Dario Argento : l'art, l'horreur et la manière

Champ : "L'Oiseau au plumage de cristal" (1970)

Contrechamp : "Le Chat à neuf queues" (1971)

Première partie

Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).

 

 

 

Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.

 

 

 

A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.

L'Oiseau au plumage de cristal (1970)

 

 

 

 

 

Les équilibres précis,

 

à l'heure du commencement

 

 

 

 

 

Dans l'incipit de son chef-d'œuvre, Dune (1965), l'écrivain de science-fiction Frank Herbert écrit ceci : « C’est à l'heure du commencement qu'il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres soient précis ». Dario Argento aurait fait de cet avertissement un principe pour son premier long-métrage. Écrit en cinq jours (Bernardo Bertolucci lui a donné l'idée d'adapter le roman policier The Screaming Mimi – La Belle et la bête de Fredric Brown, une première fois adapté dans un film hollywoodien de Gerd Oswald en 1958), tourné en six semaines entre Rome et les environs de Pise (c'est l'unique film de Dario Argento photographié par Vittorio Storaro, le premier d'une passe de trois dont la musique a été composée par Ennio Morricone), L'Oiseau au plumage de cristal remporte un grand succès commercial et critique, déterminant pour le destin artistique de son auteur comme d’un genre qui allait s’agrandir à la hauteur délirante du bestiaire le plus évocateur (avec Le Venin de la peur de Lucio Fulci dont le titre original est Un lézard avec la peau d'une femme, Journée noire pour un bélier de Luigi Bazzoni, La Queue du scorpion de Sergio Martino, La Tarentule au ventre noir de Paolo Cavara, L’Iguane à langue de feu de Riccardo Freda, Plus venimeux que le cobra de Bitto Albertini, Un papillon aux ailes ensanglantées de Duccio Tessari, Chats rouges dans un labyrinthe de verre d’Umberto Lenzi, Le Chat aux yeux de jade d’Antonio Bido, Bloody Bird de Michele Soavi).

 

 

 

La poétique du titre de premier long-métrage de Dario Argento, le film de tous les commencements, propose déjà un équilibre idéal entre l'animal (l'oiseau) et le minéral (le cristal), entre le vivant aussi rare que le solide est précieux. Autrement dit entre l'organique et l'inorganique dont le cinéma comme machine constitue avec ses nécessaires machineries une grande machination. Les deux autres titres de sa dite « trilogie animale » qui est davantage un triptyque animalier vont d'ailleurs reprendre et amplifier cette dialectique en en variant les intensités : Le Chat à neuf queues (1971) peut aussi bien désigner en effet un chat imaginaire qu'un instrument de torture et Quatre mouches de velours gris (1971) aussi bien un insecte qu'un accessoire de mode utilisé au 18ème siècle par l'aristocratie. L'organique ou l'animal et l'inorganique ou le technique s'agencent ainsi comme composent le beau et le vil malgré ce qui devrait catégoriquement les opposer. Comme s'agencent et se machinent la fiction où éclate l'horreur de la pulsion d'agression et la forme cinématographique qui en fourbirait l'expression nécessaire pour en relever la troublante et ambivalente beauté.

 

 

 

Le plus intéressant reste cependant la manière même dont commence Dario Argento, comment il articule l'ouverture de son premier film en l'indexant sur l'homologie du cinéma et du crime – De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts pour reprendre le fameux titre d'un ouvrage de Thomas de Quincey paru en 1854 et figurant dans L'Anthologie de l'humour noir (1940) d'André Breton. Le générique démarre et, en effet, l'assassin caractéristique du giallo, figure impersonnelle moulée de pied en cape de noir jusqu'aux mains gantées, différant jusqu’au bout la révélation fatale de son identité, est en train de taper à la machine à écrire les informations appartenant à sa future victime. Exactement comme si l'on avait affaire à un scénariste de cinéma adepte du sadomasochisme. Cette situation est par ailleurs montée en parallèle avec celle montrant une jeune femme suivie dans la rue comme s'il y avait plus d'une ressemblance entre un casting sauvage et une filature. La séquence suivante, dont la modalité sera d'ailleurs souvent répétée dans sa filmographie (on pense en particulier à Profondo rosso – Les Frissons de l'angoisse), montre l'assassin préparer son matériel avec un fétichisme partagé avec l'outillage cinématographique, nettoyant soigneusement ses armes blanches à l'aide d'un tissu rouge, regardant des photographies noir et blanc de sa prochaine victime, le tout sur un fond noir qui neutralise toute possibilité de personnalisation et d'identification.

