L'ivresse est à la jeunesse quand la gueule de bois revient aux maîtres qui ne sont plus tout à fait jeunes et pas tout à fait maîtres. L'héritage des années libertaires se solde dans l'actualité bouchonnée de la confusion néolibérale où les vieilles autorités résistent à passer la main tandis que les nouvelles ont du mal à leur succéder. L'autorité l'est au fond si peu, chez soi comme au boulot, qu'il faudrait y remédier. L'alcool est un remède ; c'est un poison aussi pour les maîtres qui doivent se brûler les ailes afin de redonner sens et vie à leur autorité.
Drunk y pense avec la mélancolie des années de jeunesse enfuies, celles de la rébellion adolescente, celles du Dogme95 qui en a rejoué les ruptures théâtrales. La jeunesse fuit et l'alcool en retient moins les fuites qu'il en intensifie la mélancolie, entre la promesse de l'incandescence inaugurale et le risque de la noyade finale.
Donc, mieux vaut un alcoolique comme Winston Churchill qu'un Hitler qui détestait la boisson. D'accord, la leçon du professeur d'histoire est bien chaloupée. Mais le nez rouge, le regard humide et la voix bredouillante des maîtres anciens et actuels ne suffisent pas à dissiper dans les vapeurs d'alcool l'idée de refonder une autorité sur des bases autres que l'éducation des éducateurs qui célèbrent les dominateurs.
Plus tout à fait jeunes, pas tout à fait maîtres
L'autorité n'est plus ce qu'elle était. Quatre professeurs danois en font les frais. Martin enseigne sans conviction l'histoire à des adolescents qui l'écoutent d'une oreille plus que distraite. Quant à ses trois amis, ils ne sont guère mieux lotis. Nikolaj le professeur de psychologie est marié à une belle femme qui l'assigne au nom de l'égalité des tâches aux corvées d'un sévère contrat domestique. Peter le professeur de chant somnole de son côté avec sa chorale et Tommy, le professeur de sport, est un célibataire endurci qui s'ennuie. L'autorité l'est au fond si peu, chez soi comme au boulot, qu'il faudrait y remédier. Sinon on en arrive à l'ironie des situations qui sont significatives des contradictions du processus de libéralisation des institutions. Un exemple symptomatique : alors que le professeur est l'évaluateur du niveau de ses élèves, c'est à lui d'être évalué par sa classe qui, soutenue par la communauté des parents et la direction du lycée, considère qu'il manque insuffisamment de bonne volonté alors que la concurrence scolaire est rude pour l'accession aux filières prestigieuses post-bac.
Voilà l'entame de Drunk et elle ouvre d'emblée les vannes d'un désarroi existentiel partagé par des quarantenaires livrés à deux impuissances corrélatives. L'impuissance est d'abord le fait des maîtres qui le sont si peu en raison du dévoiement néolibéral des conséquences d'une critique libertaire des autorités traditionnelles héritée des années 60. Et leur impuissance se voit accentuée quand ils contemplent à distance, qui est recoupe explicitement l'angoisse kierkegaardienne, une jeunesse qui s'enfuit et dont les dépenses rituelles font la joie solaire des adolescents dont ils ont la responsabilité. L'ivresse est à la jeunesse quand la gueule de bois revient aux maîtres qui ne sont plus tout à fait jeunes, et pas tout à fait maîtres.
Peut-être qu'à l'époque de leur vingt ans, Martin, Nikolaj, Peter et Tommy ont été des élèves à la fois studieux et indisciplinés. Peut-être ont-ils alors ressemblé aux participants remuants de l'expérience communautaire des Idiots (1998) de Lars von Trier. On y pense d'autant plus que Thomas Vinterberg est l'auteur de Festen (1999) qui s'inscrivait dans la mouvance artistique du Dogme95 initiée avec Lars von Trier. Deuxième long-métrage et premier film labellisé Dogma95, Festen rejouait Fanny et Alexandre (1982) d'Ingmar Bergman dans l'aquarium numérique basse définition d'un psychodrame familial dont les agitations hystériques pouvaient cependant accueillir quelques beaux fantômes shakespeariens. Les Idiots s'amusait de son côté à pasticher La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard en poussant le vice consistant à singer le documentaire afin de faire coïncider l'idiotie avec la DV. Dans les deux cas, il s'agissait d'expérimenter l'immaturité propre à tout désir communautaire et le mélange de respect et d'irrespect des règles qu'elle s'est donnée, dans une forme brouillonne de critique ayant certainement valeur aussi d'autocritique.
L'héritage expérimental des années libertaires s'est donc soldé dans l'actualité bouchonnée de la confusion néolibérale où les vieilles autorités résistent à passer la main tandis que les nouvelles ont du mal à leur succéder. Drunk y pense avec la mélancolie des années de jeunesse enfuies, celles de la rébellion adolescente des années 60, celles du Dogme95 qui en a rejoué les ruptures de façon tapageuse et théâtralisée. La jeunesse s'enfuit, elle fuit et l'alcool en retient moins les épanchements qu'il en intensifie la profonde mélancolie, entre la promesse de l'incandescence inaugurale et le risque de la noyade finale.
