationalité retournée contre elle-même, dont les fracas irrationnels résonnent dans les dissonances des musiques d'Anton Webern et Arnold Schönberg employées. En 1988, Die Judengasse montre l'effacement toujours possible de l'histoire des juifs de Francfort, dont la présence remonte au Moyen-Âge, à cause du nazisme mais aussi des conséquences plus récentes et inattendues de la modernisation urbaine et de la valorisation patrimoniale.
Die Nordkalotte (1990) et Die Hasen fangen und braten den Jäger – Hararna fångar och steker jägaren (1994) explorent autrement les deux faces du travail de Peter Nestler, sur le versant d'un présent qui résiste à sa propre pente catastrophique et sur celui des rapports de l'histoire et de l'art dont les leçons méritent d'être ressouvenues dès lors que l'actuel sait se reconnaître dans l'inactuel. Le premier film montre en effet qu'à la surexploitation massive des milieux naturels du nord de l'Europe s'oppose la préservation de traditions qui maintiennent plus que folklore passéiste mais, en puissance, une autre histoire des rapports du travail humain et de l'environnement. Le second est quant à lui un audacieux film d'animation de sept minutes se proposant d'illustrer avec les propres dessins crayonnés au charbon de l'auteur un poème de Hans Sachs datant du 16ème siècle, qui raconte la leçon universelle des persécutés s'émancipant de leurs persécuteurs. La persécution est encore l'affaire de Flucht – Fuite tourné six ans plus tard mais selon un dispositif résolument original. Accompagné du peintre suisse Daniel Maillet, Peter Nestler a décidé de refaire le parcours de son père, Leopold Mayer. Ce peintre juif originaire de Francfort a fui l'Allemagne nazie pour le Luxembourg puis la France, en se réfugiant avec sa compagne Margarete Hoess dans le sud et en documentant avec ses peintures, notes et dessins qu'il a réussi prendre et à sauvegarder la persécution dont il a été la victime. La fuite et la survie sur une ligne de crête entre chien et loup pour reprendre le titre d'une peinture dont le motif court obscurément dans toute l'œuvre.
Comme on l'imagine, le parcours accompli n'a rien du pèlerinage commémoratif. S'il s'agit d'un retour, il ne s'accomplit qu'à la mesure de trois régimes d'images qui en stratifient les traces. Les œuvres de Leopold Mayer sauvées du désastre en portent l'empreinte quand son travail d'avant 1939 a été largement détruit. C'est pourquoi Peter Nestler les cite comme des survivances, des traces de luttes faites pour certaines à la plume de poule. Et c'est pourquoi, également, le cinéaste montre les toiles et dessins faits par Daniel qui revient sur les pas de son père, de Vanves à Saint-Rémy-de-Provence, des Milles à Rivesaltes, du Cher aux Cévennes et retour dans le sud après que le gouvernement de Vichy ait laissé place à l'occupation nazie. Les plans accueillent ainsi les représentations du père et du fils dans une construction temporelle joignant la constellation au palimpseste, tout en recueillant sur la route et dans les villages les rencontres de hasard avec ceux qui ont aidé le fuyard. L'alternance des voix off appartenant respectivement au narrateur du film et au peintre dont il reconstitue le récit, mais aussi les vieux partisans et les réseaux de solidarité montés par la communauté protestante, mais encore les harkis qui ont autrement éprouvé l'existence de misère dans le camp de Rivesaltes, tout cela sert à paver le chemin en épaississant le présent de l'hétérogénéité des histoires et des œuvres de la persécution. La petite caméra numérique et la couleur donnent alors au film une évidence et une simplicité qui, cependant, ne contredisent pas la profondeur com-mouvante de ses lignes de tact.