 

 

 

Ce corps sans voix qui se déclinera plus tard en voix sans corps ou « acousmate » (Michel Chion), cette figure obscure à la corporéité morcelée, cette silhouette impersonnelle ou dépersonnalisée, il est aisé d'y voir et reconnaître le cinéaste lui-même. D'autant qu'il se plaît dans la continuité de Fritz Lang à mettre les mains dans le cambouis du plan, en les filmant pour les offrir en armes de son assassin de fiction. Avec l'homologie métaphorique des préparations méthodiques, le serial killer et le réalisateur apparaissent alors comme de troublants doubles réciproques, non seulement en raison de la dimension esthétique du passage à l'acte sadique, mais aussi dans la non moins scandaleuse vérification de la proximité critique du monde de la sublimation artistique avec le champ de la déliaison pulsionnelle. La galerie de sculptures modernes de L'Oiseau au plumage de cristal précède ainsi chez Dario Argento les mondes culturels respectifs de la musique rock (Quatre mouches de velours gris) et jazz (Profondo rosso), de la danse classique (Suspiria en 1977) et de la littérature (Ténèbres en 1982), de l'opéra plusieurs fois (Inferno en 1980, Opéra en 1987 et Le Fantôme de l'Opéra en 1998), de la photographie (le moyen-métrage Le Chat noir du diptyque Deux yeux maléfiques co-réalisé avec George A. Romero) et de la peinture (Le Syndrome de Stendhal en 1996), en passant encore par les registres plus mineurs du poker (Card Player en 2004), de la fourrure (Pelts – J’aurai leur peau en 2006) et même celui de la cinéphilie (le téléfilm Aimez-vous Hitchcock ? en 2005).

 

 

 

L'Oiseau au plumage de cristal propose un triangle scénaristique classique, avec l'agresseur, sa victime et le témoin de l'agression. Sauf que ce classicisme est d'emblée contrarié par une approche moderniste qui en complique sérieusement la donne, en brouillant la lisibilité des conventions du genre. Le témoin n'y a en effet qu'une perception partielle de la situation qui l'empêche de comprendre que l'agresseur et la victime sont en réalité liés dans la complicité d'une même folie meurtrière. La profondeur spatiale de la scène autour de laquelle ne cesse de tourner le film de Dario Argento comme son plus intime secret, qui aurait dû engager un éclaircissement visuel des enjeux en déterminant alors la possibilité de se projeter pour agir sur la situation afin d'en régler le problème, se retrouve pourtant neutralisée. En effet, l'écrivain Sam Dalmas (excellent Tony Musante avec qui cependant Dario Argento ne s'est pas entendu), qui devient par hasard le témoin d'une agression nocturne dans une galerie d'art contemporain, se retrouve bloqué dans le sas lumineux que constituent deux surfaces vitrées qui coulissent automatiquement. La perception est dès lors séparée de l'action. Elle s'autonomise comme « situation optique et sonore pure » (Gilles Deleuze) en livrant le témoin à l'impuissance de passer du statut de spectateur à celui d'acteur. Avec l'enrayement du « schème sensori-moteur » (idem), la perception qui ne permet plus d'embrayer comme y invite le cinéma d'action classique prend un tour baroque comme un mouvement à double hélice, celui d'une vision hallucinatoire qui se prolonge en une hantise persistante. Le sas est encore une bande blanche, intervallaire et lumineuse, distinguant deux obscurités, la poche sombre de l'intérieur (la galerie sombre) et celle de l'extérieur (la rue nocturne).

 

 

 

Ni dedans ni dehors, Sam Dalmas est ainsi rappelé à sa condition d'étranger en situation transitoire. L’écrivain étasunien qui n'a pas trouvé en Italie l'inspiration rêvée a dû s'en remettre alors à une commande alimentaire auprès d'un institut d'ornithologie pour se payer le billet d'avion de son retour. La société italienne l’est tout autant elle-même qui, à cette époque, est en train de s'enfoncer dans la paranoïa virale d'un « automne chaud » virant aux « années de plomb » durant lesquelles les chats de la révolution et les chiens de la contre-révolution vont se confondre dans la nuit grise du terrorisme mimétique.

