Notes sur le cinéma de Lamine Ammar-Khodja

LAK, à l'instar d'Ernesto

(ou On ne triche pas avec le désir de l'enfant qui vient)

– un bestiaire de notes autour du cinéma de Lamine Ammar-Khodja

Coq-à-l'âne

1) Un prénom pourrait-il jamais mentir ? Lamine, c'est en biologie une protéine participant à la formation des noyaux des cellules, c'est surtout en arabe celui à qui l'on peut faire confiance. Au crédit de celui que l'on désignera ici par l'acronyme LAK (comme il y eut JMS et JLG pour les critiques des Cahiers du cinéma des années 1970), une poignée de films protéinés ou plus sûrement protéiformes tournés comme qui dirait avec les moyens du bord, autrement dit en bordure précaire des courants molaires de la production audiovisuelle, précisément à l'endroit où, en Algérie comme en France, le cinéma redevient une possibilité engageante.

 

 

Leur credo ? Passer du coq à l'âne, c'est-à-dire moins s'entêter à faire le zouave en faisant des autres les victimes de ses pitreries qu'à apprendre à marcher, pas à pas, pirouette cacahuète, au risque assumé que la chute ne se confonde pas strictement avec un gag.

 

 

Le coq-à-l'âne, c'est suivre le fil un peu sauvage et aléatoire de l'animal que donc nous sommes afin de tordre le cou à une histoire (cette grande bécasse nous assommant de la ponte répétée de ses clichés) qui ne nous aurait pas envisagés autrement que comme de pauvres bêtes de somme efflanquées. Par exemple ce Manifeste des ânes, ciné-tract manifestement adressé à un peuple qui manque et bricolé par l'un de ses enfants qui sait d'instinct quelle drôlerie il peut y avoir dans l'an-archique juxtaposition des signes caractérisant un monde à tel point intoxiqué par de sales histoires que ses habitants finissent par ne plus y croire, ne croyant déjà que si peu en eux-mêmes. Le fond de l'histoire serait désespérant (l'Algérie après l'indépendance serait dit-on une république populaire et démocratique) si l'agencement cinématographique de quelques signes attrapés au vol dans le stock disponible d'archives pas perdues pour tout le monde (une caricature, quelques photographies, un extrait d'un clip, un reportage vidéo) n'autorisait pas comme une sorte de gaieté ludique inattendue. Si apprendre à marcher est le propre du nourrisson, le faire tomber et le maintenir à terre à l'aide de clichés (tantôt crochet, tantôt croche-pied) l'entretenant dans le puérilisme idéologique d'une histoire bobard serait celui d'un pouvoir proprement infantilisant. Filmer consiste alors à investir les intervalles grâce auxquels l'enfant peut ainsi échapper aux pièges du puéril ou de l'infantile, chaque intervalle étant un pas après lequel poser le pied pour exécuter une pirouette ou un pied de nez afin d'éviter d'avaler une cacahuète de travers, de piquer du nez et de se ratatiner. Comme dans cette caricature où la quatrième marche du podium du pouvoir algérien (après 1954, 1965 et 1989) ouvre sur un trou pas loin de ressembler à une bouche d'égout (le dégoût, bouche bée, du fondamentalisme islamique, idiot utile des généraux laïcs).

 

 

Le temps du film donc, les pieds sont chaussés (ce sont presque des godillots mais au moins avec on peut avancer en un travelling latéral que n'aurait pas dénié Samuel Fuller) et les coq-à-l'âne convergent vers une mini-fable orwellienne selon laquelle la bande de quelques B. (on reconnaît parmi les flashes d'une mauvaise hallucination collective la série des Ahmed Ben Bella, Houari Boumédiène, Chadli Bendjedid et Abdelaziz Bouteflika, Liamine Zéroual dans le rôle en carton de Napoléon-Zorro et l'assassinat de Mohamed Boudiaf dans celui d'une obscure exception) aura peu ou prou grammatisé l'évidement démocratique dont aurait été témoin un peuple hébété, par tant d'âneries sonné. Il y aurait donc des B qui font bander (le double B de l'actrice du Mépris rapprochée d'une femme rubiconde du peintre Fernando Botero) et d'autres qui feraient débander (de l'antipathique sympathisante frontiste que cette dernière est devenue aux clowns tristes, religieux ou laïcs, de l'État algérien), le bébé marchant alors moins dans l'érection de ses pas lui ouvrant la vastitude du ciel qu'il se traîne et se vautre et se viande. L'exprimer ainsi, c'est drôle mais le vivre l'aura été beaucoup moins et l'ironiste qui n'ignore pas que les pitreries de l'histoire débile des B ont quand même voué le peuple algérien à se confondre avec son ombre filmée au pied du mur (dans la citation d'un filmage vidéo en octobre 1988 ou bien littéralement) sait aussi retomber sur ses pieds en se mettant alors à avoir un chat dans la gorge passé avec une bonne gorgée de café.

