Les violences policières, si elles sont filmées, notamment par ses victimes, manquent encore d'être vues. C'est l'invu des violences policières qui invite à parler en les donnant à voir et à revoir et, ainsi, à les penser. Pour cela Un pays qui se tient sage vaut la peine d'être vu quand il essaie d'être face à la Méduse des violences policières l'équivalent du bouclier d'Athéna. Mais la peine aurait pu l'être davantage encore en ne cédant ni sur le recours à des limitations problématiques de la focale adoptée, ni sur le réflexe roué de l'efficacité qui obscurcit l'effort de pensée plutôt qu'il ne l'éclaircirait.
Le droit du plus fort de taper fort
« Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit » : ainsi a parlé Emmanuel Macron le jeudi 7 mars 2019 lors d’une réunion du grand débat national à Gréoux-les-Bains, dans les Alpes-de-Haute-Provence qui a été organisé en réponse stratégique au mouvement social des Gilets jaunes. Quand il s'incarne dans la parole du président de la République, le déni est non seulement institutionnalisé mais, de surcroît, il pousse un État de droit dont son chef est l'éminent représentant à s'abandonner à une dérive autoritaire dont les symptômes se déploient aussi dans le champ symbolique du vocabulaire. Le problème n'est cependant pas strictement lexical mais fondamentalement politique quand les effectifs de la police et de la gendarmerie sont mobilisés pour défendre un État de moins en moins soucieux de défendre l'intérêt général et de plus en plus acquis à la protection renforcée des intérêts particuliers du bloc bourgeois.
Quand un État de droit ne tient plus que par les cordons de sa police, le droit ne se réduit alors qu'à être l'expression nue de la brutalité autorisée et de l'impunité organisée. Le droit demeure celui du plus fort et son droit est aussi de taper fort. La violence fondatrice de l'État moderne est devenue la violence conservatrice de sa reproduction comme État bourgeois et le droit qui est le texte de sa légitimité en consacre le consensus. La démocratie nomme le processus inachevé et constituant qui ne consiste pas tant à respecter l'ordre républicain qui est celui de l'État régalien et ses institutions comme les élections au suffrage universel qu'à discuter radicalement des formes d'une société juste. La police sert aujourd'hui l'État à contenir brutalement les aspirations démocratiques et les demandes de justice sociale et la brutalité policière qui accompagne sa dérive autoritaire rappelle ainsi à quel bloc social profitent ses institutions.
Les violences policières ne disparaissent pas de l'espace public en ne les nommant pas. C'est pourtant le credo nominaliste du président relayé par tous ses affidés au nom du consensus subsumant la question démocratique sous l'hégémonie néolibérale. Les violences policières réapparaissent dans l'espace public qui n'est plus celui de la publicité bourgeoise (Jürgen Habermas) mais un espace oppositionnel (Oskar Negt) dès lors qu'il y a des preuves pour en témoigner, notamment sur le plan visuel. C'est le credo par l'image, son témoignage et ses commentaires défendu quant à lui par le journaliste David Dufresne qui, depuis décembre 2018, recense sur son compte Twitter et pour Médiapart les témoignages filmés des violences policières exercées à l'encontre des manifestants, particulièrement les Gilets jaunes.
Un pays qui se tient sage est son premier documentaire pour le cinéma et, dédié à la visibilité des violences policières et leur discussion démocratique, il a déjà réussi à obtenir un consensus certain de la part des critiques issus des organes de presse qui ont pourtant longtemps et largement minimisé ou sous-estimé la question même des violences policières.
De l'invu au royaume des aveugles
L'intérêt principal d'Un pays qui se tient sage réside sensiblement dans le déplacement stratégique du champ de circulation et de diffusion des témoignages vidéo pris par des amateurs munis de smartphones dans l'espace de la projection cinématographique. Aux petits écrans numériques tactiles ou à ceux de l'outil informatique succède ainsi l'écran de cinéma et la différence est en effet sensible, esthétiquement décisive. La perspective adoptée est à double foyer, la question des menaces démocratiques caractérisant l'inflation des violences policières se redoublant de celle de leur visibilité dans l'espace public et leur critique permise par la démultiplication des petites caméras numériques.
D'un côté, David Dufresne propose le montage original d'images prises sur le vif dégraissées du formatage télévisuel qui peut en accompagner quelquefois la diffusion en en rabotant la portée, de fait respectueux de leurs auteurs remerciés dans le générique-fin et dûment payés pour le matériel utilisé. De l'autre, le réalisateur offre ces images à la discussion des intervenants invités à en réfléchir, parfois seul, parfois à deux, les présupposés comme les effets. Revenir sur ces visibilités consiste ainsi à leur donner ce statut d'images qui convoquent, parfois difficilement, la sensibilité en requérant malgré l'insoutenabilité qui peut les caractériser un effort de pensée les sauvant des flux médiatiques à l'époque des chaînes d'information en continu qui les noient dans l'abstraction d'une équivalence généralisée.