L'expérimentation est la bouteille, la leçon en est le bouchon
Dans Festen l'alcool coulait déjà à flots, adjuvant classique des désinhibitions et transgressions qui peuvent fournir aussi le scénario convenu des addictions et le naturalisme de leur reproduction comme dans Submarino (2010). Si l'alcool coule à nouveau en abondance dans Drunk, c'est dans l'ivresse de feu des autorités restaurées qui s'abreuve aussi à la source noire des blessures secrètes. Thomas Vinterberg croise donc avec son film le fil de deux obsessions : l'alcool et la communauté. Si on retrouve la question communautaire dans Dear Wendy (2005) et La Communauté (2016), le motif du naufrage n'est forcément jamais loin, littéralement représenté dans la lourdeur de Kursk (2018) dont l'engloutissement dramatiquement a rejoint celui dont a été victime le sous-marin russe K-141 en 2000. Le naufrage est le risque de l'ivresse mais l'ivresse est ce qu'il faut risquer non plus pour disputer aux vieilles autorités la place qu'elles occupent, mais pour tenir encore à leurs nécessités symboliques à l'heure où le thème sociologique de la crise des autorités est devenu l'une des rengaines idéologiques dont s'enivre jusqu'à plus soif l'époque.
Drunk séduit comme le premier verre d'un alcool subtil quand il soumet son scénario à l'idée d'une expérimentation inspirée d'une théorie selon laquelle il manquerait à l'être humain 0,5 g/ml d'alcool dans le sang pour accéder à sa complétude existentielle. Le manque est celui qu'il faut combler et sa théorisation, soufflée par Nikolaj inspiré par le psychologue norvégien Finn Skårderud, est le paravent cultivé d'une expérimentation amicale qui va tourner court, certes, mais sans pour autant ne pas produire également d'effets positifs. C'est la part la plus enthousiasmante du film de Thomas Vinterberg qui repasse à nouveau le couvert des règles qu'une communauté se donne pour le plaisir de les transgresser, déjà à l'œuvre avec Dogma95. Bien sûr, rien ne semble plus facile que de capitaliser sur l'empathie communicative suscitée par les gens ivres et les scènes sont drôles en effet. Chacun des quatre professeurs trouve alors moyen de renouveler son enseignement et ça marche en donnant à l'enseignement le swing qui lui manquait. Les élèves s'emballent à suivre le cours d'histoire, à chanter des airs traditionnels, à jouer au foot. Le miracle de l'autorité arrive même à être opératoire à la maison quand Martin retrouve du désir à plaisanter avec ses deux fils, puis à coucher avec sa compagne à l'occasion d'une excursion à la campagne.
Après tout, un montage comique d'extraits de reportages télé montrant des chefs d'État contemporains sous l'empire de l'alcool, de Boris Eltsine à Nicolas Sarkozy, a l'habileté de nous faire rire en indiquant le sérieux de l'enjeu : les maîtres du monde picolent et l'ivresse du pouvoir ne les empêche pas d'en tirer bénéfice, bien au contraire. Les références répétées à Winston Churchill et Ernest Hemingway y insistent : les maîtres qui ont été possédés par le démon de l'alcool le sont surtout parce qu'ils ont su faire de leur addiction le moteur de grandes œuvres offertes en legs précieux à l'humanité. La pseudo-théorie du gramme d'alcool est une vapeur qui va cependant vite se dissiper en apparaissant comme la légitimation du supplément qu'il faut pour le triomphe de l'autorité même s'il est une épreuve risquée en relevant de la logique ambivalente du pharmakon, à la fois remède et poison.
La gueule de bois
Pendant un bon moment, Thomas Vinterberg nous enivre suffisamment en promettant de refaire pour aujourd'hui la réussite de Husbands (1970) de John Cassavetes : la virée alcoolisée des vieux copains est l'occasion d'une lente dérive qui met à l'épreuve les limites de notre empathie quand la masculinité vire au sexisme et l'autorité à l'immaturité. Sauf que Drunk tient au principe de l'expérimentation pour autant qu'elle soit une bouteille dont le bouchon se résume à l'administration d'une leçon. Alors John Cassavetes s'évanouit quand l'emporte, avec les ficelles de la dramatisation scénaristique, le backlash des sanctions et des punitions, au travail comme à la maison, qui ne peuvent pas ne pas pleuvoir sur la tête des expérimentateurs de la dérive éthylique.