 

 

 

La vision est si traumatisante, si dérangeante que Sam Dalmas ne cesse plus de se passer et repasser en boucle le film de la situation, en quête mentale du détail qui lui donnerait enfin la chance de comprendre ce qui s'est passé. Comme le photographe joué par David Hemmings dans Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni qui s'aventure toujours plus dans le grain de l'image au point de perdre de vue le réel lui-même (on le sait, ce chef-d'œuvre est la matrice de certains grands films paranoïaques des années 1970-1980, The Conversation – Conversation secrète de Francis Ford Coppola, Profondo rosso tourné l'année suivante, Blow Out de Brian de Palma en 1981). L'esprit de Sam Dalmas s'apparente clairement à une visionneuse mentale, en attendant l’objectivation donnée par les tables de montage des films de Brian De Palma. Comme il se sent investi d'un mandat qui l'autoriserait à faire d'une pierre deux coups (la résolution de l'intrigue criminelle le soignerait de sa culpabilité tout en lui fournissant un bon sujet de roman autobiographique), le héros se jette dans une aventure de la perception labyrinthique où les surfaces modernes se sont désormais substitué à la bonne vieille profondeur classique inventée à l'époque du Quattrocento.

 

 

 

S'en tenir à la surface en évitant les pièges de la profondeur est la grande leçon initiatique de Suzy Banner dans Suspiria car céder à l'appel organique de la profondeur consiste aussi à ne pas savoir résister aux violences infligées au corps (à la même époque, le requin de Jaws de Steven Spielberg figure l'horreur animale et viscérale de la profondeur à laquelle on résiste en se tenant en surface des eaux). Quand Sam Dalmas lâche la surface, par exemple dans la filature de l'assassin au blouson jaune et visage émacié qu'il suit dans un dédale de ruelles, c'est symptomatiquement pour se retrouver en compagnie d'une dizaine de ses doubles réunis pour une assemblée syndicale de pugilistes (l'idée très hitchcockienne reviendra avec la prolifération des avatars du Fils de l'homme de René Magritte à la fin de L'Affaire Thomas Crown de John McTiernan en 1999). Et quand Alberto Ranieri, le galeriste et mari de la femme agressée, meurt, c'est en tombant de la fenêtre de son appartement dans un plan où la caméra aura été réellement jetée du sixième étage de l'immeuble pour s'écraser sur le sol sans compromettre la pellicule impressionnée. Une autre surface va pourtant se présenter au héros en lui ouvrant de nouvelles perspectives. Il s'agit d'une reproduction naïve d'un tableau inspiré des Chasseurs dans la neige (1565) de Pieter Bruegel l'Ancien. En soi, la toile n'a rien à dire et son auteur, un peintre un peu fou qui mange du chat, pas davantage. Le tableau ne vaut vraiment que dans le secret logé dans l'œil de son spectateur. Précisément de sa spectatrice, Monica Ranieri, la femme agressée qui se révèle être le tueur bénéficiant de la complicité meurtrière de son mari qui l'aime tellement jusqu'à couvrir sa folie. Virevolte des identifications où la victime tendant la main vers le spectateur, telle Grace Kelly dans Dial M for Murder – Le Crime était presque parfait (1954), est en fait le psychopathe qui aura droit à la fin à la même explication psychologique convenue et inessentielle que Norman Bates dans Psycho – Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock.

 

 

 

Le traumatisme d'une agression que son esprit avait refoulé s'est donc retrouvé comme réactivé et défoulé avec la perception hasardeuse d'un tableau dont la dimension délirante l'autorise depuis à troquer la place de l'agresseur à la place de celle de la victime, à répétition. Les violences traumatiques appellent à leur reproduction mimétique, tout le cinéma de Dario Argento en porte le témoignage psychopathologique, en particulier dans Opéra, Trauma (1993) et Le Syndrome de Stendhal. Plus inattendu, l'art soigne délibérément autant qu'il peut réveiller des monstres imprévisibles, l'écrivain de Ténèbres en fera autrement la singulière expérience. Toujours, le hasard décide des destins et de la réversibilité fatale des places.

