Spider-Man : New Generation se présente comme un parfait Rubik’s Cube qui se distingue radicalement de la navrante politique de l’amnésie hollywoodienne asphyxiée par l’industrie du reboot. L’ambition est enlevée, plus grande que l’opportunisme des cautions théoriques, en poussant la propension schizoïde de l’homme-araignée à s’étoiler dans le labyrinthe quantique des univers parallèles – le multivers.
La toile se voit ainsi habilement retissée, regagnant en volume, en élasticité et en plasticité, redéployée dans l’expérience schizoïde d’un récit d’initiation classique croisé à une plus moderne solitude arachnéenne. Car, en effet, aucun autre film issu de l’univers de Spider-Man n’avait jusqu’alors aussi fortement exposé l’idée que l’homme-araignée pouvait être absolument tout le monde, autrement dit n’importe qui.
« Lorsque l’araignée tisse sa toile, les différentes étapes de cette opération, par exemple la construction du cadre étoilé, pourraient être considérées à la fois comme un but et comme un motif. C’est la toile, non la mouche, qui est à proprement parler le but de la toile. Mais la mouche forme contrepoint et motif dans la composition de la toile » (Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, suivi de Théorie de la signification, trad. de P. Muller, Illustrations de G. Kriszat, éd. Denoël, 1965. p. 155)
La toile de fond des perspectives
Énième volte-face de Columbia Pictures, propriété de Sony qui ne sait plus où donner de la tête depuis le piratage de ses courriels en 2014. D’un côté, le studio est capable de bazarder l’univers de Spider-Man dont il détient les droits d’exploitation en mettant bas un inepte Venom (2018) de Ruben Fleischer suivi du grossier Venom : Let There Be Carnage (2021) d’Andy Serkis dont la bêtise crasse relève d’un laisser aller aussi vil qu’opportuniste au pilotage automatique du surmoi. De l’autre, le même studio abritant Sony Pictures Entertainment est capable de produire un film d’animation d’excellente facture, Spider-Man : New Generation. Il est par ailleurs d’ores et déjà prévu qu’en parallèle du prêt reconduit du super-héros au Marvel Cinematic Universe (MCU) développé depuis dix ans par Walt Disney Pictures, trois autres blockbusters dérivés de l’univers de l’homme-araignée sont programmés pour les années 2020 en concernant les personnages de la Chatte noire et Silver Sable, de Morbius et de Nightwatch. L’araignée est une poule aux œufs d’or.
L’univers de Spider-Man mutilé de son héros éponyme : la bêtise commerciale n’a pas de scrupule, elle n’a plus de limite, sinon celle, obscène, du profit qui fait le lit de l’anthropocène qui n’est rien que le capitalocène. Les milliards de dollars engrangés par les deux Venom en creusent le fond de néant.
Preuve si besoin en était que la désorientation de l’industrie du divertissement hollywoodien est bien avancée. Il y a cependant de quoi réellement se réjouir de ce Spider-Man : New Generation, qui réussit même à passer l’éponge sur un précédent accident industriel, le reboot proposé par deux films de Marc Webb réalisés entre 2012 et 2014 et interprétés par Andrew Garfield. D’ailleurs, les trois auteurs de ce long-métrage d’animation ne s’y trompent pas en troussant une ouverture qui se rappelle au bon souvenir de l’indépassable trilogie de Sam Raimi. Oui, Spider-Man : New Generation réjouit, et de multiples façons parce qu’il s’agit de multiplier les angles pour élargir la toile de fond des perspectives. Non seulement parce que l’animation est déjà un feu d’artifices pop prolongés par la consistance optique des effets 3-D. Mais surtout parce qu’elle tient en la personne de Bob Persichetti, maître du Spider-verse, le cap d’une admirable fidélité nécessaire aux développements des aventures du super-héros relayées par les comics de ces trente dernières années.
L’araignée,
animal solitaire et peuplé
En à peine deux heures, ce film d’animation véloce raconte plus de choses que la plupart des films de super-héros en prises de vue réelles. La trilogie des Spider-Man de Jon Watts compris qui, au moins, a quelque peu réussi à redonner une certaine jeunesse à son personnage tout en en inscrivant la relance au sein du MCU. C’est que l’ambition est grande ici en cultivant la propension schizoïde de son super-héros pour la pousser à s’étoiler dans le labyrinthe quantique des univers parallèles – le multivers. Une ambition qui enthousiasme en excédant l’opportunisme des cautions théoriques. Triomphent alors et rien moins que le perspectivisme leibnizien et son prolongement dans le principe deleuzien des séries incompossibles. Dans un monde posé comme le monde, Peter Parker meurt sous les coups de son ennemi juré, William Fisk alias le Caïd. De son côté, l’adolescent Miles Morales, piqué par la même araignée radioactive, assiste à la mort de son héros en n’ayant aucune envie de vivre le même sort. Sauf qu’avec l’instabilité de la machine quantique censée rendre au Caïd sa femme et son fils, ce monde accueille d’autres versions du même super-héros et c’est le bordel.
