L'obscène est là, ses scènes se multiplient avec virulence à l'orée des années 1970 comme l'acné sur le visage d'un adolescent. L'obscène, qu'est-ce donc ? À l'origine c'est un mauvais présage pour les augures, une gaucherie sinistre que l'on peut entendre aussi en forçant un peu l'étymologie : ob-scène est la scène giclant de son socle en abolissant toute distance, qui vous saute au visage pour loger dans votre corps un œuf pourri à l'instar du facehugger d'Alien.
L'obscénité engorge en particulier le cinéma anglais d'alors. L'impératif catégorique de l'époque est en effet celui-ci et il n'a toujours pas changé : jouis ! Les élans contestataires et libertaires des années 1960 retombent dans une forme de désublimation réactive. Les eaux claires de l'émancipation se troublent et s'alourdissent de la matière fangeuse du consumérisme et d'une libération sexuelle doublée par son simulacre qu'est la libéralisation des mœurs. Un réel glauque monte des égouts du symbolique pour infiltrer les imaginaires et les corrompre d'une humeur toxique. Les images sont vitreuses, chargées du glaucome des jouissances dont l'impératif s'impose en nouvelle servitude volontaire. L'hédonisme forme avec le puritanisme un couple faussement biaisé, baisant en simulant la dialectique. La loi est un formalisme vide s'engorgeant de pulsions, gardiens de la loi dérangés, tueurs en série tapis derrière un masque d'affabilité. Le kitchen sink realism cher aux angry young men débouche sur un nouvel expressionnisme raccord avec la banalisation de la culture pornographique.
Alfred Hitchcock revient au pays après plus de trente ans d'absence et livre avec Frenzy (1972) son film le plus osé : puisque l'époque est à la pornographie, fait social total qui est devenu notre culture générale, il faut en être le pornographe le plus rigoureux qui soit, sans craindre de se salir les mains. Un an auparavant, Richard Fleischer fait avec L'Étrangleur de Rillington Place le portrait concret et abstrait de l'un des tueurs en série les plus célèbres d'Angleterre, John Reginald Christie, en le décrivant comme une araignée cavernicole à son aise dans l'antre d'une société préférant exécuter les proies en protégeant les prédateurs qui lui ressemblent.
Scènes anglaises de l'obscène, champ : le tueur en série est le passeur en obscénité, le profanateur qui produit après consommation les déchets humains du marché du sexe, et qui fait parler de lui en faisant coïncider jactance et jouissance (Frenzy). Et il y a de quoi rire mais le rire est sardonique et seule l'attente est un bien hasardeux qu'il faut cependant hasarder quand l'activisme et le volontarisme sont à la propagation du mal et sa viralité.
Scènes anglaises de l'obscène, contrechamp : le tueur en série est le gardien discret et urbain de l'obscénité, prédateur patient qui peut attendre des années qu'une société rude et injuste aux prolétaires lui livre ses proies sans forcer, hommes incultes et femmes ayant besoin d'avorter (L’Étrangleur de Rillington Place). Il y a de quoi alors rester interloqué et médusé devant la coïncidence parfaite des perversions criminelles et des décisions légales rationnelles.
10 février 2021
Si l’on considère que la dernière période du cinéma d’Alfred Hitchcock commence avec Marnie (1964) pour se conclure avec Complot de famille (1976), l’avant-dernier titre de la série, Frenzy (1972), en représente le chef-d’œuvre incontestable. Mais un chef-d’œuvre d’un type bien particulier : Frenzy est le film d’Alfred Hitchcock où s’y expose avec une intensité inégalée, quasiment délirante, un goût prononcé pour l’obscénité. Obscène, Frenzy l’est avec la jubilation d’un vieux maître égrillard de 73 ans qui, même à cet âge, tient cependant coûte que coûte à la forme en sachant que c’est bien la dernière chose qu’il lui reste, à savoir l’ultime manière lucide de se tenir un peu dans un monde où la cochonnerie s’y déverse sans retenue.
De fait – et c’est en cela qu’il est passionnément retors – Frenzy n’est en rien un film kantien parce que, si les mains du démiurge restent manifestement toujours agiles en manipulant avec dextérité la conscience du spectateur, elles trempent allègrement dans les huiles noires du marécage humain et les plans font des éclaboussures qui aspergent et salissent la membrane de l’écran.
