Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).
Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.
A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.
Non ho sonno – Le Sang des innocents (2001) et Giallo (2009)
Ce qui empoisonne le sang
Malgré une critique mitigée, revenir au giallo des origines engage au début des années 2000 un retour en force pour Dario Argento qui signe avec Nono ho sonno – Le Sang des innocents un thriller certes inégal, mais complexe dans ses linéaments et généreux dans ses motifs. Les gialli suivants représentent cependant des propositions assez faibles, Card Player (2004) et, pour la télévision, Aimez-vous Hitchcock ? (2005) qui est plus faible encore. Avec le pourtant très attendu Giallo (2009), Dario Argento peine franchement à retrouver le bon niveau du Sang des innocents. Les déboires rencontrés à la suite du contentieux entre la star et producteur Adrian Brody et les autres coproducteurs du film concernant le paiement intégral de son salaire ont même participé à retarder sa visibilité dans les salles, jusqu’à ruiner sa commercialisation y compris en DVD. C’est finalement à la télévision étasunienne que le cinéaste italien aura eu l’opportunité de renouer avec une certaine vitalité, à l’occasion d’un doublet réalisé pour la série de Mick Garris, l’anthologie Masters of Horror. Si Pelts – J’aurai leur peau (2006) reste quand même assez dispensable, on retient surtout l’étonnant et si troublant Jenifer (2005), dont la réussite aura même convaincu Dario Argento de se lancer enfin dans la réalisation du troisième et dernier volet de sa « Trilogie des Enfers », La terza madre – La Troisième Mère (2007).
Avec Le Sang des innocents et Giallo, l’amateur des gialli de Dario Argento se trouve en terrain connu. Les deux films ont déjà été tournés tous les deux à Turin, la ville noire où le cinéaste préfère tourner comme le prouvent Le Chat à neuf queues (1971), Quatre mouches de velours gris (1971), Profondo rosso – Les Frissons de l’angoisse (1975), Aimez-vous Hitchcock ?, ainsi que La Terza madre et Dracula 3D (2012). Des motifs sont également repris pour des variations et des arabesques partagées, avec l’enfance traumatisée d’où peuvent surgir des monstres, avec la figure de l’enfant tueur dont la passion criminelle est une ritournelle entêtante, avec la série meurtrière dont la responsabilité se divise pour mieux se disséminer dans une torsion baroque des raisons. Mais là où Le Sang des innocents s’apparente à une sorte de synthèse provisoire et récapitulative, comme le troisième volet d’un autre triptyque que le triptyque inaugural et animalier ou celui des « « Trois Mères », ouvert avec Profondo rosso et poursuivi avec Ténèbres (1982), Giallo piétine et marque un relâchement fatal. Les vedettes (Adrian Brody et Emmanuelle Seignier) minaudent jusqu’à l’insupportable et l’enquête policière ressasse les lieux communs argentiens.
Giallo avait pourtant quelques arguments, des pistes intéressantes à suivre. Par exemple l’idée consistant à tourner autour de la couleur jaune (le tueur lecteur de romans policiers à couverture jaune a hérité de sa mère hépatique une jaunisse et les flash-back traumatiques du policier sont filmés avec un filtre jaune), tout en décevant la logique intrinsèque au giallo (le tueur en série est en effet rapidement identifié). Et puis cette autre idée proposant d’examiner la différence la plus mince qui est au fond un milieu d’indifférenciation relative partagé entre le serial killer et son profiler (l’un et l’autre sont d’ailleurs joués par le même acteur, Adrian Brody et son hétéronyme Byron Deidra), le second sauvé d’une enfance ensanglantée à la différence du premier, son faux frère qui est son vrai double aussi. On ajoutera enfin une belle photographie, chaude et satinée de Frédéric Fasano pour le dernier tournage en pellicule du cinéma de Dario Argento. Mais aucun morceau de bravoure stylistique n’advient pour réussir à dynamiser une enquête classique et ainsi emporter la mise en scène très haut dans les cintres d’un opératisme pourtant promis en ouverture du film.