 

 

Faire un film ne devrait effectivement pas se comprendre autrement que comme un remède provisoire dont on sait qu'il soigne moins qu'il réchauffe en ces longues années d'hiver de la démocratie singée depuis sa confiscation par l'État.

Saute-mouton

2) Le cinéma comme remède au lieu même de l'intoxication de l'histoire (la grande, celle avec une grande hache comme l'aurait dit Georges Perec), LAK en mobilise également les puissances curatives pour 56 Sud qui marque un pas de côté dans sa pratique gigotante du coq-à-l'âne, la mettant relativement en veilleuse au profit de la parole d'un autre (Alexis Iordanof, appelé lors d'événements appartenant en France à une « guerre sans nom » et qui, rappelé six mois supplémentaires en 1956, en ramena quelques images tournées en Super 8) dont il semblerait qu'elle appartienne a priori à l'habitant d'un pays infréquentable (celui où la guerre d'indépendance algérienne qui refusera même par lui d'être nommée guerre d'Algérie est qualifiée euphémiquement de « série d'événements dramatiques »). La mettre en veilleuse induira en fait moins de se taire (56 Sud consiste fondamentalement en une série d'échanges tennistiques, le témoin au service de son expérience racontée et son auditeur le relançant de telle sorte que la parole du premier en vienne en retour à affronter ses propres implicites) que de veiller à la configuration d'un lieu proprement commun. Ce locus serait celui où quelques échanges interlocutoires trahissent rapidement une mésentente originelle (une série d'incidents dramatiques pour le serveur est une guerre pour son relanceur) pour finir par statuer sur une entente communément garantie d'un côté par le travail de l'historien (la série d'ouvrages de Benjamin Stora pour la collection « Repères » des éditions de La Découverte) et de l'autre par un plan transversal des mains des deux hommes discutant de part et d'autre de la table sur lequel repose justement un des livres de cet auteur.

 

 

« Il s'agit de parler » comme le rappelle progressivement un carton et si le coq (gaulois) comme l'âne (algérien) arrivent à s'entendre, c'est en traçant avec des paroles distinctes un bout de chemin ensemble, ce tracé d'un chemin circonscrivant à distance paradoxale des clichés un lieu commun n'étant que la conséquence d'un bougé respectif à l'intérieur de soi-même. Comme si, très modestement et toutes choses égales par ailleurs, 56 Sud convoquait en champ-contrechamp d'un côté Alain Resnais (les images tournées en amateur avérant qu'ici, comme dans Muriel ou Le Temps d'un retour en 1963, rien n'a été vu de la guerre par ceux-là même qui l'ont faite) et de l'autre Claude Lanzmann (la discussion entre deux personnes que l'histoire sépare comme dans Un vivant qui passe en 1997 saisie dans une dynamique agonistique où se confondent dialogique et dialectique et risquent d'être indistincts vaincre et convaincre). On craint à un moment que LAK, en bénéficiant d'un temps d'avance lui permettant d'en savoir forcément plus que son témoin invité à suivre les modalités de son dispositif, ne le conçoive en fait que comme un piège consistant à coincer l'autre en la bêtise de son aveuglement et de son déni englué dans la colle persistante des euphémismes idéologiques (« Ce ne sont pas de vraies guerres ») et terminologiques de l'époque (« pacification », « incidents »). En ce cas, la difficulté, la seule, la vraie, vient moins de l'autre que de soi-même et le désir de viser la bêtise de l'autre dans l'ignorance mimétique de la sienne en propre rappelle encore une fois la vérité de l'axiome pascalien : « Qui veut faire l'ange fait la bête ». La charge explosive concernant ce risque est ici bien réelle mais elle se verra heureusement désamorcée. Mieux ce risque est relevé dans un retour inattendu de ce bon vieux coq-à-l'âne, autant une pratique qu'une éthique finalement, en vertu duquel le vieux coq admet généreusement la précision tout aussi généreuse du jeune âne lui disant que toute cette sale histoire concerne moins le pays de l'un distinct de celui de l'autre qu'elle est commune à leurs pays. L'acceptation mutuelle de cette communauté est symboliquement importante, Alexis Iordanof et LAK s'affirmant ensemble comme les citoyens d'un pays imaginaire bien plus grand que la France et l'Algérie et bien plus hospitalier que la « Françalgérie » qui, comme l'ont nommée les journalistes Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, désigne l'alliance néocoloniale des maîtres de l'ancienne colonie et de l'ancienne métropole coloniale s'accordant pour spolier le peuple algérien des bénéfices de la rente pétrolière.