Elle courait comme le lièvre de Mars de façon souterraine dans les soubassements de l’œuvre, voilà désormais que la propension hitchcockienne à l’obscénité trouve enfin l’occasion de s’exprimer frontalement, jaillie du terrier des pulsions longtemps réfrénées pour battre comme plâtre la campagne en la souillant gaillardement de ses excréments. Rien de contingent, Frenzy résulte autant des développements tardifs de la trajectoire cinématographique du cinéaste que des effets de contexte d’une époque entre autre marquée par la promotion du sexe. Mais en précisant tout de suite avec Michel Foucault que le sexe est un discours, c’est un savoir dont la nouvelle variante discursive est aux plaisirs de la consommation sexuelle indexés sur la dialectique biaisée de l’hédonisme nouveau et d’un puritanisme renouvelé. L’époque s’y prête en effet, supposément dissolue en étant rigoureusement dévolue à une libéralisation des mœurs qui est un relâchement des orthodoxies culturelles ou sociétales, notamment dans l’ordre de la représentation de la nudité et de la sexualité.
Résultat : Frenzy a été interdit aux spectateurs de moins de douze ans et il est de tous les films d’Alfred Hitchcock celui qui exhibe des plans tournés jamais osés jusqu’à présent, pubis en plan large et langue pendante, yeux révulsés et seins en gros plans.
On sentait l’obscénité battre à la porte de certains plans de Vertigo – Sueurs froides (1958) et Psycho (1960), battant peut-être plus fort encore dans Marnie. Les vannes sont grandes ouvertes désormais et Alfred Hitchcock peut enfin faire valoir la vérité : une fois la cosmétique hollywoodienne abandonnée, la pornographie peut être un art quand l’écriture sophistiquée des dépravations publiques marque, dans un moralisme heureusement tempéré par la critique mordante et le rire sardonique, l’extension du champ de l’obscénité. Puisque la prostitution est devenue un fait social total, avec la marchandise du sexe comme il y a à Londres la grande place du marché, la pornographie relève de la culture générale et seuls les artistes en sont les réels pornographes en donnant à voir et à lire à partir de ce qu’elle clame à haute voix ce qu’elle tait et minimise tout bas.
Au tout début des années 1970, Alfred Hitchcock se trouve en réelle difficulté à la suite de récentes productions pour les studios hollywoodiens qui sont de moins en moins concluantes à l’instar des films d’espionnage Le Rideau déchiré (1966) et Topaz – L’Étau (1969). Il ne le sait pas encore mais Complot de famille, film mineur mais plus que sympathique, sera sa dernière aventure hollywoodienne et son ultime acte cinématographique. C’est entre deux eaux que le cinéaste tombe sur l’opportunité de revenir en Angleterre pour y tourner un nouveau film après une longue absence de plus de trente ans (son dernier film britannique était La Taverne de la Jamaïque en 1939). Il s’agit, après L’Ombre d’un doute (1943) et Psycho, d’une nouvelle histoire de tueur en série comme le proposait déjà son tout premier grand film, The Lodger : A Story of The London Fog – Cheveux d’or (1927). Frenzy est tiré d’un roman policier d’Arthur La Bern, Goodbye Piccadilly, Farewell Leicester Square (1966), adapté par Anthony Shaffer, frère jumeau du dramaturge Peter Shaffer (l’auteur de Equus et Amadeus) et scénariste pour Joseph L. Mankiewicz (Sleuth – Le Limier, 1972), Robin Hardy (The Wicker Man – Le Dieu d’osier, 1973) et Sidney Lumet (Le Crime de l’Orient-Express, 1974). Le cinéaste est le producteur de son nouveau film et son retour en terres anglaises est un retour gagnant. L’histoire est captivante de bout en bout, la mise en forme témoigne d’une très grande ingéniosité et Alfred Hitchcock renoue avec le succès au box-office qui est pour lui le critère définitif de la réussite de ses films.
Si la cravate signe le modus operandi du serial killer, certains mouvements de caméra modelant à vue d’œil la durée des plans auxquels ils sont associés tressent et tirent des cordes invisibles pour les entortiller en double nœud autour du cou du héros et de celui du spectateur qui s’identifie désespérément à lui. Et de se demander jusqu’au bout s’il va se tirer du guêpier dans lequel il s’est malgré lui fourré et l’ironie, terrible, consiste à ce que son activisme davantage l’y enfoncerait. Le récit de Frenzy est si bien ficelé qu’il s’apparente à un sac de nœuds serpentins, ce qui ne pouvait pas laisser indifférent l’auteur de Rope – La Corde (1948). Et, parmi ceux qui coulent et glissent le long du cou des victimes de l’étrangleur à la cravate soumis à l’aiguillon de son cerveau reptilien, enfle le nœud virtuel de la corde de pendaison pour l’innocent confondu avec le coupable.
