"A Lua Platz - Prendre place" (2018) de Jérémy Gravayat

Le taudis à fleur de peau

A Lua Platz documente avec le bidonville à la fois le côté pile du rapport de force et la face subjective de son investissement militant et politique. Le film de Jérémy Gravayat indique ainsi qu’il y a un monde du droit peuplé à foison de sans-droits et qu’il y a aussi un autre monde possible et toujours déjà là dont l’histoire parallèle est une histoire peu vue et mal dite, une histoire française mais pas franco-française de la solidarité et de la dignité bien plus que de la pauvreté.

 

Une histoire diagonale et clandestine de la vie bonne et digne peut assurer la relève de l’histoire du bidonville en Seine-Saint-Denis dont la construction dure depuis un demi-siècle en reliant La Courneuve avec la Roumanie.

 

A Lua Platz dédie ainsi la fleur épidermique de ses archives de cendre et de limon à un département qui retrouvera le sens de son histoire en faisant honneur à tous ses habitants, c’est-à-dire en leur faisant bonne place.

 Une petite musique dans la nuit

 

 

 

 

 

Deux hommes dans une voiture, dehors est à la nuit. L’habitacle éclairé du véhicule accueille un dialogue d’exilés comme un secret. Le filet maigrelet d’une vague mélodie s’écoule du haut-parleur d’un téléphone portable. On s’accorde alors dans une veille ralentie par la fatigue à y reconnaître la possibilité d’une berceuse. Au bout de quelques secondes, la musique aigrelette révèle sa triste origine : il s’agit de l’indicateur du 115, numéro vert du Samu social. Les exilés sont Cristian Damian et Iulian Minzat, ils viennent de Roumanie et habitent La Courneuve. Leur dialogue d’exilés prend de fait un tour à la fois fantaisiste et clandestin qui appartient à ceux qui ont encore en secret le cœur à rire de l’ironie d’une situation qui n’est à l’avantage ni des gens dans la galère ni des institutions dont les insuffisances y participent activement.

 

 

 

Dialogue d’exilés, la clandestinité est leur destin secret sans cesser de se vivre également comme une comédie. C’est en effet la tragédie des êtres à qui échoit la blessure fautive d’être né au mauvais endroit et c’est aussi la comédie des mêmes qui savent rire en secret d’une faute impropre projetée sur eux comme un masque de douleur retournant sur les autres les défaillances propres d’un ordre social ainsi pris à défaut.

 

 

 

A Lua Platz se tient à cet endroit où la douleur de l’exil prolongée dans le malheur de la précarité n’épuise de plaisanter ni de ses causes extérieures ni de ses effets intériorisés. L’endroit où se tient droit le film en documentant la rectitude des êtres filmés qui dans la durée sont devenus des amis est la zone une mélodie triste à pleurer peut encore faire doucement rire. C’est alors que la réversibilité de la tragédie et de la comédie indique la faillite politique d’une république à partir de la faille d’un rire complice, partagé comme un café coca réchauffant la nuit blanche, malgré la veille prolongée, le froid et la fatigue.

 

 

 

 

 

Le bidonville, une histoire française mais pas franco-française

 

(une forme de vie)

 

 

 

 

 

Le bidonville fait partie des lieux de mémoire qui n’auront pas été retenus dans la grande comptabilité épique dressée au nom de la République par l’historien de cour Pierre Nora. C’est un non lieu de mémoire dont le réel fait trou dans l’histoire sociale de France, une tache aveugle persistante logée dans l’œil de ses vénérables instituteurs. Le bidonville est une passion française mal vue, une histoire parallèle mal dite dont l’origine remonte à loin en s’efforçant de creuser autrement ses galeries de vieille taupe jusqu’à aujourd’hui qui sera encore demain. Le bidonville a son foyer national privilégié en Seine-Saint-Denis, le département de tous les superlatifs selon l’Insee, celui où l’on trouve le plus de jeunes et de travailleurs peu qualifiés, ouvriers et employés, où vivent aussi le plus de pauvres et d’immigrés, où le nombre d’emplois très qualifiés explose également mais tout en étant occupés par des non-résidents du département, celui qui, enfin, compte le plus de campements de fortune qui sont des baraquements d’infortune.