 

 

Avec 56 Sud, le coq-à-l'âne se découvre comme éthique saute-mouton au service pratiquement de l'extension des identités et du partage des altérités, par-dessus la pastorale moutonnière clôturée par les bornes actuelles du national-étatisme, et par-delà une violence historique fondée dans le durcissement des oppositions identitaires, à l'endroit où devenaient indiscernables le racial et le national.

Marabout-de-ficelle

3) Prenons Comment recadrer un hors-la-loi en tirant sur un fil, moins exercice de style que mise en jambe lussassoise dont le style aura bénéficié des conseils avisés de Claire Atherton, la monteuse des films de Chantal Akerman. Le coq-à-l'âne devient présentement marabout-de-ficelle, le fil rouge d'une pensée sauvage qui diagonalise l'imposition étatique de devoir se positionner sur la fiction d'une éventuelle « identité nationale » se déroulant depuis une pelote magique grâce à laquelle la laine devient trait de feutre ou graffiti, la corde de la guitare manouche ficelle ou corde à linge.

 

 

D'un travelling latéral l'autre, un tour de passe-passe et – joli gag – les coupures de journaux ont sèchement remplacé les slips en train de sécher et L'Étranger (1942) d'Albert Camus est lu mais à l'envers. La métaphore est limpide et l'on sait depuis les Grecs que Metaphoria ou μεταφορά signifie transport. Pour être transporté, il faut suivre fébrilement cette frêle ligne transversale ou oblique le long de laquelle il devient malgré tout possible de pratiquement résister en passant au travers des mailles de la capture idéologique de concepts aussi molaires que font rageusement mal des dents cariées. Ainsi, l'identité serait sémantiquement fragmentée pour donner « lis ton idée » et l'on passerait ailleurs, de carton en carton, de « déplacer sa vision » à « placer sa division » pour finir par « placer sa vision ». Au risque souligné en toute intelligence que « promener sa frontière sur l'autre c'est lui faire la guerre » (pour reprendre le carton citant l'anthropologue et géographe Friedrich Ratzel dans Rome plutôt que vous, premier long-métrage de l'ami Tariq Teguia en 2005 dont un extrait vaut ici comme une ouverture salutaire de fenêtre là où le national-étatisme a lourdement tendance à les refermer). On dirait que : le conditionnel, mode grammatical même de l'enfance en son imaginaire utopique, soutient ici l'expression ludique d'une pensée frayant en ses coq-à-l'âne ou marabout-de-ficelle le sentier de traverse repoussant encore un peu les fixations des grandes personnes qui, parce qu'elles n'existent pas comme le disait André Malraux, ne consisteraient qu'en une série faible d'opinions toutes faites et arrêtées. Dans tous les sens intransportables (qu'on ne peut transporter et qui ne transportent pas). Au lieu de s'offusquer d'enfantillages langagiers ainsi que certains continuent à le faire devant Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard, il y aurait tout intérêt à y voir et entendre comment un jeune réalisateur, soucieux de ne pas céder sur la part d'enfance qui travaille en lui et qu'il travaille comme d'autres cultivent leur jardin ouvrier, multiplie tel un rhizome les micro-procédures facétieuses afin de ne pas tomber dans le piège grossier d'une identité nationale parce que forcément inclusive, forcément exclusive. Pour ce faire, les munitions disponibles sont nombreuses si l'on en juge par le carton-mitraillette préposé à tirer le titre du film : Django Reinhardt et Nazim Hikmet, Charles Baudelaire et Marcel Khalife, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, Mahmoud Darwich et Buster Keaton, toutes cordes pincées afin de faire entendre une autre mélodie en sourdine, une rumeur en mineur à côté de la plaque d'accords majeurs marqués par un consensus politique au nom duquel l'identité nationale aura surtout servi en France à identifier une altérité stigmatisée (l'Arabe d'hier devenu le Musulman d'aujourd'hui depuis que le racisme a troqué les raideurs d'un biologisme discrédité par les souplesses d'un culturalisme ad hoc).