Parlant un joue de Mülheim / Ruhr, Jean-Marie Straub y a vu un matérialisme historique aussi indiscutable que celui qui est au travail dans le cinéma de Kenji Mizoguchi. Il évoquait alors précisément L'Intendant Sansho (1954). C'est à ce même film que l'on pense quand, vers la toute fin du film, Daniel repense à son père décédé en 1988 et à la terreur logée par les nazis en lui, si profondément enfouie et indicible qu'il n'avait plus jamais remis les pieds en Allemagne et qu'il n'avait jamais renoué non plus avec le nom de son père à la différence de son fils. Nous sommes alors sur des hauteurs montagneuses, le profil droit du peintre se détache nettement du fond de pierre à gauche qui, à droite, s'ouvre sur de vastes montagnes qu'absorbe au loin une bande de brume et de lumière qui s'écoule dans leur creux. Il faut donc un plan pareil, qui se tient de surcroît dans le refus de toute ostentation, pour que l'évidence soit celle d'une com-motion. La puissance com-mouvante du plan ne consiste pas à indiquer que le passé est le passé et que le temps de la réconciliation est enfin venu. Au contraire, la terreur est avec la peinture l'autre part de l'héritage paternel. Le fils dit ressentir ainsi la « via crucis » du père : « in osmosi ».
La persécution ne cesse pas, profondément ancrée. Entre chien et loup. Hystérésis de la terreur qui a ses œuvres de persécution et de témoignage, de résistance et de survivance, par exemple celle que ramasse la première peinture faite dans le temps d'après, ce temps blessé qui, depuis, dure toujours : « La danse des internés ».
Autres lignes de tact, l'héritage familial et sa part maudite
(Tod und Teufel – La Mort et le Diable, 2009)
« Les rêves les plus amples de l'ancien, les rêves encore brumeux, ne sont pas aussi les plus sûrs. Car en leur nom s'est installé leur exact opposé, l'opposé non pas de la brume, mais du rêve. Mais faut-il pour cette raison jeter le germe avec l'enveloppe ? Est-ce qu'au contraire le germe de rêve, correctement dégagé et transformé, ne dément pas la monstrueuse falsification que les nazis ont fabriquée grâce à l'enveloppe brumeuse ? » : c'est une question que, parmi d'autres, Ernst Bloch se pose quand il publie en 1935 depuis son exil suisse à Zurich Héritage de ce temps (éd. Klincksieck-coll. « Critique de la politique », 2017, p. 118). C'est une question à laquelle on pense devant Tod und Teufel comme si son auteur se l'était également posé quand, à partir des notes, films de famille et photographies accumulés dans le legs familial, il raconte l'histoire du comte Eric von Rosen, né en 1978 et mort en 1948, aristocrate suédois et riche propriétaire d'un château côtoyant un lac et une forêt, aventurier et scientifique amateur, chasseur et explorateur, ethnographe et naturaliste, qui a donné en 1918 un avion à l'armée finlandaise contre-révolutionnaire et a eu pour beau-frère le nazi Hermann Göring marié avec une sœur de son épouse en 1923, qui a écrit en 1934 un livre défendant le distinguo entre bons et mauvais juifs et a été invité au congrès du parti nazi l'année suivante. Eric von Rosen, le grand-père de Peter Nestler.
Dans son tout premier film tourné en 1962, Am Siel – Au bord du chenal, la voix off appartient au chenal lui-même et certains s'en étaient alors émus en refusant, crispés, le droit à l'allégorie de poétiser l'héritage de ruines qui restent de la glorieuse métabolisation des rapports entre le travail et la nature. Presque un demi-siècle plus tard, ce n'est plus le chenal qui dit je mais le narrateur, autrement dit Peter Nestler lui-même, exceptionnellement, à notre connaissance pour la première fois dans son cinéma. Il aura donc fallu s'autoriser de ses propres acquis obtenus dans la pratique d'un métier comme celui d'un artisan. Déjà avec la réflexion développée à partir de l'œuvre des autres comme les dessins au fusain grand format d'Otto Pankok dans Zigeuner sein (1970), au terme duquel apparaît d'ailleurs la mère du cinéaste, Birgitta Wolf, l'une des filles du comte Eric von Rosen. Mais aussi avec le privilège accordé aux gravures d'Albrecht Dürer et ses contemporains dans Gefährliches Wissen – Farlig Kunskap (1983) puisque le titre, Tod und Teufel, soit La Mort et le Diable est justement inspiré de Ritter, Tod und Teufel (Der Reuther), une gravure célèbre de Dürer remontant à 1513. L'allégorie a divisé les historiens d'art et les divise encore ses interprètes, les uns qui y verraient un soldat brigand emporté à son corps défendant dans une chevauchée infernale, les autres qui y reconnaîtraient plutôt la figure du chevalier chrétien qui triompherait à la fois de la Mort et du Diable.