Martin se sépare de sa compagne et Tommy devenu un ivrogne se fait virer. La honte est si grande pour lui qu'il disparaît en mer et sa mort sonne comme l'heure de la culpabilité pour les trois amis rescapés d'une théorie foireuse qui leur aura révélé leurs fêlures. C'est le moment où l'on voit Drunk avoir littéralement la gueule de bois. Le chaloupé des corps alcoolisés s'est éventé. Les effets visuels (les ralentis) et sonores ((l'assourdissement) préparent à la mortification des explications conjugales et des règlements de compte internes à l'institution scolaire. Ce n'est plus le fils qui pisse sur son père, c'est Nikolaj qui se fait dessus et le film devient à son tour pisseux. La pseudo-théorie a fonctionné en produisant des performances aux effets concrets, jusqu'à retomber sur l'alcoolisme et son régime de vérité : le dernier verre prépare toujours au suivant afin de pouvoir continuer à boire demain. C'est pourquoi le dernier verre vaut moins que le verre pénultième. Gilles Deleuze en a bien parlé : l'alcool n'est pas une affaire de manque mais relève d'une cause plus profonde qui est la fêlure par où fuit incessamment le temps.
Drunk trouve une force réelle en défaisant la pseudo-théorie de l'alcool qui manque et de la raison des causes psychologiques, au nom des grandes fêlures secrètement accordées au temps qui passe et fuit, temps ressaisi comme un pur présent. L'ivresse éthylique des lignes de vie débouche cependant sur la vitrification éthylique des lignes de vie, zombifiées. Mais Thomas Vinterberg est bien trop préoccupé par le bouchon de la leçon qu'il referme vite la bouteille de l'expérimentation. La question qui importe ici est celle de la crise de l'autorité et sa résolution. La fluidité du film se concrétise alors sur le bloc du message à délivrer : les maîtres savent que l'autorité est une jouissance mais ses ivresses sont risquées et pour un qui réussit, un autre peut échouer.
La part des anges
La fin de Drunk a été souvent plébiscitée par de nombreux critiques et autant de spectateurs ; elle est pourtant horrible à souhait. Deux rites vérifient aisément leur complémentarité symbolique : la mise en bière de Tommy d'un côté et, de l'autre, la réussite des bacheliers. La bière tue mais c'est aussi un ferment nécessaire et salutaire, on le voit bien quand Peter face à un lycéen inquiet au moment de l'épreuve de philosophie l'encourage à picoler avant de faire sa dissertation attendue sur l'angoisse chez Kierkegaard. Tommy a coulé mais Martin peut enfin danser. Thomas Vinterberg nous a longtemps entretenus dans cette attente et la performance peut enfin conclure splendidement son film. Mais c'est pour vérifier, à l'inverse de l'égalité cassavetienne, que Mads Mikkelsen est le héros principal du film et ses acolytes des personnages secondaires et utilitaires. Martin triomphe en arrivant in extremis à se rabibocher avec sa compagne. Et c'est en faisant le saut de l'ange suspendu par l'arrêt sur image du dernier plan qu'il en rédime le risque, qui est celui de la noyade d'où n'est jamais revenu Tommy.
La part des anges est une expression chère aux spécialistes de vins et spiritueux en désignant l'évaporation d'une partie du volume d'un alcool durant la période de son vieillissement en fût. Après la gueule de vois vient le vieillissement, vite : les maîtres sont les anges dont nous avons besoin pour autant qu'ils affrontent nos démons, au risque d'y laisser des plumes. Nous aurons toujours besoin de nos maîtres dès lors qu'ils prennent pour nous les risques de l'autorité qui est une ivresse démonique. L'autorité est ainsi restaurée sur des bases qui demeurent de fait inquestionnées. La crise de l'autorité se résout autour d'un bon verre d'alcool pour peu qu'on sache ne pas en abuser. On ne sort pas de la campagne alertant des abus de l'alcool. Et tant pis pour ceux qui coulent, eux qui de toute façon se sont sacrifiés pour nous qui ressemblons au petit binoclard devenu grâce à Tommy un bon footeux. La main sur le cœur, le gosse chante l'hymne traditionnel et toute l'équipe le suit : il n'en faudrait pas plus pour rédimer le destin tragique de Tommy, joué Thomas Bo Larsen, le plus émouvant du quartet qui interprétait déjà le frère alcoolique de Festen.
Ce n'est donc pas très grave : quand les uns plongent, d'autres savent danser, eux, et s'élancer sans jamais se noyer. L'ange a la beauté émaciée de l'acteur danois mais on se demande encore si la bête c'est Tommy ou bien le danseur qui en incarne au final la rédemption tellement symbolique.
Mieux vaut un alcoolique comme Winston Churchill qu'un Hitler qui détestait la boisson. D'accord, la leçon du professeur d'histoire est bien chaloupée et le film aussi qui s'en fait le relais. Pourtant, le teint rougeaud, le regard humide et la voix bredouillante des Churchill, Eltsine et Sarkozy ne suffisent pas à dissiper dans les vapeurs d'alcool l'idée de refonder une autorité sur des bases autres que l'éducation prodiguée par des éducateurs qui nous éduquent en célébrant certains de nos dominateurs.
26 mai 2021