 

 

Comment franchement croire en la pertinence de l'identité nationale-étatique (puisqu'il vaudrait mieux préciser ainsi le bidule dont on rappellera ici que cet objet désigne aussi la matraque des CRS) dès lors que « tous les cœurs des gens sont mon identité » comme le dit la chanson, alors que l'auteur de Mes frères rappelle que « En dépit de mes cheveux blonds je suis asiatique / En dépit des mes yeux bleus je suis africain », alors que le génie du burlesque évite de se faire écraser par sa Maison démontable (One Week en 1920) et peut même en réintégrer le site reconstitué in reverse ? Face aux simplismes identitaires (des raccourcis dont il faudrait raccourcir la tête), il y a tout lieu de faire simple, par exemple en ouvrant le film avec le bleu illimité du ciel, prolonger ce bleu tantôt avec le vert herbeux d'une colline sur laquelle une jeune femme dit ce qu'elle pense sur le conditionnement administratif des existences (beau moment lorsqu'elle dit qu'elle est citoyenne du monde dans un rire attestant moins de la pauvreté de la proposition qu'elle en vérifierait par inadvertance le fait qu'elle passe encore et outre malgré les chats dans la gorge), tantôt avec la grisaille d'un hangar graffité de rouge. Dans cet endroit de nulle part ouvert aux quatre vents du nord et de l'est et du sud et de l'ouest, deux personnes faisant le film font connaissance au bénéfice de ce que le film raconte, l'étudiant allemand-turc Stefan Aykut qui écoute (intempestive homophonie) le preneur de son Pedro Watanabe d'origine brésilienne et dont le grand-père était quant à lui originaire du Japon. Ce ne seraient là que de minuscules cailloux blancs disposés par un Petit Poucet qui, perdu comme nous dans la forêt obscure des signes produits par notre triste actualité, saurait moins retrouver son chemin d'origine qu'il l'invente au fur et à mesure de sa marche ainsi que fait le marcheur dans la poème d'Antonio Machado. Et cette marche qui n'exclut pas la difficulté d'être algérien (ni une identité ni une nationalité mais un travail à plein temps, une maladie, un cauchemar, celui d'être moins algérien qu'Algé-rien pour reprendre le titre de la bande dessinée de l'humoriste Gyps) est le jeu qu'un enfant se donne en se jouant moins de nous qu'il nous invite en métaphores fraternellement filées à jouer au jeu de l'autre dans une partie sans fin et dont la première règle élémentaire consisterait déjà à faire bouger quelque chose en soi.

 

 

Alors Comment recadrer un hors-la-loi en tirant sur un fil, en la circulation libertaire de signes qu'il propose en échangeant un baril (de lessive lavant plus blanc) d'identité nationale-étatique contre un autre (de poudre, d'abord d'escampette, pour le canon on verra plus tard) d'une « désidentification » (Jacques Rancière), sonne aussi juste que ces quelques lignes écrites par Jean-Luc Nancy au moment où le film se tournait : « en réalité, les peuples ne sont jamais identifiables, ni dans une origine ni dans une caractéristique univoque, fût-elle linguistique. Les peuples ne sont pas des entités : ce sont des signes indéfiniment échangeables – et changeants – de notre commune existence qui ne se rassemble sous aucune ''humanité'' elle-même identifiable » (in Identité. Fragments, franchises, éd. Galilée-coll. « La philosophie en effet », 2010, p. 56).

Carnaval des animaux

4) Prenons également Chroniques équivoques dont certains éléments se retrouvaient déjà dans le web-documentaire 50 contre 1 appartenant à la plate-forme multimédia Un été à Alger imaginée par Aurélie Charon et Caroline Gillet. Il y aurait tout lieu de titiller le caractère drôlement équivoque de l'adjectif équivoque signifiant la possibilité problématique d'un double sens depuis une étymologie désignant paradoxalement la semblance égalitaire (aequus) des voix (vox).

 

 