 

 

 

De 1952 à 1971, le bidonville de La Campa à La Courneuve a ainsi accueilli des milliers de personnes, d’abord des familles gitanes venues d’Andalousie, ensuite des familles tziganes originaires d’Europe de l’est. Puis, à partir des années 1960, ce sont des familles portugaises, algériennes, marocaines, yougoslaves et tunisiennes qui viennent s’y installer en représentant à la fin de la décennie un tiers des 9.000 habitants des bidonvilles présents dans tout le département. D’un côté la pérennisation du bidonville repose sur la cohabitation par communautés autour du seul point d’eau disponible quand, de l’autre, une organisation comme ATD (Aide à Toute Détresse, créée en 1957 et devenue Agir Tous pour la Dignité ATD-Quart monde) participe avec la figure de son initiateur, le prêtre Joseph Wresinski militant alors contre l’illettrisme, à mettre en place quelques services publics aussi essentiels qu’un jardin d’enfants, une laverie, une bibliothèque et une infirmerie. Le 10 juillet 1970 est votée la loi Vivien qui initie une politique urbaine consistant en la résorption programmée de l’habitat insalubre. Un an plus tard, en septembre 1971, le préfet de Seine-Saint-Denis, ce département encore jeune puisqu’il a tout juste été créé le 1er janvier 1968 et il compte alors 86 bidonvilles, décide avec la destruction du bidonville de La Campa le relogement de la plupart des familles dans les grands ensembles récemment construits à l’instar de la fameuse Cité des 4000.

 

 

 

Une plaque située dans le parc Georges-Valbon de La Courneuve qui a été construit précisément sur l’emplacement même de La Campa commémore le souvenir du bidonville de La Campa et si Jérémy Gravayat l’évoque en off, il ne lui consacre cependant aucun plan. Le devoir de mémoire est un réflexe civique qui fige dans le marbre du registre commémoratif des batailles vivantes qui n’ont jamais cessé, ininterrompues dans les têtes de ceux qui se souviennent avec intensité y avoir participé comme dans les corps de ceux qui sont requis d’y participer encore. D’une certaine façon, A Lua Platz témoigne tout entier pour ce plan qui n’existe pas parce qu’il n’y a aucun passé à commémorer, et pas moins un présent à seulement documenter. Il y aurait plutôt un temps richement sédimenté à faire émerger dans la sensibilité générale, temps fragmentaire et éclaté du bidonville dont l’histoire longue et discontinue, entre calmes blocs de la vie quotidienne, silex des actions militantes et frictions tectoniques des affrontements populaires avec la police, se contracte dans les séries de noms, de corps et d’images pour se répercuter dans l’intervalle des lieux et des dates en percutant la succession linéaire des actions collectives, des récits personnels et des com-motions.

 

 

 

L’esthétique mise au point dans la lente impatience dont témoigne A Lua Platz produit par Survivance et L’Image d’après, un film hétérogène dans ses matériaux et hérissé de multiples perspectives, est une politique de la mémoire pour autant que la mémoire s’inscrive dans une politique de la perception. Perception et mémoire soutiennent aux deux bords les efforts dialectiques d’un regard à fleur de peau qui sait voir bien en voyant loin, en deçà et au-delà de ce qui se présente ici ou , tantôt en panoramiques traçant l’abscisse d’un département moins homogène et statique qu’il n’y paraît, tantôt en travellings comme autant d’ordonnées fléchant les réinventions d’une ville dont la morphologie change plus vite que le cœur des gens autrement dit dans un montage stratégique à portée stratigraphique. Entre 2013 et 2018, Jérémy Gravayat, qui est monteur pour les autres (Soufiane Adel, Édouard Beau, David Yon), prend ainsi le temps de construire contre le temps qui passe en effaçant ses traces le temps qui dure en diagonale des nappes du flux et des strates du reflux. La construction cinématographique en question est celle d’une rampe conjoignant aux archives filmées (les rushs d’un film militant de Patrick Prado tourné entre 1969 et 1971 au bidonville voisin du Franc-Moisin à Saint-Denis) et photographiques (les recueils respectifs de Miroslav Marik et de Loïk Prat dédiés à La Campa entre 1966 et 1968) le corpus de ses propres archives en cours de formation, tantôt en 16 mm. tantôt en Super 8, consacrées aux mobilisations d’alors (le bidonville Samaritain avec ses 80 familles roms, établi en 2008 et rasé en 2015, 300 personnes à la rue) comme à la trajectoire en devenir de quelques-uns de ses participants en particulier.