Du titre de la gravure à celui du film, le chevalier a disparu et ne restent plus que la Mort et le Diable. C'est à se demander alors si l'aventurier suédois qui s'est sûrement rêvé chevalier des temps modernes digne des temps anciens n'a pas été sans le savoir le Diable au seul service de la Mort.
Au début de Tod und Teufel, de sa voix grave et sûre, presque sévère qu'on lui reconnaît désormais, Peter Nestler place à partir de la deuxième photographie citée de l'héritage familial le portrait d'Eric von Rosen sous le signe de la svastika, symbole qu'il s'était lui-même fièrement approprié, et cela longtemps avant les nazis en s'inspirant des peuples comme les vikings qui célèbrent les chasseurs ne craignant pas la mort. L'extrait d'un petit film de famille autorise ensuite le narrateur à dire je, quand il explique que l'une des petites filles du comte est sa mère, qu'il a longtemps refusé de faire un film au sujet de son grand-père en raison de sa « trajectoire au bord de l'abîme ». Entre chien et loup. Mais les questions pressent toujours plus et la quête des réponses en est devenue incontournable. Voilà donc où se se situe le moi de l'auteur, pas davantage, pas ailleurs. Pour le reste, pendant moins d'une heure, Peter Nestler utilise les archives de son grand-père et, à la seule exception de quelques plans tournés dans le musée ethnographique de Stockholm présentant des peaux tannées d'antilope portées par les femmes batwa de la région africaine des Grands Lacs, seules les photographies prises par Eric von Rosen et son ami le botaniste Robert Fries constituent le matériau visuel du montage. Tod und Teufel tire ainsi d'une narration rétrospective des effets analytiques éclairant comment de vieux rêves, une fois désépaissie la brume de l'inconscient les entourant, se montrent alors comme ils sont vraiment, à savoir comme les cauchemars de l'histoire dont le présent hérite, catastrophé et sans testament.
Déblayer nos terrains d’actualité, sortir des décombres de l’évidence la vérité, tracer le chenal qui ressemble à une clameur ouvrière, un four communal, un rire d’enfant, un dessin traçant le visage de ceux qui fuient la persécution. Ou bien encore le sourire victorieux de celui qui pense travailler pour la science et l'histoire et qui œuvre en réalité pour la mort. En Russie, huit cadavres d'ours sont alignés à ses pieds, le chasseur tenant dans ses bras l'ourson rescapé, Mischa, qu'il a ramené dans son château pour le bon plaisir de ses enfants. En Rhodésie, il regrette d'avoir dû abattre le petit de l'éléphant puisque les participants d'une chasse ne sont autorisés à tuer que deux éléphants seulement. La chasse est close et son héros déçu. Dans la province du Gran Chaco partagée entre la Bolivie, le Paraguay, le Brésil et l'Argentine, la photographie d'un alligator mort succède naturellement à celles des survivants d'un génocide perpétré par les autorités coloniales contre les tribus amérindiennes. Au Congo belge, les membres amputés des autochtones récalcitrants au travail forcé ne forment que la partie émergée d'une réalité saturée des millions de cadavres du génocide commis au nom du bon roi Léopold II. Eric von Rosen croit tenir la ligne entre chien et loup, il devine bien l'horreur mais sait aussi la nécessité dans l'enfer pavé des bonnes intentions des missions consistant à tailler dans la barbarie pour y tracer la voie de la civilisation. Eric von Rosen ignore qu'il se trouve non seulement au cœur des ténèbres, mais qu'il est également l'un des acteurs de l'enténébrement blanc, qui se poursuit ailleurs, par exemple en creusant les mines de diamant de Kimberley en Afrique du sud.