Il se trouve que le film travaille justement à chatouiller l'équivoque de l'équivoque en prenant prétexte d'un été algérien dévolu à la commémoration algérienne des cinquante années de l'indépendance nationale en célébrant contre tout « monolinguisme de l'autre » (Jacques Derrida) l'égalité des voix. Celle de Kateb Yacine expliquant que sa pensée (telle qu'elle se ramasse dans les inédits rassemblés en 1986 dans L'Œuvre en fragments) doit se soumettre dans le passage à l'écriture, et depuis l'enveloppement de la langue maternelle, à l'épreuve du français. Celle du jeune homme originaire de Mohammadia dans la banlieue algéroise dont il rappelle le nom colonial (Lavigerie) et qui rit de ne pas savoir s'il doit parler en employant l'arabe ou le français. Celle des manifestants demandant à l'occasion d'un rassemblement ce que l'on rende au peuple l'argent du pétrole. Celle de LAK lui-même tentant de converser avec son amie Camille depuis les courts-circuits affectant leur tentative de communication téléphonique. Une équivocité émise depuis la zone indécidable où souvent se confondraient le rire et le sérieux et qui permettrait de noircir un carnet de notes impressionniste cinématographiquement préoccupé par Alger la (page) blanche. Sautant ici les peintures algériennes d'Eugène Delacroix et Maurice Adrey pour des anonymes filmés comme si leurs portraits s'affichaient sur les murs de la ville (à l'instar des grandes photographies murales de JR). Jouant ailleurs avec les homonymies entre Meissonnier désignant à la fois l'auteur de tableaux ayant par exemple représenté la répression de la Commune de Paris en 1871 et un quartier d'Alger et Meysonnier qui fut le bourreau ayant officier durant la guerre d'indépendance et dont l'outil - la guillotine - aura été publiquement exposée par le pouvoir algérien dans sa mise en scène de la mémoire de la répression coloniale. Conjoignant enfin les lectures contrastées de L'Algérie indépendante (Bilan d'une révolution nationale) de Juliette Minces et Gérard Chaliand publié par François Maspero en 1972 et du Blanc de l'Algérie d'Assia Djebar en 1995. Autant d'associations aussi volatiles que l'oiseau sur un balcon et revêches que le chat de gouttière, mais au moins leur bagage permet de tenir bon quand la crampe menace et que le ventre du peuple gargouille à l'instar de ces poissons attaquant dans la baie un bien piteux morceau de pain.

 

 

Encore des animaux, toujours des animaux et Le Carnaval des animaux (1886) de Camille Saint-Saëns (qui passa comme Karl Marx quelques temps à Alger) fait fièrement résonner ses harmonies au pas lyrique des manifestants attestant, contre toute capture étatique de la mémoire de l'insurrection, du réel erratique mais sincère de la politique. Sinon, il ne resterait que la tristesse telle qu'elle se lit sur le visage de certains passants, telle qu'elle s'écrit encore sous la forme d'un tag (« On s'excuse de vivre »), telle qu'elle s'entend aussi dans la voix radiophonique d'une femme ayant fait une fausse couche, telle qu'elle se nomme enfin dans la liste des poètes assassinés (le chanteur kabyle Matoub Lounès abattu en 1998, l'acteur Mohamed Zinet mort en exil à Bondy en 1995 et auteur du film dans tous les sens unique Alger insolite en 1971). Contre les assignations à résidence de la tristesse, les joies grappillées du décadrage, la vitesse du raccord, l'insolence du montage : prendre alors de vitesse la tristesse, c'est par exemple se souvenir des aventures comiques de L'Inspecteur Tahar réalisées par Moussa Haddad et scénarisées et interprétées par Hadj Abderrahmane, c'est encore montrer la ressemblance troublante entre l'histoire grotesque des généraux algériens s'entre-liquidant et le « Mexican Standoff » en conclusion de Reservoir Dogs (1992) de Quentin Tarantino. Aussi verglaçantes que les pluies rendant difficiles les routes ainsi que le signale un panneau filmé lors des nombreux travellings en automobile rythmant le film, les tours et détours de l'histoire algérienne obligent constamment à en contourner les impasses mexicaines. Au risque de la sortie de piste hors de la zone utopique de réinvention ludique des mauvais enchâssements du symbolique (l'inversion humoristique entre être pris au sérieux quand on se veut drôle et être pris pour un rigolo quand on se veut sérieux étant sanctionnée par le « mouais » de Camille songeuse à l'autre bout du fil). Cette manière de se reprendre incessamment en main quand on sait que suivre le fil de sa pensée engage aussi le piège de s'y entortiller, le cinéaste l'assume en la mettant en scène, c'est-à-dire en se mettant en scène, jusqu'à présent dans les marges de ses plans (une ombre, des pieds, la voix-off), désormais plein cadre et avec un sens du comique, mieux du burlesque qui le pousse d'ailleurs à répéter la citation de One Week de Buster Keaton.

 

 