 

 

 

Les surfaces privilégiées dès son titre par L'Oiseau au plumage de cristal ne sont pas seulement celles du visible, elles sont aussi celles de l'audible. Grâce aux bandes contenant les enregistrements sonores effectués par Sam Dalmas harcelé au téléphone par le tueur, il est prouvé qu'au moins deux voix sont à l'origine des appels menaçants qui lui sont adressés. Cette duplicité est une division qui complexifie d'autant plus la figure de l'assassin en prouvant qu'elle bénéficie de l'aide d'un complice. La preuve s'en double d'une autre lorsque les enquêteurs découvrent que le tueur est gaucher (l'indice se déduit de l'usure constaté sur les gants) bien que, lors des séquences de meurtres, le spectateur a tout le loisir de constater que le tueur est droitier. L'ambidextrie serait une autre marque de duplicité jusqu'à ce que la figure obscure du tueur impersonnel révèle un agencement à deux individus, dont Dario Argento n'aura de cesse de varier l'expression (avec la mère et le fils de Profondo rosso et Phenomena, avec le lecteur et l'écrivain de Ténèbres, avec les sorcières omniscientes et omniprésentes de la « Trilogie des Enfers »).

 

 

 

Pour le dire autrement, les spectateurs font l’expérience avec les plans tournés en caméra subjective d'une forme singulière de focalisation, avec un principe de subjectivation disjonctive consécutif au morcellement figuratif du corps du meurtrier et de l'incapacité provisoire de l'identifier. Il faut à Sam Dalmas la mise en réseau d'une perception incomplète, d'un tableau naïf et d'un détail enregistré par hasard sur la bande d'un magnétophone (le cri d'un oiseau rare originaire du Caucase, la grue des neiges ou hornitus nevalis qui se trouve être en fait une grue royale) pour s'extirper de la toile d'araignée où il se débat et où il risque de perdre la vie. Notamment quand il se retrouve prisonnier sous le poids d'une statue moderne en forme de piège médiéval hérissé de pointes, renversée par la tueuse extatique dans la galerie d'art où se déchaîne sa furie vengeresse.

 

 

 

Avant que l'avion en partance pour les États-Unis ne s'apparente ultimement à l'oiseau au plumage de cristal désigné par le titre, l'animal volatile et l'art cristallin se tiennent bien dans cet équilibre prescrit par l'heure des commencements évoqué au début par Frank Herbert. L'un comme l'être organique qui participe de la vie automatique du monde, l'autre comme la machine inorganique qui se tient sur le seuil instable de la pulsion et de sa sublimation.

 

 

 

24 juillet 2019

Le Chat à neuf queues (1971)

 

 

 

 

L'enfant prodige est un monstre

 

 

 

 

C'est le succès commercial de L'Oiseau au plumage de cristal (1970) qui permet à Dario Argento, alors en train de réaliser Le Chat à neuf queues, de souffler face aux pressions exercées par son producteur exécutif, Goffredo Lombardo qui croit de moins en moins en son nouveau film, comme par son distributeur étasunien National General Pictures qui impose la présence d'acteurs plus bankables pour l'international tels Karl Malden, James Franciscus et la française Catherine Spaak. Considéré aujourd'hui comme le film du milieu – au risque de passer pour son ventre mou, y compris par son auteur – d'une série de trois opus identifiée à la dite « trilogie animale », ce deuxième long-métrage se révèle en fait riche d'une inventivité qui, si elle ne se déploie pas avec la plus grande cohérence, ouvre cependant dans plusieurs directions des pistes fécondes pour la suite de l'œuvre. Exactement à l'instar du fameux chat à neuf queues, cet instrument de torture en forme de fouet à neuf lanières se finissant par un nœud et qui offre pour les héros la métaphore circonstanciée d'une enquête faussement éparpillée.