 

 

 

C’est ainsi qu’un bidonville revient à la mémoire en sortant de l’oubli pour retrouver avec sa nomination militante la relève de sa dignité continuée : le collectif Samaritain. C’est ainsi que le bidonville devient moins un lieu de mémoire rétrospectivement institutionnalisé qu’une forme de vie documentée en différé depuis le site même du film dont la rampe assure le pont entre les images et les sons en faisant la liaison entre les archives existantes et celles en cours de constitution. Une forme de vie, c’est-à-dire une vie éthique dont la règle consiste à ne pas être séparée de sa forme, une vie jamais épuisée dans ses possibilités, une vie en puissance qui est une vie bonne plutôt qu’une existence impuissante en étant astreinte à la norme – une vie où, comme l’on dit, « l’espoir meurt en dernier ». C’est-à-dire encore une puissance imaginale, constituante et intempestive pour tous ceux qui sont intimement accordés à lutter ensemble malgré les cultures qui séparent et les langues qui divisent, soulevés collectivement par les idées partagées de justice, d’amitié entre les peuples et d’hospitalité : qui vit ici est d’ici, tout le monde, à égalité. La précarité n’empêche ni les militants aguerris ni sans les sans abri livrés à la survie de se rencontrer autour d’un feu qui entretient à travers le temps le désir de ne jamais transiger avec ces idées-là.

 

 

 

C’est ainsi que des exilés jetés à la rue par des pouvoirs publics qui s’exceptent de leurs propres règles sont des moins que rien du point de vue de l’État, des parias non moins que les garants de notre humanité intégrale parce que l’être humain est « l’animal qui peut sa propre impuissance » (Giorgio Agamben, La Puissance de la pensée, éd. Payot & Rivages, 2011 [2005 pour l'édition originale], p. 323-324).

 

 

 

 

 

Surfaces granuleuses et bruit de fond

 

(de cendre et de limon)

 

 

 

 

 

A Lua Platz cela veut dire en rom prendre place mais de quelle place s’agit-il ? La construction d’un bidonville comme La Campa avant-hier et hier celui du Samaritain montre qu’il y a des places qui manquent pour ceux qui arrivent et dont la faute consiste à être tributaire de l’origine fautive les empêchant d’être pleinement reconnus comme des sujets de droit. Le stigmate de la mauvaise origine se voit ainsi naturalisé par le souverain et ce qui vient lever la sanction de cette opération de naturalisation est la décision de la naturalisation par injonction pénible à l’intégration et, pour les plus méritants, à l’octroi souverain de la nationalité qui s’apparente de fait à une forme individuelle de nationalisation. La démolition du bidonville montre autrement qu’il n’y a pas de place viable pour les sujets du droit qui sont aussi les sujets du droit qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais pour eux, les sujets d’aucun droit. Le droit demeure dès lors l’expression formelle de la souveraine réelle de l’État caractérisé par son pouvoir décisionnaire de révocabilité.

 

 

 

Le film de Jérémy Gravayat, avec le grain palpitant de ses images argentiques et le bruit de fond comme un souffle qui gronde depuis leurs intervalles, fait alors place à une autre place que celle restant assujettie à la décision souveraine – c’est la zone précaire où, entre un accident de la lumière, un fruit gorgé de soleil et une chanson immémoriale de Frații Petreuș, le droit consiste aussi à se soustraire de la violence fondamentale du droit parce que le droit ressortit en dernière instance de la souveraineté de l’État. Le droit de ne pas avoir de droit est, dit comme cela, un pur scandale pour les thuriféraires bornés de la patrie des droits de l’homme qui est une fabrique industrielle de vies nues et superflues ; la vie bonne qui s’évertue à l’être encore en dépit de la survie l’est sans la nécessité du droit, elle l’est dans les formes et les interstices qui font droit à son absence.

 

 

 

Pouvoir sa propre impuissance est ce dont les pouvoirs publics ne sont précisément pas capables. Au contraire, c’est avec la plus grande puissance qu’ils organisent techniquement leur impuissance, tantôt en faisant intervenir brutalement des unités de police dont les actes représentent des transgressions caractérisées de la loi, tantôt en opposant aux places indisponibles des propriétés privées inoccupées qui ne sauraient être habitées que par leur propriétaire légitime, tantôt dans l’étirement criminel des durées et des temporalités entre la collectivité territoriale et la préfecture qui se refilent la patate chaude de responsabilités qui sont des irresponsabilités partagées. Entre les personnes sans abri et les places objectivement disponibles, il y a trois obstacles idéologiques respectivement – le film de Jérémy Gravayat est très clair là-dessus – entretenus dans la suture de l’État et de la nation, dans la dissociation du travailleur et de l’étranger et dans l’infériorité du droit humain face à celui sacro-saint de la propriété privée. Maisons vides et tentes sous les ponts, propriété privée et privation de propriété, droits nationaux exclusifs et exclusion du droit pour les non nationaux. Les pouvoirs publics sont souverainement puissants à ne pas pouvoir leur impuissance, c’est l’impuissance de la puissance qui se manifeste avec la brutalité et l’offense marquant l’arbitraire du souverain décisionnaire.