Pourquoi, devant les étranges gesticulations du réalisateur filmé en contre-jour et dans un plan large où est encastrée une fenêtre ouverte, est-il inévitable de penser davantage qu'à Nanni Moretti au génial cinéaste portugais João Cesar Monteiro ? Y penser est d'autant plus inévitable lorsque l'on entend la voix de la capverdienne Cesária Évora chanter la saudade qui, doit-on le rappeler, n'est pas le chant de la nostalgie des choses passées mais celui évoquant le regret d'un avenir non encore réalisé. Celui par exemple où les Arabes ne détiendront pas seulement comme grande invention de civilisation celle, mathématique, du zéro qualifiant désormais métaphoriquement la plupart des gouvernements qu'ils se seraient donnés pour autant que le pouvoir des seconds se sera en réalité imposé dans la neutralisation de la puissance des premiers. LAK est un sauvage digne du Vendredi revu et corrigé par Michel Tournier (significativement, est préféré à Vendredi ou les Limbes du Pacifique écrit en 1967 la citation de sa variante enfantine, Vendredi ou la Vie sauvage publié en 1971), qui sautille de découpages en mosaïques, montrant ici que les batailles d'Alger d'hier (via une citation du film éponyme de Gillo Pontecorvo en 1965) seraient devenues aujourd'hui aussi celles de l'amour soumis à une surveillance policière constante et qu'il faudrait dès lors considérer comme un maquis, s'amusant ailleurs à faire un court remake de l'orwellien Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard (sous le titre d'Alphabled), proposant plus loin d'en passer par Frantz Fanon et le témoignage d'une infirmière noire pour retourner cul par-dessus tête la négrophobie algérienne en battant le rappel de l'inscription africaine de l'Algérie (ce qu'ont fait ou feront chacun à leur façon Tariq Teguia avec Inland – Gabbla en 2008 et Tarek Sami, Lucie Dèche et Karim Loualiche avec Chantier A en 2013). Et qui s'amuse enfin, tantôt à montrer un yaourt périmé à la date anniversaire de la commémoration, tantôt à enchaîner en fondant une tasse de thé fumant et le ciel gris algérois. Un drôle d'animal que ce LAK, qui passe donc du coq-à-l'âne en osant renvoyer dans les cordes ou sur le banc de touche un poncif tantôt poétique (« La femme est l'avenir de l'homme » de Louis Aragon) tantôt philosophique (poser le suicide comme seul problème vraiment sérieux ainsi que le fit Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe en 1942 fonde-t-il une proposition éthique sérieuse ?).

 

 

Ce qui occupe en définitive le centre du champ, c'est vraiment la périphérie, c'est l'équivocité d'un carnaval animalier en vertu duquel l'amour consiste en regarder dans la même direction, la justice à refuser de mettre sur le même plan les bourreaux et les victimes et la quête de soi-même en quête de quelqu'un d'autre. Cette périphérie équivoque et carnavalesque, c'est également l'autre nom de l'enfance dans la fidélité de laquelle aussi, LAK le dit parce qu'il le sait sans l'avoir évidemment jamais appris, « il faut savoir rester muet ».

Traitement anti-cafard

5) Considérons désormais Demande à ton ombre salué à juste titre au FID de Marseille où il a gagné le Grand Prix du Premier Film. On se souvient de la citation du poème État de siège de Mahmoud Darwich dont un fragment était cité à comparaître dans le film précédent : « Ce siège durera jusqu'à ce que l'assiégeant, / Comme l'assiégé, réalise que l'ennui / Est l'un des attributs de l'Homme ». A l'inverse d'une comparution immédiate rabattant le temps long de l'instruction judiciaire sur le temps court des instructions policières, la comparution différée d'une citation creuse depuis la discordance des lieux et des temps la veine d'un « être-en-commun » dont, pour Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, la comparution nomme philosophiquement le fait (cf. La Comparution, Christian Bourgois Éditeur, 2007 [1991 pour la première édition]). Cet « être-en-commun » peut se dire encore ennui dès lors qu'il manifeste dans les intervalles de la guerre l'inessentiel renfrognement de la mentalité obsidionale : « La paix, deux ennemis qui rêvent chacun / De bâiller sur les trottoirs de l'ennui » ainsi que l'écrit encore le poète palestinien.

 

 