Les captations des violences policières sont des images dures, qui demeurent des images difficiles à regarder même si on les a déjà vues. Revenir sur elles en les soustrayant des chaînes de l'échangisme commercial qui les astreint à la qualité stricte de marchandises c'est manifester ainsi le désir de s'y arrêter pour tenter de les penser, de les repenser à nouveaux frais. C'est vouloir les revoir et les démonter pour les remonter en cinéma et réfléchir à leur qualité d'invu en particulier. L'invu qui n'est pas l'invisible nomme pour Marie-José Mondzain l'archive qui reste en attente d'une discussion sur son sens entre ceux qui la produisent et ceux qui la reçoivent, dans l'attente de plus d'un regard et de leur confrontation. « Une telle situation de décidabilité du sens suppose que l'image elle-même est fondamentalement indécise et indécidable » (L'Image peut-elle tuer ?, éd. Bayard, 2002, p. 37).
Il y a quelques moments où David Dufresne satisfait en effet aux exigences dialectiques de ce retour aux images pour les arrêter et les discuter et ces séquences se jouent respectivement aux deux bords de la parole qu'il a sollicitée pour les besoins de son film, parole de Gilet jaune (Mélanie Ngoye-Gaham) et parole du sociologue (Fabien Jobard). La parole sociologique analyse en regardant les images qui sont projetées face à elle la ritualisation réciproque des violences antagonistes entre les manifestants qui se retiennent de lyncher les policiers à terre et ces derniers qui se retiennent de leur tirer dessus. Elle est tout aussi brillante en relevant ailleurs la pression idéologique exercée par Vladimir Poutine sur Emmanuel Macron lors d'une rencontre au sommet en distinguant ainsi le régime préventif incarné par le président russe du régime répressif représenté par le second.
L'intelligence des paroles savantes est un pari relevé avec d'autres intervenants à l'instar de la juriste Monique Chemillier-Gendreau et du sociologue Sébastien Roché. L'émotion qui n'est pas moins chargée en lucidité appartient aux paroles populaires, celles de Mélanie Ngoye-Gaham demandant qui est violent quand la violence est déjà économique et sociale. Paroles encore des mères, celle d'un Gilet jaune éborgné et celle d'un lycéen humilié, à genoux les mains sur la tête, qui offrent avec leurs figures les remparts de la dignité face à l'indignité de l'État. Paroles, enfin, des éborgnés eux-mêmes qui savent qui au royaume des aveugles de la violence policière en sont les rois.
Pas vue l'ambivalence des images
L'invu des violences policières donne à parler en faisant voir et en donnant à revoir. Pour cette raison Un pays qui se tient sage vaut la peine d'être vu quand il essaie d'être face à la Méduse des violences policières l'équivalent du bouclier d'Athéna. Mais la peine aurait pu l'être bien davantage en ne cédant ni sur le recours à des limitations problématiques de la focale adoptée ni sur le réflexe roué de l'efficacité qui obscurcit l'effort de pensée plutôt qu'il ne l'éclaircirait.
Les problèmes intrinsèques à Un pays qui se tient sage sont de plusieurs ordres en surgissant de part et d'autre de l'écran qui, dans le film, projette les images des violences policières et des spectateurs qui se retrouvent face à elles pour en parler. Côté intervenants par exemple, l'écrivain de science-fiction Alain Damasio a des inflexions deleuzo-foucaldiennes qui sont des affectations dont les manières empâtent la pertinence du propos aux limites de la minauderie. Aussi, la parole plus ou moins saturée de corporatisme des représentants des syndicats de police est souvent cantonnée à la fausse dialectique des figures repoussoirs. La confrontation réglée entre les uns et les autres à l'instar du journaliste Taha Bouahfs apparaît trop souvent comme un petit théâtre biaisé et schématique simplifiant à l'extrême la nécessité d'une discussion démocratique qui ailleurs ferait défaut. Le montage des vidéos et des plans tournés après coup sur les sites où elles ont été prises suggère un effacement des traces du crime tout en souffrant de servir surtout d'effet d'écriture stylé. Plus contrariant, les gros plans serrés et fébriles des témoins sur fond noir bouchent également l'émotion en oubliant l'espace et la distance nécessaires pour la laisser respirer en donnant un peu de champ et d'air aux spectateurs qui en sont les destinataires.
Dans le champ de la parole, les moments de la parole populaire soucieuse de dignité et de la parole savante désireuse d'une analyse concrète et circonstanciée des images sont finalement minoritaires quand règne majoritairement la focale courte des renchérissements émotionnels des indignations aussi rassurantes que l'essai plein de bonne conscience du sympathique Stéphane Hessel. Du côté des images, le tort est peut-être plus grand encore quand les images des mutilations réelles sont plus difficiles à regarder et supporter en raison même de cet amplificateur qu'est le dispositif cinématographique. Répéter alors la même image de la perte d'une main est d'une brutalité radicalement contradictoire avec la critique des violences policières. « Une classe qui se tient sage » : l'obscène parole du policier filmant la jouissance de l'offense faite aux lycéens de Mantes-La-Jolie est répétée trois ou quatre fois comme s'il y avait un intérêt à enfoncer le clou avec sa tête. Pourquoi donc réitérer les preuves de l'immonde sinon pour capitaliser sur une puissance d'affecter qui, entretenant la colère nécessaire pour se révolter, peut toujours se renverser également en affection qui livre son sujet à la sidération, l'étourdissement et l'impuissance ?