 

 

 

A Lua Platz fait place à tout cela, l’irresponsabilité des pouvoirs publics qui culmine dans les violences policières, l’impuissance d’un communisme municipal renforcé par le bleuissement de l’ex-banlieue rouge, les contradictions internes d’un monstre juridique qui voudrait soustraire le travail abstrait nécessaire à la reproduction du capital du concret des personnes exploitées et stigmatisées, la nouvelle morphologie urbaine de la Seine-Saint-Denis (parc HLM renouvelé, installation de bureaux de grandes entreprises ou stands de la COP21 au Bourget du 30 novembre au 11 décembre 2015) dont les constructions requièrent une main d’œuvre d’origine étrangère reléguée dans les taudis avant la prochaine expulsion qui la fera dégager plus loin encore, toujours plus loin. Faire place relève ainsi d’un geste documentaire aussi généreux que rigoureux, vif dans la compréhension à fleur de peau de la situation et profond dans la saisie analytique de ses raisons. D’un côté, en faisant lever et en brassant la pâte granuleuse des plans chauffés au feu des rescapés du naufrage du bidonville, le film de Jérémy Gravayat aidé de Yann Chevalier dédie son luxe argentique à la sensibilité sanguine et épidermique des personnes filmées. De l’autre, il sait faire entendre depuis les raccords entre les corpus hétérogènes d’archives le vaste bruit de fond d’une histoire parallèle qui dépose ses sédiments dans le sang des images du présent en obtenant une archive organique et vivante, « à la fois le limon et la cendre, la libation et l’élévation, la terre et le feu, l’eau et l’air secret » comme Édouard Glissant le notait à propos de ce qu’il nommait le « Tout-monde ». L’archive de cendre et de limon d’une forme de vie, dans la relève des damnés de la terre.

 

 

 

Le grain des images peut ainsi accueillir au-delà de toute afféterie les affections tremblantes et organiques d’une histoire à fleur d’images et de peaux qui se faufile autant dans les gravats des vieux logements démembrés que dans les palettes et les fils électriques à dénuder pour en récupérer le cuivre. Une histoire souterraine et incandescente, parallèle et clandestine qui palpite dans les morceaux d’orange et les quartiers de pastèque échangés comme un trésor, dans la bouche de la femme humiliée crachant le feu de la dignité bafouée et dans celle de son mari qui se tord dans un rictus de honte et d’assentiment mêlés, dans les maisons vides réquisitionnées sans permission et dans les terrains vagues où brûlent avec les feux nocturnes comme on en voit tant en Algérie les récits militants d’hier et d’aujourd’hui. En face des pouvoirs publics qui organisent brutalement leur impuissance, il y a en effet des gens qui peuvent leur impuissance et il y a des films qui non seulement témoignent pour eux mais ils construisent leur témoignage à leurs côtés, du même côté. Ces films comme A Lua Platz et Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I) de Sylvain George en 2010, L’Héroïque lande. La frontière brûle (2017) d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz ou encore On va tout péter (2019) de Lech Kowalski documentent le réel du rapport de force, son côté pile, ainsi que la face subjective de son investissement militant et politique. Ils indiquent également qu’il y a un monde du droit qui est peuplé de sans-droits et qu’il y a un autre monde possible et toujours déjà là dont l’histoire parallèle est une histoire française mais pas franco-française, une histoire peu vue et mal dite de la solidarité et de la dignité bien plus que de la misère et de la pauvreté. Une histoire diagonale et clandestine de la vie bonne et digne, de la forme de vie dédiée à tous ceux qui peuvent leur impuissance, et dont la construction dure depuis un demi-siècle en reliant plusieurs cités de Seine-Saint-Denis avec d’autres en Roumanie.

 

 

 

Dans cet autre monde déjà là et encore possible, à La Courneuve comme à Calais, roms et roumains nomment des distinctions qui n’ont plus cours tandis que le communisme est une faillite qui, attestée en Europe et localement, n’épuise en rien cependant toutes les possibilités de l’idée. Ce sont de telles puissances qui crépitent radicalement dans les images à fleur de peau d’A Lua Platz, ce sont elles qui assurent au limon sanguin de ses archives de combat de faire entendre le vaste bruit de fond d’une histoire française peu vue et mal dite, une histoire parallèle et clandestine du bidonville qui est autant une histoire diagonale du communisme que le constat frontal d’un département populaire toujours plus gros en politiques urbaines anti-populaires. C’est ainsi que le film de Jérémy Gravayat dédie la fleur épidermique de ses images cendreuses et limoneuses à un département qui retrouvera le sens de son histoire (qui est une couleur, rouge) en faisant honneur à tous ses habitants, autrement dit en leur faisant bonne place.

 

 

 

 

7 novembre 2020


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