Le motif du faux coupable revient une nouvelle fois pour y trouver l’une de ses traductions parmi les plus radicales jamais imaginées par Alfred Hitchcock avec I Confess – La Loi du silence (1953) et The Wrong Man – Le Faux coupable (1957). Richard « Dick » Blaney s’y voit en effet livré au piège impersonnel d’une culpabilité générique qui constitue l’envers sombre de la pornographie dont la toile se tisse entre les rives de la Tamise et la cuisine d’un policier où sa compagne mijote d’affreux plats français, le marché de Covent Garden et l’agence matrimoniale d’Oxford Street. L’ancien officier pilote de chasse devenu un barman divorcé et colérique qui doit dormir dans une chambre de l’armée du salut est une figure de déclassé, cerné entre ses amis qui se révèlent tantôt des lâches tantôt des traîtres et les indicateurs de police zélés que deviennent spontanément les gens, coincé entre le cadavre de son ex-compagne et celui de sa dernière petite amie, pris au piège de lui-même en étant la victime de ses propres sautes d’humeur et d’un comportement irascible.
« Dick », tel est son surnom de Richard Blaney et Jon Finch joue très bien la virilité inopérante d’un homme devenu effectivement une pauvre « bite », encore séduisant pour les femmes, certes, mais abêti aussi par la rage et le ressentiment au point de s’aveugler sur ses amitiés et ses capacités à transcender héroïquement la situation. En face de lui, Robert « Bob » Rusk est drôle et terrifiant. C’est, comme on en verra tant chez le disciple Brian De Palma, le faux ami du héros révélant qu’il est non seulement l’étrangleur à la cravate mais aussi son double obscur, génialement interprété par Bobby Foster remplaçant Michael Caine qui s’est désisté. Rusk est l’un des maîtres de Covent Garden, il a compris que le marché aux légumes est une image du monde tel qu’il est devenu mais cela ne suffit pas. Il lui faut de surcroît disséminer les cadavres dans tout Londres afin de rappeler à ses habitants qu’ils sont de potentiels déchets dès lors qu’ils ont accepté de devenir des marchandises exposées aux lois sévères du marché.
Rusk incarne non seulement le sujet de la jouissance mais encore celui de la profanation. Il est le jouisseur jouissant d’être le profanateur de ses victimes réelles en faisant jouir ses victimes potentielles, voilà toute l’obscénité. Une obscénité qui se contracte dans le plan simple d’une grappe de raisins blancs écrabouillée du pied gauche par Dick Blaney et c’est ainsi qu’elle fait gicler le sens ambivalent du terme, d’abord le funeste présage pour les augures (étymologiquement obscène dit ce qui vient du côté gauche, sinistre) ensuite, et par dérivation sémantique, l’obscène au sens de la scène qui gicle de son socle et vous saute au visage comme un facehugger dans Alien.
La mise en scène dédiée à célébrer les travaux municipaux d’assainissement de la Tamise ? C’est la première séquence de Frenzy et elle se voit d’emblée profanée par l’apparition sur la rive d’un cadavre de femme nue qui détourne l’attention des badauds préférant au discours sentencieux du théâtre public le bon vieux boulevard du crime. Chacun y va de son hypothèse, chacun s’excite à l’émettre, tout le monde jacte et la jactance est une jouissance partagée. Tout le monde jouit et pas moins Alfred Hitchcock en chapeau melon qui change de scène et de spectacle en suivant la foule mais en ayant au moins, lui, la décence de se taire. L’agence matrimoniale consacrée à l’union des cœurs ? Elle participe elle-même de l’obscénité profanatrice en dévoilant le sexe derrière le sentiment pour le subordonner à une logique de rationalité abstraite et marchande. C’est pourquoi Rusk fréquente l’agence, il en reconnaît l’obscénité lui qui s’y connaît, en assassinant sa patronne qui fait preuve d’un moralisme obscène en refusant de lui trouver le modèle de femme susceptible d’accepter ses jeux sexuels brutaux. Un pas plus loin et on se demandera même si Rusk n’est pas passé à l’acte au fond parce que le nouveau marché du sexe n’avait pas satisfait à ses promesses. En passant, un couple de clients fait entendre comiquement la nouveauté des renversements de l’époque. Quand l’homme tient encore à la symbolique de l’institution en invitant à la publicité des bans, la femme insiste pour sa part à ce que son nouveau compagnon vienne déjà chez elle, invité à être à la hauteur du précédent compagnon décédé, notamment en terme de gestion des tâches domestiques (mais il est difficile de ne pas penser à d’autres faveurs, à d’autres services).