A contrario, Le Sang des innocents est un œuf plein jusqu’à saturation de tout le cinéma argentien. Les retrouvailles avec Turin sont aussi celles des Goblins qui se sont reformés pour l’occasion autour de Claudio Simonetti et Gabriele Lavia joue un rôle parfaitement inverse – autrement dit le même rôle mais à l’autre bout de la lorgnette – de celui qu’il tenait dans Profondo rosso (après avoir joué un fils partageant avec sa mère une même pulsion meurtrière, il interprète désormais un père couvrant la folie criminelle de son fils, on le croise aussi dans l’un des couloirs de Inferno). Les motifs respectifs de la villa abandonnée et de la poupée que l’on croit vivante, la comptine enfantine (écrite par Asia Argento) qui enroule dans sa ritournelle des passions meurtrières ne s’éteignant qu’avec la mort, tout cela fait signe évidemment du côté de Profondo rosso. L’inspiration criminelle qui vient de la littérature, la relance hasardeuse des séries meurtrières et l’enfance traumatisée hantant le présent sont d’autres motifs qui reviennent quant à eux directement de Ténèbres. Les instruments de culture qui se révèlent des armes de barbarie (un cor anglais) et les ponctuations animalières (des silhouettes en papier découpé) comme une charade (un cochon, un coq, un poussin, un chaton, un lapin, un cygne et puis aussi une vraie perruche) répètent enfin, notamment après Opéra (1987), qu’il y a tout au fond des raffinements de l’art les hurlements de la vie animale martyrisée jusqu’au sang (parmi les citations dont regorge le film, on aura entre autres reconnu un ballet et une fable allégorique et politique, Le Lac des cygnes de Piotr Tchaïkovski et La Ferme des animaux de George Orwell).
Tout cela serait déjà beaucoup mais cela ne suffit pas, Le Sang des innocents ne se contente pas d’être un digest idéal, au contraire. En atteste déjà la présence de Max von Sydow dans le rôle du vieux flic victime de la maladie d’Alzheimer et dont la personnalité attachante rappelle Karl Malden dans Le Chat à neuf queues et Donald Pleasance dans Phenomena (1984). Le montrent également les prouesses visuelles accomplies par le directeur de la photographie Ronnie Taylor, déjà présent sur Opéra et Le Fantôme de l’Opéra (1998), technicien éprouvé qui a été notamment cadreur chez Brian De Palma (Phantom of the Paradise) et Stanley Kubrick (Barry Lyndon). Que l’on pense en effet à la première séquence d’agression dans un train nocturne, avec ses objets parfaitement hitchcockiens (le sac bleu, vrai MacGuffin), ses trouvailles plastiques (la femme traquée se cache à l’intérieur des plis de l’accordéon reliant deux wagons), ses obsessions esthétiques (la victime cherche à fuir dans le couloir alors qu’elle aurait dû rester au plus près de la surface caoutchouteuse, la profondeur de champ ne menant qu’à la pénétration violente et mortelle de son corps).
La vérité dans les plis, le salut à la surface quand la mort est au fond, c’était déjà le motif de l’épisode intitulé Il tram pour la mini-série La porta sul buio (1973) et elle est au principe du baroquisme profond de Dario Argento. Que l’on songe encore à ce génial travelling en diagonale le long d’un tapis rouge fréquenté par de nombreux piétons, comme le déroulé biaisé d’une langue finissant avec les pointes fatales d’un petit rat de l’opéra décapité, extase acéphale. Même un gros plan apparemment aussi anodin que celui de deux verres de bière grossit de façon maniériste une logique d’échange symbolique entre deux enfants brutalisés (le garçon dont la mère a été assassinée et son ami d’enfance qui se révèle être l’assassin) qui, ainsi exacerbée visuellement, reste encore illisible. La tête perforée d’une balle du tueur fou depuis qu’il est un gosse vient conclure un récit complexe, l’un des plus tortueux de tout le cinéma de Dario Argento, dont le terme appartient à l’acéphale – encore lui – giclant en remède ultime aux enfances empoisonnées.
Perdre la tête littéralement ne vient en effet qu’après avoir perdu la tête métaphoriquement, quand le sang d’une folie sans rémission a intoxiqué l’enfance dont certains peuvent se relever mais d’autres jamais. C’est, en moins bien traité cependant, pourtant le profond sujet de Giallo. C’est enfin la santé de Dario Argento qui a découvert à l’époque du Sang des innocents qu’il était atteint de polycythémie, l’obligeant quand la concentration d’hémoglobine dans le sang associée à une augmentation de la masse totale de globules rouges est trop forte à de régulières saignées. C’est parce que le sang est empoisonné, comme excédé de lui-même, qu’il doit couler. Mais seulement à la surface des images et jamais depuis la profondeur réelle des corps. Telle est la morale exigeante et secrète de l’artiste qui connaît la connivence extrême des instruments de la culture et des armes de la barbarie.
11 avril 2020
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