Avec ses deux films précédents, Alex Garland a tracé son autoportrait : le narcissisme a ses pièges comme ses remèdes mais le pharmakon est un poison révélant le simulateur derrière le pharmacien. Pourtant, Men arrive un rien à brouiller le tain du miroir où se mire un énième disciple kubrickien.
En s'épuisant par refroidissement, l'hystérie est un cliché délivrant, contre une tradition de la représentation et ses tunnels gigognes, de nouvelles immunités féminines. L'au-delà de l'hystérie côté féminin appelle alors la promesse d'un au-delà du narcissisme côté masculin.
Rival parmi les compétiteurs
(dans le couloir kubrickien)
Jadis décisif quand il aiguisait ses armes blanches sur la roue d'une critique sociale contestataire, le cinéma d'horreur ne sait plus aujourd'hui où donner de la tête, entre franchises dévitalisées (Insidous & Co.) et survival à la sauce Blumhouse (Sinister inc.). Seul Jordan Peele marquerait sa différence en examinant les impensés raciaux du genre (l'horreur qu'il y a sous l'horreur c'est aussi la race), mais la pointe des pirouettes postmodernes s'émousse progressivement dans l'appariement consensuel de la black horror.
Un autre couloir s'est imposé au genre de l'horreur de ces dernières années. Emprunté par Alex Garland, ce couloir l'est par d'autres compétiteurs, Ari Aster et Robert Eggers, qui rivalisent à qui mieux mieux pour rafler le statut tant convoité de meilleur disciple kubrickien en concevant le Shining de notre temps. Le film d'horreur y adopte effectivement l'architectonique monumentale de l'allégorie, suffisamment cryptée pour susciter l'emballement pseudo-théorique des décodeurs amateurs, suffisamment programmatique pour réunir en un même sabbat un public de plus en plus segmenté. En étant haussé à la dignité du film-cerveau, le genre a pour vertu princeps de consacrer le génie de ses illustrateurs, concepteurs qui s'ingénient à vite céder le pas sur la pose.
Rien n'y fait ou, plutôt, tout y ferait : plus le style est marmoréen et affecté, d'un côté avec des effets symétriques appuyés, de l'autre avec des zooms et des ralentis réduisant la fascination à de l'ostentation, plus la prétention l'emporte en laissant sur le carreau du monument des ambitions ayant cessé d'intriguer. Rien de dédaléen, bien au contraire. Les labyrinthes ayant pour écorce les grandes orgues du formalisme ont pour noyau dur l'ego gonflé de démiurges s'échinant à épater par excès de tumescence.
Black Mirror
L'opportunisme d'Alex Garland n'est pas nouveau, on rappelle que ce dernier a fait ses premières armes avec Danny Boyle. Ex machina (2014) brode ainsi sur le motif élimé de la nouvelle Eve sans faire beaucoup d'efforts pour montrer que le deus ex machina aux manettes de la petite machination du film n'est autre que lui-même. Annihilation (2017) produit pour Netflix est une autre histoire de duplication, mais projetée celle-là dans l'atmosphère post-tarkovskienne de la Zone X où le Miroitement règne en créant non seulement des animaux mutants mais aussi des doubles. En deux films, Alex Garland a tracé son autoportrait : le narcissisme a ses pièges comme ses remèdes mais le pharmakon est un poison révélant le simulateur derrière le pharmacien.
Les jeux d'échos qui résonnent dans Men en sont un aveu, les multiples reflets en sont un autre. Pourtant, Men brouille un rien le tain du miroir où se mire son Narcisse en nous demandant à chaque plan s'il est bien le plus kubrickien des kubrickiens. On a parlé d'opportunisme et, avec Men, on est servi. L'histoire de Harper qui lutte dans un manoir anglais contre elle-même en pénétrant dans le tunnel culturel des symboles est d'une lecture sans équivoque. D'un côté, Alex Garland livre sa petite copie de Shining façon gentry, agrémentée de pigments de folk-horror rien que pour embêter Ari Aster (son Midsommar doit au même sous-genre consacré avec The Wicker Man - Le Dieu d'osier de Robin Hardy). De l'autre, il répond sans sourciller aux obligations sociétales du moment (il y a des masculinités toxiques, et certaines dont la toxicité est même intériorisée jusqu'à l'os du cerveau des femmes) en se débrouillant pour croire ou faire croire qu'il diagonaliserait les partis pris (chacun a ses raisons, les uns d'être toxiques, les autres d'être hystériques). Le briseur de tabous simule-t-il en respectant les contours post-politiques du consensus existant ?