Incontestablement, LAK s'ennuie, un carré blanc de Kasimir Malevitch au-dessus de la tête, tourne en rond dans sa chambre franco-algérienne sans pouvoir marcher droit et tendre ainsi le fil de sa pensée, l'ennui trahissant ici un réel désœuvrement (bordé comme un lit à gauche par Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire en 1939 et à droite par La Chute d'Albert Camus en 1956) quant à des possibilités politiques qui prennent ailleurs (avec le départ de « Ben Ali Baba » de Tunisie le 14 janvier 2011 et de Moubarak d'Égypte le 11 février suivant) tout en s'éventant ici (le faux-raccord entre les militants à calvitie aux mots d'ordre traditionnels et l'énergie des sans-calvitie dont la jeunesse leur inspire des mots d'ordre plus « métaphysiques » comme celui de pouvoir fumer du hasch gratuitement). Il y en a pourtant des signes (particulièrement musicaux, Cheb Khaled et Miles Davis, Maria Callas et Cheikha Rimitti, Bob Dylan et Pink Floyd) dont l'archipélique comparution (bel hommage intempestif en passant au poète martiniquais Édouard Glissant décédé le 3 février 2011, Al-Djaza'ir signifiant précisément en arabe « les îlots ») attesterait malgré tout l'existence précaire ou erratique d'un « être-en-commun » certes ontologiquement indépassable mais politiquement encore introuvable en Algérie. Il y en a pourtant du désir de sortir par le haut (littéralement par le toit de l'immeuble comme dans un film de Jacques Rivette), par exemple en raccordant une image d'archive d'Albert Camus s'amusant à toréer et celle d'une femme occupée à étendre son linge sur son balcon, par exemple en mimant de manière burlesque la difficile ouverture de fenêtres quand règne l'odeur de renfermé d'un pouvoir étatique synonyme de claustration populaire (d'où que tant de jeunes Algériens brûlent leurs papiers afin de traverser la Méditerranée). L'ennui pourtant persistera devant le différé de la comparution politisée, entretenu tantôt par les mornes flux de visibilités médiatiques tantôt par les manifestants eux-mêmes dont les archives personnelles du cinéaste témoignent qu'ils sont écartelés par un clivage social et générationnel suffisamment poussé (d'un côté les salariés intégrés et de l'autre les jeunes prolétarisés) pour que la contradiction bénéficie in fine davantage à la police qu'elle aide au surgissement de la politique. L'ennui qui n'est pas encore l'état commun des anciens camps antagonistes en ayant fini depuis avec l'état de siège désigne pour le moment la pernicieuse diffusion de l'inertie politique expliquant encore que l'auto-citation du joyeux Manifeste des ânes revienne ici sous la forme d'un cauchemar (carré) blanc d'où l'on ne sortirait pas, même éveillé.

 

 

Sauf que l'intoxication ne relève plus seulement de l'histoire passée et de la manière dont l'État la met en scène à sa profit et au détriment du populaire dont il se prévaut pourtant, mais du présent lui-même. Un présent comme divisé entre la réalité de la crise sociale et économique (l'augmentation du prix des matières de première nécessité pouvait en effet offrir la mèche pouvant embraser la plaine d'un pays peuplé à 70 % d'individus ayant trente ans et moins) et l'irréel d'une assomption politique balayée par les vents contraires du réformisme foncièrement consensuel des vieux intégrés et de l'idéalisme révolutionnaire brumeux des jeunes prolétarisés. Un présent fourchu comme la langue du serpent et en regard duquel LAK, à cheval entre la distance de l'observation en plan large et la prise de position en gros plan, constate fourbu que, tant attendue, la politique ne viendra pas encore. Ni du côté des sujets filmés avec ses moutons blancs (les manifestants qui traditionnellement manifestent) et noirs (la jeunesse incomprise qui casse) ni du côté du sujet filmant (coincé dans sa chambre avec sa boîte à meuh ou bien ressassant une lecture de La Ferme des animaux de George Orwell en 1945). Avoir le cul entre deux chaises engage inévitablement le risque de tomber et, si l'on sait éviter Charybde, une rangée de cactus tiendra alors le rôle de Scylla. Mais faire de son « really imaginary journal » le lieu d'une occupation des intervalles considérée comme une manière de résistance alternant dépense filmique de plein air (comme dans les films d'Avi Mograbi) et exercices de gym à la maison (comme dans ceux de Nanni Moretti), c'est aussi s'appuyer sur la pensée viatique d'Albert Camus (la nécessité de dépasser le nihilisme contemporain supposant cette contradiction selon laquelle refuser le monde tel qu'il est se double de l'acceptation de ne pas devoir y échapper). Sans rien céder sur la critique (dite ici avec les mots de Kateb Yacine ou de Mouloud Feraoun) du positionnement plus moral que politique de l'écrivain français pendant la guerre d'indépendance du peuple algérien. C'est encore opposer au cafard comme signe de dépression (celle qui travaille par exemple à geler l'image de LAK faisant sa vaisselle) les clignotements oculaires alternés de la chouette qui, comme l'a prescrit Hegel et comme y a longtemps songé Chris Marker, en aura bien un jour fini de différer son départ et s'envolera au crépuscule. Pour le moment, les yeux du pouvoir veillent à ce que rien n'ait lieu sinon le lieu même d'une circulation policière obligeant à ce qu'il n'y ait rien à voir (dans l'inspiration littéraire de Bret Easton Ellis, cela s'exprime comme cela : Alger moins que zéro). De tels yeux scrutent aussi toute tentative de faire des images (l'intrusion réitérée après celle de Chroniques équivoques d'hommes demandant d'arrêter de filmer démontre certes de manière réactive et symptomatique la puissance réellement subversive de l'acte d'en faire). En même temps que certains des gardiens de la loi entendent exceptionnellement aussi qu'ils faillent par intermittence lui en fermer l'un des deux.