« Notre héritage n'est précédé d'aucun testament » : le ver est de René Char, issu de ses Feuillets d'Hypnos (1946) et sa portée aphoristique est telle que la citation a été place par Hannah Arendt en exergue de La Crise de la culture, ce recueil de textes écrits entre 1961 et 1968 et publié en France en 1972. On le découvre maintenant mais Peter Nestler a depuis le début, dans le dos de ses propres images, les images de son grand-père qui en représentent la négation. Ses images n'ont pas d'autre condition alors qu'une horrible précession qu'il faut assumer afin moins de s'en libérer que de savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va. L'héritage familial s'exerce ainsi en conditionnant un désir d'images qui a pour fond le versant obscur de la dialectique de la raison qui se raconte dans tous les films qu'il a réalisés à partir de Am Siel en 1962. Il n'y a pas d'autre désir, alors, que de sauver les images de la chaîne des images qui les précèdent et qui est celle d'une catastrophe dont le progrès est l'un des noms comme le rappelle Walter Benjamin en se ressouvenant entre chien et loup de l'Angelus novus (1920) de Paul Klee, dans la neuvième partie de ce testament que sont ses vingt Thèses sur le concept d'histoire (1940). Le fascisme est ce qui est toujours déjà là, derrière soi, ses images en amont des autres à venir et dont l'avenir sera l'antifascisme ou ne sera pas. À cet égard, Tod und Teufel est le parfait symétrique de Flucht – Fuite, autrement dit son double obscur. L'héritage que ne précède aucun testament est bien dans les deux films le produit d'une réappropriation après coup qui fait sentir au présent la terreur et la persécution passées, mais cependant pas aux mêmes endroits de l'humanité. Le grand-père de l'un ne ressemble en rien au père de l'autre, Eric von Rosen diffère radicalement de Leopold Mayer, le premier n'est pas comme le second celui qui a fui l'horreur mais, au contraire, celui qui participe sans le voir, l'imaginer et se le dire ainsi, à la faire advenir.
Toutes les techniques et toutes les disciplines, tous les appareils et tous les dispositifs, chasse et photographie, naturalisme et ethnographie, convergent en ce point désastreux : les conquêtes coloniales et impériales du monde disputé par les puissances rivales occidentales ont préparé le terrain à l'avènement des totalitarismes. Hannah Arendt l'a démontré dans Les Origines du totalitarisme (1951). Aimé Césaire l'a écrit au même moment dans son Discours sur le colonialisme (1950), en montrant comment, au nom de la science, du progrès et de la civilisation, le civilisateur s'est abruti en décivilisant à tour de bras. L'esprit absolu valorisé au début du 19ème siècle par Hegel est aussi une entreprise de mortification, le maître de Karl Marx ne l'ignorait pas. Comment l'occident s'est abêti en triomphant dans le monde entier, voilà le sujet, préparant en toute bêtise le jour où le cœur des ténèbres se déplacera des lointaines Afrique et Amériques pour lui revenir en plein milieu du visage, à l'endroit même où il est né, en Europe : « On s’étonne, on s’indigne. On dit : ''Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera !'' Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. » (Présence africaine, 1955, p. 12).