 

 

Le baroquisme argentien se serait à cette occasion déplacé de la photographie (Erico Menczer remplace Vittorio Storaro pour une approche plus froide et moins organique) au scénario qui, avec l'aide de Luigi Collo et Dardano Sacchetti, abonde effectivement en motifs hétéroclites et perspectives faussées, toujours aux limites de la dispersion. Le jeune cinéaste âgé alors de 31 ans tente ici beaucoup afin de dynamiser généreusement le genre plus que maîtrisé par lui du giallo dont les règles auront été établies par son aîné Mario Bava en deux temps, d'abord avec La Fille qui en savait trop (1962) et surtout Six femmes pour l'assassin (1964). D'une part, en jouant de cette obsession déjà fixée qui est la corde tendue des perceptions fragmentaires qu'il s'agit de recomposer après coup, mais cette fois-ci dans un registre moins visuel (comme dans L'Oiseau au plumage de cristal puis Profondo Rosso – Les Frissons de l'angoisse en 1975) que sonore (Suspiria en 1977 renouera avec le privilège de l'oreille plutôt que de l'œil).

 

 

 

Franco Arno, l'inventeur d'énigmes devenu aveugle à la suite d'un accident ayant interrompu ses activités journalistiques et interprété avec truculence par Karl Malden, compose à ce titre une intrigante figure de curiosité, d'autant plus étonnante que son ouïe développée se soutient de prolongements visuels offerts par sa fille adoptive, Lori qui nomme son père Petit Biscuit et dont la rigueur descriptive stupéfie (on pense en particulier au médaillon de l'une des victimes du tueur). D'autre part, Dario Argento prend la décision d’accentuer la figuration paradoxale du tueur typique du genre, dont le paradoxe consiste justement en une manière esthétique d'éclatement et de dépersonnalisation. Les visions en caméra subjective portée à l'épaule agrégeant autour d'elles de très gros plans d'yeux et d'objets et des mains en amorce (les organes appartiennent une nouvelle fois au cinéaste), jusqu'au différé d'une voix geignarde et d'une silhouette peu différenciée. Enfin, le cinéaste introduit comme cause explicative du comportement criminel le facteur héréditaire (un Y supplémentaire), mais pour en contrarier les automatismes logiques (le tueur tue moins par prédisposition génétique que par volonté d'en cacher la réalité afin de ne pas nuire à sa carrière). Jusqu'à déboucher sur le nœud ultime de la prophétie autoréalisatrice (le tueur est l'un des généticiens ayant identifié ce facteur en courant le risque de ses conséquences eugénistes).

 

 

D'un côté, Dario Argento témoigne à coup de citations explicites ou d'influences plus subtiles de l'évidente diversité de ses ressources cinéphiles : ainsi, le motif héréditaire est inspiré de Twisted Nerve (1968) de Roy Boulting et les étranglements d'un tueur invisible de Deux mains, la nuit – The Spiral Staircase (1945) de Robert Siodmak ; l'angoisse montant autour d'un verre de lait empoisonné provient de Suspicion – Soupçon (1941) d'Alfred Hitchcock ; la rencontre du journaliste Carlo Giordani (James Franciscus) avec Anna Terzi (Catherine Spaak), la fille du chef de l'institut de recherches génétiques de The Big Sleep – Le Grand sommeil (1945) de Howard Hawks d'après Raymond Chandler. La valeur indicielle accordée à quelques gouttes de sang tombées du plafond ferait également signe du côté d'un autre film célèbre de Howard Hawks, Rio Bravo (1959). Quant à l'idée suggérée d'expérience par Franco Arno de réexaminer la photo de presse prise d'une victime tombée sur des voies ferrées, elle amorcerait enfin la perspective antonionienne de Blow Up (1967) qui sera dépliée bientôt mais de façon autrement plus approfondie dans Profondo Rosso. Et puis, toujours Edgar Allan Poe avec une séquence de cimetière hantée par les lectures de jeunesse de L'Enterrée vivante (1844).

 

 

 

De l'autre, le cinéaste expérimente quelques effets stylistiques contemporains d'un cinéma indépendant frotté d'avant-gardisme, à l'instar de ces flash-forward comme on en trouve alors chez Alain Resnais (Je t'aime, je t'aime en 1968), Dennis Hopper (Easy Rider en 1969) et Melvin Van Peebles (Sweet Sweetback's Baadasssss Song en 1971). À trois reprises en effet, des plans très courts s'intercalent de façon a priori irrationnelle dans la continuité narrative, d'emblée pour rapporter à Franco Arno des visions quasi-hallucinatoires qui proviendraient confusément de l'avenir le plus immédiat, concernant d'abord le gardien assommé de l'institut à côté duquel il habite, puis la rencontre avec Carlo Giordani et enfin la brutale séquestration de Lori par le tueur. Le tissu du présent se verrait ainsi comme lacéré à coup du rasoir d’un montage syncopé, accordé aux accents funk de la partition d'Ennio Morricone (contemporaine de celle de Lalo Schifrin pour le Dirty Harry de Don Siegel). S’y ferait ainsi sentir une puissance obscurément prophétique, non seulement qui ferait de Franco Arno un avatar moderne de Tirésias, le devin aveugle de Thèbes (et Lori en serait alors l'équivalent de Manto qui a donné l'italienne Mantoue), mais encore qui préfigurerait la force visionnaire de personnages argentiens relevant du versant le plus fantastique de l'œuvre (comme Jennifer Corvino, l’héroïne de Phenomena en 1985).