Les accents mystiques de l'inévitable Arvo Pärt accompagnent comme il se doit un objet saturé de la signature autoritaire de son designer. Moyennant quoi, comme les précédents, Men force le sentiment qu'il est de lithium et cobalt. Un miroir noir : Black Mirror.
Le rouge mis au vert
(au-delà de l'hystérie, au-delà du narcissisme)
Sur le plan mythologique, Écho est à la traîne de Narcisse, autant que le sont Sheela Na Gig et l'Homme Vert revenus d'une antique culture païenne, Zeus et Léda du poème de William Butler Yeats, et Ulysse et la Sirène de celui de Samuel Daniel. Du trauma initial (Harper est hantée par le suicide de son ex-mari violent) à son résolution finale (sa hantise connaît un dépassement heureux du purgatoire paranoïaque et hystérique), il y a une série gigogne où le Même accouche du Même ad nauseam. De ce point de vue-là, Alex Garland persiste et signe. Pourtant, ce n'est pas seulement le frégolisme de l'acteur (Rory Kinnear) interprétant tous les rôles masculins principaux, propriétaire et vagabond nu, vicaire anglican et enfant malfaisant, policier, tenancier d'un pub et ses clients.
L'auto-accouchement de l'identique finit en effet par déboucher sur une forme étonnante de parthénogenèse inversée puisque l'accouchement du masculin par le masculin conduit à une délivrance féminine. La délivrance est celle de Harper qui in fine s'émancipe des réflexes hystériques cultivées par une longue histoire culturelle de la répression des femmes. Ce tunnel qui serait celui de l'inconscient visuel, l'héroïne en sort doublement, en se soustrayant du poids d'une faute héritée parce qu'elle serait héréditaire, comme d'une vision apocalyptique de ses responsables traditionnels. Il y a du nietzschéisme là-dedans dès lors qu'une femme cesse par elle-même de se dire que tout cela est de sa faute ou de la faute des autres. On pense à Antichrist (2009) de Lars von Trier mais en mode littérature de poche, ce qui passe beaucoup mieux que le pensum offert aux outres mangeuses du pop-corn de la gnose.
C'est en trouvant des solutions provisoires du côté de Jérôme Bosch (les accouchements impressionnent, contrechamp masculin à The Brood de David Cronenberg) et en optant pour une bifurcation bienvenue (le meilleur moyen de contourner le piège monumental de Shining c'est en empruntant la contre-allée boisée d'Alice ou la dernière fugue de Claude Chabrol) qu'Alex Garland gagnerait provisoirement une longueur sur ses concurrents les plus directs (on aurait pu citer Luca Guadaguigno et son remake de Suspiria qui emprunte également le couloir kubrickien). Surtout, le réalisateur a à ses côtés une excellente alliée en la personne de Jessie Buckley. L'actrice est certes une habituée du cinéma du cerveau (Je veux juste en finir de Charlie Kaufman, The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal), mais elle arrive, dans la zone imprécise entre le plis de ses yeux et celui de ses lèvres, à faire passer des figures nouvelles d'une féminité passant l'épreuve rituelle de l'hystérie qui sont comme autant de nouvelles formes d'immunité. Les pommes qui tombent alors dans le jardin sont un symbole dont la pesanteur appartient à ceux qui y croient encore.
Le choix de Rory Kinnear est bienvenu aussi tant il ressemble physiquement à l'actrice écossaise. Jesse Buckley arrive ainsi à l'arrachée à offrir un avenir figuratif possible au personnage de Shelley Duvall dans Shining. L'hystérie est ce qu'il faut épuiser par refroidissement, le rouge littéralement mis au vert. L'au-delà de l'hystérie engage ainsi la promesse d'un au-delà du narcissisme.
28 juin 2022