 

 

Dans l'intermittence de tels clignotements, entre police et politique, entre État et peuple, entre gouvernement et démocratie, mais aussi entre documentaire et fiction, entre prose et poésie, entre reportage ou archivage et cinéma, brille la lumière même si faible de Demande à ton ombre démontrant que, si son auteur n'est pas en manque de ressources (la matière de ses archives filmées remontant semble-t-il à dix ans est alors susceptible d'un infini travail de remontage), il n'ignore pas non plus que, comme l'écrivait Maurice Blanchot, « l'image est bonheur, mais près d'elle, le néant séjourne, à sa limite il apparaît, et toute la puissance de l'image, tirée de l'abîme en quoi elle se fonde, ne peut s'exprimer qu'en lui faisant appel » (in L'Amitié, éd. Gallimard, 1971, p. 50-51).

 

Cliquer ici pour lire une analyse de la seconde version de Demande à ton ombre (2016).

En rachâchant


6) Pourquoi, lorsque l'on voit un film de LAK, surtout lorsque l'on entend sa voix au grain à l'insolente et enfantine indolence, pense-t-on fermement à Ernesto, l'enfant de Marguerite Duras qui revient à la maison le premier jour de l'école en disant à ses parents qu'il ne retournerait pas en un lieu où l'on y apprend stupidement des choses que l'on ne sait pas ? Pourquoi se dit-on qu'à l'instar d'Ernesto le cinéaste semble faire des films « en rachâchant » (c'est le titre du court-métrage de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub réalisé en 1982 d'après le conte pour enfants Ah ! Ernesto ! écrit par Marguerite Duras en 1971 et dont elle tirera elle-même un long-métrage, son dernier qui est son plus étrange, Les Enfants en 1985) ?

 

 

Rachâcher, ce ne serait ni remâcher ni ahaner (les mots d'ordre du pouvoir et du visuel), ce serait encore moins bûcher ni recracher (le cours administré par toutes les écoles instituées). Cela se rapprocherait davantage de la rumination nietzschéenne engageant au principe des savoirs moins institués que constituants une logique du corps plutôt que concept. Cela se rapprocherait également de la position deleuzienne selon laquelle faire bégayer la langue autoriserait à tracer des lignes de fuite productrice de singularités éparses et d'intensités multiples. Cela consisterait surtout à défendre l'enfant sauvage, l'âne ou le Vendredi qui est en soi en refusant de le domestiquer ou de le sacrifier comme le jour sacré du mouton ou de l'agneau sous prétexte que l'instituteur ou l'imam ou le Robinson, l'homme de la règle cultuelle comme culturelle et du savoir scolastique, dit de celui-ci qu'il est un « incholent » (ah ! Ernesto, en rachâchant tu contamines déjà le langage des maîtres). Le cinéma peut y aider, surtout quand il envisage le montage comme une manière enfantine de bricoler en s'amusant avec les rebuts d'un monde autrement (mal) foutu, tantôt coq-à-l'âne (changer sans transition de sujet afin de changer l'air vicié qu'il y a tout autour), tantôt marabout-de-ficelle (passer d'une idée à une autre étant le meilleur moyen de nouer du lien entre elles), tantôt saute-mouton (passer par-dessus les opinions moutonnières de ses contemporains afin de voir que le ciel est autrement plus vaste et que le soleil éclaire notre actualité d'une lumière inactuelle), tantôt traitement anti-cafard (saisir en bordure dépressive d'une blancheur de néant les intermittences de la politique et les clignotements de l'image dans la promesse du bonheur qu'ils signalent).

 

 

Devant de pareils films qui ruminent l'humanité comme un carnaval des animaux en rachâchant la « fraternité des métaphores » comme le dirait l'autre (ombre tutélaire plutôt que statue de commandeur des films de LAK), on sait une chose sur laquelle il ne faudra céder : « (…) on ne triche pas avec le désir de l'enfant qui vient, dans l'ombre et le silence, attendre le bonheur de l'image capable en même temps de combler et de surprendre son attente » (Jacques Rancière, « Le lieu ''commun'' » in Serge Daney, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2005 [1992 pour la première édition], p. 91). Les films rachâchant, on aimerait y répondre en rachâchant à notre tour, « (…) comme les enfants se réunissent pour inventer des jeux : des mondes, des corps et des actions invisibles à travers lesquels ils se parlent, deviennent un peu frères et restent enfants pour la vie » (Jean-Louis Schefer, « Les enfants », opus cité, p. 95-66).

 

 

Dimanche 24 août 2014


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