La photographie n'est pas, n'est plus, n'a jamais été une technique innocente. Pas davantage l'ethnographie ou les rêves d'aventures et d'exploration, les romans de Jules Verne et ceux de Rudyard Kipling, les imaginaires du continent noir, du chevalier qui ne craint ni le diable ni la mort, comme du fardeau de l'homme blanc. C'est, pour parler comme le Michel Foucault des Mots et les choses (1966), une même épistémè, autrement dit le cadre général d'un ensemble de savoirs caractérisant une époque donnée, qui a donné le rationalisme et l'impérialisme, les Lumières et le communisme, l'industrialisme et le nazisme. La raison est ce qu'il faut sauver d'elle-même parce que la modernité est à elle-même son propre antagonisme, divisée entre enfer et utopie. Le nazisme n'est pas l'exception aberrante d'une logique épistémique et historique, mais l'acmé de ses pires tendances autodestructrices, l'effondrement de la raison au nom de la rationalité. C'est le socle, le sol, le fond à partir duquel Peter Nestler fait des images et elles n'ont pas d'autre vocation que de rédimer ce qui peut l'être. Derrière soi, il y a les images de la raison contre elle-même. Devant, les images qui tentent malgré tout de retourner le retournement pour comprendre, ne pas reproduire, voir ce qu'il y a à sauver et ouvrir encore du possible. S'il a fallu des années pour mûrir un pareil projet, il faut cependant aller vite, la Mort n'attend pas, pas davantage le Diable qui gît dans les détails.
L'héritage des archives visuelles familiales n'a été précédé d'aucun testament. Le testament est donc à construire après coup, ce sera l'affaire du montage qui n'a nul besoin de condamner ou de se repentir des crimes des aïeux pour montrer que les images d'hier valent pour des preuves se retournant rétroactivement contre leurs auteurs (comme chez Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, comme chez Andrei Ujica). Le montage narratif et analytique a ainsi des lignes de tact qui concluent sur cette interrogation com-mouvante : « Il aurait pu suivre un autre chemin. ». En 1936, le deuxième fils d'Eric von Rosen, Carl Gustaf, a combattu en Éthiopie contre les exactions commises là-bas par l'armée de Mussolini et son père a réclamé alors une protestation de la part du gouvernement suédois qui n'est pas venue. Deux ans plus tard, l'invasion de la Tchécoslovaquie a signifié pour le comte la fin de la croyance dans les grandeurs du nazisme mais, comme Peter Nestler le raconte, la protestation n'a pas dépassé le cadre de la sphère privée. « Il aurait pu suivre un autre chemin. » : le conditionnel est ce qu'il reste au petit-fils pour penser encore à son grand-père comme à un être humain dont l'existence ne se réduirait pas à n'avoir été que le seul jouet des événements.
Eric von Rosen est mort en 1948, son petit-fils avait alors onze ans. Quatorze ans plus tard, il tournera son premier film, l'histoire d'un chenal qui dit je et parle depuis les ruines de son royaume, après la fin de l'histoire qui n'est que la fin de son histoire. Il a depuis réalisé une cinquantaine de films, parmi les plus importants d'Allemagne mais pas toujours les mieux vus. Après Tod und Teufel, Peter Nestler a réalisé en particulier deux autres films. Liknelsen om Sadden – En Berättelse ur Bibeln (2011), un film de six minutes tourné par sa propre fils, Zoltan Nestler, qui pense par montage la situation d'un agriculteur suédois d'aujourd'hui à partir de la parabole du semeur de l'évangile de Paul. Die Hohlmenschen (2015) est un film de quatre minutes qui, à partir d'une nouvelle d'Etgar Keret, d'une musique d'Alban Berg et des dessins du cinéaste, réfléchit au malaise des survivants.
Peter Nestler travaille en ce moment sur un nouveau film, toujours prêt à éclaircir avec tact et rigueur ce qu'il y a de ténèbres dans nos vieux rêves de libération. « Les rêves les plus amples de l'ancien, les rêves encore brumeux, ne sont pas aussi les plus sûrs. Car en leur nom s'est installé leur exact opposé, l'opposé non pas de la brume, mais du rêve. ».
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24 février - 1 avril 2020