C'est l'ambivalence des vidéos qui peuvent témoigner en servant de preuves que tentent de restreindre des projets de lois favorables à l'impunité des auteurs de violences policières. Et qui sont aussi des images qui affectent leurs spectateurs en entretenant possiblement leur impouvoir et cette ambivalence qui aurait dû être au cœur du film de David Dufresne en représente la part ignorée quand elle n'est pas forclose. La critique des usages et mésusages de l'affection dans le registre de la représentation remonte au moins à Nietzsche face aux opéras de Wagner et, après lu, Walter Benjamin a su en son temps distinguer dans le champ de la modernité artistique l'Erfahrung (l'expérience qui transporte hors de soi, qui se transmet et fait récit en ouvrant à la discussion) de l'Erlebnis (l'expérience vécue qui retient en soi et y reste). Un pays qui se tient sage aurait ainsi gagné en lucidité à méditer de telles leçons plutôt que d'inviter ses figures savantes (plutôt que ses figures populaires significativement - les partages hiérarchiques insistent malgré le différé des nominations) à disserter comme au bac de philo la sentence de Max Weber sur la revendication étatique du monopole de la violence légitime.
La cécité à l'estomac
Enfin, le tort d'Un pays qui se tient sage touche même à l'auto-éborgnement quand la focale est si courte qu'elle se limite au mouvement social des Gilets jaunes. Pas un drapeau rouge, pas un drapeau noir, pas un drapeau rouge et noir. On se demande même s'il n'y a pas une sorte d'ironie plus ou moins bien négociée à ne laisser apparaître le sigle de la CGT qu'en étant uniquement attribué à un représentant syndical du ministère de l'intérieur. Comme si les violences policières tout autant que leurs captations vidéo avaient seulement démarré en novembre 2018 alors que l'actuelle doctrine policière est opératoire au moins avec la répression des cortèges syndicaux lors des manifestations contre la « loi Travail » ou « loi El Khomri » de mars 2016, déjà marquées par des tirs de LBD et de nombreuses vidéos pour en témoigner. Pour rappel, le lanceur de balles de défense est classé matériel de guerre de catégorie A et la CGT aux côtés d'autres organisations et associations a saisi en octobre 2019 la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) pour en interdire l'usage.
Cette déconnexion est non seulement désastreuse politiquement parce qu'elle participe à renforcer l'écart entre les mouvements sociaux que de nombreux militants ont tenté de combler depuis deux ans, qu'ils soient habillés d'une chasuble rouge ou d'un baudrier jaune. Mais ce décrochage témoigne encore d'une généalogie rompue des violences policières que rattrapent bien peu l'évocation de l'étatisation historique de la police par le gouvernement de Vichy ou d'autres références données entre autres par un vieil homme dans la rue parlant de la Guerre d'Algérie et par Taha Bouhafs expliquant à un représentant syndical des fonctionnaires de police le laboratoire des violences policières qu'ont été et sont encore les quartiers populaires.
L'évocation de Malik Oussekine comme de Zyed Benna et Bouna Traoré est expédiée bien vite en apparaissant de fait comme un repentir fautif au lieu de servir à instruire l'historicité d'une violence policière qui passe aussi par la gestion néocoloniale des quartiers populaires et la paupérisation des petites classes moyennes découvrant qu'elles sont devenues superflues pour le capitalisme contemporain, incorporées dans le « devenir-nègre » dont parle aujourd'hui Achille Mbembe. On pourrait encore citer les noms de Rémi Fraisse et de Steve Maia Caniço qui tombent en l'absence de toute problématisation contextuelle, en particulier concernant la lutte des zadistes. Un pays qui se tient sage est forcément aveugle quand, en ne réfléchissant ni à l'ambivalence des images ni à la généalogie de l'actuelle violence policière, son auteur pratique au nom d'une certaine idée d'un cinéma coup de poing, qui est une bien piètre idée du cinéma (à moins de fendre les crânes comme Sergueï M. Eisenstein mais là on n'y est vraiment pas), l'auto-éborgnement par surdétermination d'un mouvement social au détriment des autres.
En fait, on s'étonne vraiment de la faiblesse proprement cinématographique d'Un pays qui se tient sage dont l'écriture documentaire sacrifie à des automatismes qui mériteraient autant d'être repensés, discutés et critiqués que ceux qui participent du côté du pouvoir à ne pas vouloir entendre parler de violences policières. Cette faiblesse a trop souvent affecté le cinéma dit militant qui, en vertu supposée et jamais vérifiée de l'efficacité politique du message à transmettre, s'ingénie à sacrifier les spécificités du médium employé en usant de procédés discutables et indiscutés. La cécité est entendue côté policier, elle était attendue avec ses représentants dûment mandatés, c'est moins le cas du côté du documentariste qui s'aveugle de croire que (faire) voir consisterait aussi à estomaquer le spectateur. À l'écran c'est une cécité qui se voit et qui fait mal autrement.
2 octobre
2020