 

 

Avec Le Chat à neuf queues, Dario Argento ne semble pas encore tout à fait prêt à faire le grand bond hors du réalisme urbain et policier exigé par les normes du giallo, de fait inauguré avec le personnage de la voyante assassinée de Profondo Rosso jouée par Macha Méril. Mais ses premières tentatives avèrent cependant l'existence encore nébuleuse d'un désir déjà là d'épaisseur psychique qui ne se réduit ni à une phénoménologie de la perception fragmentaire des témoins, ni à la lecture indicielle et parfois trompeuse des images et des signes, ni à l'éclatement figuratif d'un tueur à la présence spectrale et obscène. Il n'empêche que le film enthousiasme dans sa dispersion même à l'image des neuf queues du chat donc, notamment en compliquant la modernisation par la science de l'hérédité de l'antique fatum. La recherche génétique dans ses usages criminologiques et ses conséquence eugénistes s'impose ainsi comme l'une des deux faces du destin des sociétés modernes et désenchantées dont l'autre versant appartiendrait à la prophétie autoréalisatrice. Seulement, la dispersion figurative d'un tueur dépersonnalisé jusqu'à l'abstraction avant d'en reconfigurer tardivement l'identité et les motivations rationnelles s'accompagne aussi du brouillage des logiques du destin et des circuits de la compulsion de répétition meurtrière. Et n'y n'échappera même pas le visionnaire qui, en croyant à l'assassinat de Lori, répond en fait à l'injonction implicite du tueur voulant en finir avec lui-même, le suicide indirect du second déterminé par le passage à l'acte du premier, pourtant figure de bonté.

 

 

 

Les jeux de correspondance entre divers motifs, des gouttes de lait aux gouttes de sang, des cous étranglés aux bouches écumant un mélange de bave et de sang, de l'adoption de l'angélique Lori à celle plus incestueuse d'Anna, des escaliers en spirale de Turin à la tôle ondulée des toits dans une nuit de Cinecittà, de la grille de mots croisés sur laquelle travaille Franco Arno à la grille du code génétique expliquée par le meurtrier lui-même, tous ces éléments forment un étoilement révélant progressivement une dynamique sérielle qui est alors contemporaine du structuralisme. La composition des motifs et des perspectives se croisant en forme de nœuds, avec les strangulations du tueur dont les mains brûlent en glissant le long des câbles d'une cage d'ascenseur, constitue à la fin un agencement dédaléen d'intrications où le tueur spectral et sans figure apparaît alors dans toute son impossible duplicité, à la fois « excès et défaut, case vide et objet surnuméraire, place sans occupant et occupant sans place » (Gilles Deleuze, Logique du sens, éd. Minuit-coll. « Critique », 1969, p. 83).

 

 

 

C'est seulement à la fin du Chat à neuf queues que l'on découvre avec la révélation de son identité qui le tueur est vraiment. C’est-à-dire l'enfant prodige se révélant monstrueux au point de compromettre toutes les filiations y compris par adoption (du démon de l'inceste des Terzi à l'angélisme brisé de Lori et Petit Biscuit). Soit l'enfant monstre parce que meurtri comme on le retrouvera encore et diversement dans Profondo Rosso et Phenomena, dans Non ho sonno – Le Sang des innocents (2001) et Jenifer (2005). Le tueur argentien est autrement dit une expression privilégiée du « signifiant flottant » cher à l'anthropologie structurale de l'époque. Il est le mana ou zéro autour duquel tourne une société dont le savoir scientifique engage la méconnaissance de l'obscur engendrement de ses propres monstres.

 

 

7 juillet 2019

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