Dans d’autres mondes, Peter Parker est ainsi un quarantenaire dépressif, Gwen Stacy une Spider-Girl hantée par la mort de son ami Peter Parker qu’elle n’a pas réussi à sauver de ses transformations en Lézard. Sans compter d’autres variantes plus connotées culturellement comme un Spider-Man noir (issu de l’univers littéraire du roman noir), Peni Parker (relevant de l’univers du manga) et même un Spider-Cochon (dont le monde d’origine est celui des toons à l’instar du Porky Pig des Looney Tunes). Le super-héros solitaire n’avait en effet jamais vécu sa solitude arachnéenne de façon aussi conflictuelle et peuplée, comme une sorte de disputatio interne aux résonances cosmiques.
Spider-Man : New Generation se présente ainsi comme un parfait Rubik’s Cube et sa générosité, à la fois narrative et figurative, se distingue radicalement de la navrante politique de l’amnésie imposée à Hollywood avec l’industrie du reboot. C’est qu’ici on sait explicitement entretenir la riche mémoire des expérimentations narratives ayant eu cours dans le monde des comics Marvel (du Spider-Cochon de Tom DeFalco et Mark Armstrong en 1983 au Spider-Man noir de Fabrice Sapolsky en 2009 en passant par le personnage de Miles Morales créé en 2011 par Sarah Pichelli et Brian Michael Bendis). C’est qu’ici cette mémoire est un pur jeu de combinatoires en 3-D grâce auquel la mort de Peter Parker n’apparaît que comme celle de l’un de ses avatars, la dépression d’un autre comme la conséquence indirecte de la désorientation de l’industrie qui en pille l’univers. C’est qu’ici les minorités regagnent du terrain, sexuelles comme les femmes (avec Spider-Gwen et la fille du Docteur Octopus), raciales comme le personnage de Miles Morales (à la fois d’origine africaine et latino, originaire de Brooklyn quand le WASP Peter Parker habitait quant à lui le Queens).
L’homme-araignée,
tout le monde et n’importe qui
L’approche généreuse de Spider-Man : New Generation relève donc à la fois de la géométrie fractale et de la littérature postmoderne, de la mécanique quantique et du cubisme pictural, et même du perspectivisme philosophique. La toile de l’homme-araignée se voit ainsi habilement retissée, regagnant en volume, en élasticité et en plasticité. Le filet se voit redéployer dans l’expérience schizoïde d’un récit d’initiation classique croisé à une plus moderne solitude. Et l’on pourrait seulement regretter l’absence d’une version de ce patron de presse furieusement paranoïaque qu’est J. Jonah Jameson.
Au terme de son parcours initiatique, Miles Morales convaincu par les autres versions de lui-même accepte enfin de faire de sa blessure un destin. Et l’adolescent quelconque de reprendre le costume de l’homme-araignée en relevant comme jamais le gant de l’idéal égalitaire et démocratique secrètement attaché à sa condition. Car, en effet, aucun autre film issu de l’univers de Spider-Man n’avait aussi fortement affiché l’idée que l’homme-araignée pouvait être absolument tout le monde, autrement dit n’importe qui. À la différence de Superman, l’héritier de Crypton, comme de Batman l’héritier de la fortune familiale (on pourrait ajouter à la liste le milliardaire Tony Stark aka Iron Man), être Spider-Man n’est pas la conséquence d’un statut hérité mais le fait d’une décision qui appartient à n’importe qui faisant d’une contingence accidentelle (la morsure d’une araignée radioactive) un point de capiton éthique, le nœud par lequel hasarder le tissage d’un destin tragique.
La suite, Spider-Man : Across the Spider-Verse prévue pour l'année 2022, est déjà très attendue, tout en ne dissipant pas la crainte du pire, avec le retrait de Peter Ramsey et Bob Persichetti et la dissipation de l’énergie à force de vouloir attraper la mouche du multivers dont abuse déjà le MCU.
C’est pourquoi la vie de Spider-Man, parce qu’elle est celle de n’importe qui, est l’affaire de tout le monde aussi. Une leçon qu’avait tellement bien compris Sam Raimi pour être tristement oubliée ensuite par Marc Webb avant d’être ressouvenue désormais par ceux qui savent la dette intimement contractée à l’égard des maîtres à qui leur film est dédié – Steve Ditko et Stan Lee disparus en 2018.
5 janvier 2019