Dans Frenzy, un tueur en série s’impose comme l’opérateur d’une jouissance tous azimuts, jouissance obscène et profanatrice. Ses passages à l’acte pulsionnels font parler ceux dont la jactance est une jouissance quand ils ne jouissent pas de jouer aux indicateurs de police en accablant le faux coupable. Les meurtres du tueur à la cravate avèrent une pornographie disséminée et généralisée, des rives polluées de la Tamise au tribunal qui est le site de l’erreur judiciaire, du marché aux légumes à l’agence matrimoniale qui en est un autre, de la cuisine du policier chargé de l’enquête où l’art culinaire se noie dans des plats répugnants, jusqu’au cadavre dont le corps se perd en morceaux parmi les pommes de terre. L’adjectif même de « lovely » succombe à son usage obscène, Gotlib s’en souviendra dans sa série Rhââ Lovely. On le voit bien : quand quelques-uns s’échinent à tenir en encore au symbolique, des bans publiés aux noms français des plats cuisinés (par Vivien Merchant, compagne de Harold Pinter qui joue également l'épouse du flic dérangé de The Offence de Sidney Lumet), le réel force les scènes et les déborde, réel horrible, réel obscène. Gag : il n’y a pas de tradition culinaire anglaise, vouloir la forcer par imitation des français est une obscénité.
Avec un génie somme toute démonique, le pornographe de Frenzy rend compte en même temps que Jacques Lacan de l’impératif surmoïque de l’époque : jouis ! Tantôt en découpant avec une précision analytique les gestes d’un meurtre pour en extraire les fragments qui interrompent la continuité organique de la scène, tantôt en usant du travelling arrière qui fait d’une rampe d’escalier la corde reptilienne et noire d’un autre meurtre mais élidé celui-là. La virtuosité est malicieuse en devenant même carrément perverse quand, à la différence du meurtre plein cadre de Brenda Blaney (Barbara Leigh-Hunt), l’exclusion hors-champ de celui de Barbara « Babs » Milligan (Anna Massey, vue dans Peeping Tom – Le Voyeur de Michael Powell) joue du différé en faisant revenir son cadavre au milieu des pommes de terre à l’occasion d’une longue séquence éprouvante, à la fois grotesque et terrifiante. Le cadavre de Babs est récalcitrant quand Rusk essaie de lui arracher des doigts figés par la rigor mortis l’épingle de sa cravate compromettante. Avant de tomber du camion et se ramasser sur l’asphalte en faisant saillir parmi les tubercules répandues un regard révulsé d’horreur, regard de Méduse sidérant comme le fermier aux yeux crevés des Oiseaux (1963).
La cosmétique hollywoodienne s’est évanouie et la cinématographie coïncide toujours plus avec la pornographie. Le héros hitchcockien est devenu impuissant à renverser la vapeur de la fausse culpabilité, la petite amie qui aurait pu l’aider est assassinée, le tueur domine la situation en incarnant la part obscène et profanatrice de l’impératif surmoïque de la jouissance. Frenzy tient absolument du travelling-avant, figure filmique récurrente dans toute l’œuvre, à l’exemple de celui qui ouvre le film en traversant les strates et couches symboliques de la représentation pour aborder en gros plan les rivages saumâtres de la pornographie de l’époque. Et suivre ainsi le lièvre de l’obscénité, qui court et n’a pas fini de courir en déposer ses patates et cadavres comme des crottes.
Le vieux démon pornographe sait cependant que l’on peut retenir le mouvement qui va à l’obscénité et la profanation. Retenir consistera précisément à attendre. L’attente, non plus du cri révélant le crime – attente prédatrice –, mais de la suspension dans l’enchaînement fatal des actions parce qu’il faut moins pour le bien faire et faire faire que laisser faire le mal pour le confondre en se distinguant ainsi de lui. L’attente est sainteté quand l’activisme volontariste et forcené est un mal dont la boîte noire est comme la malle de l’assassin sur laquelle se fige le plan final.
8 février 2021
On les rencontre dans les grottes et les cavités, la petite Meta bouneti que l’on trouve en Europe et en Afrique du nord ou la grande Heteropoda maxima qui habite les cavernes laotiennes, ces araignées dont nous a parlé la biospéologie, la discipline scientifique qui étudie les organismes cavernicoles.
On sait que Richard Fleischer a voulu être psychiatre avant de se diriger d'abord vers une carrière d’acteur, sans succès, puis, avec autrement plus de réussite, de réalisateur hollywoodien. On imagine aisément qu’il a probablement été poussé dans cette voie par son père Max Fleischer. Avec son frère Dave, Max Fleischer a été au début des années 1920 un pionnier dans le genre du cinéma d’animation, créateur de Betty Boop et adaptateur sur grand écran des aventures de Popeye. Le psychiatre insiste cependant en diagonale dans l’œuvre hétéroclite de Richard Fleischer. En s’essayant à divers styles et genres avec 46 films au compteur tournés entre 1946 et 1989, au risque d’avoir rendu difficile la tâche de reconnaître en lui un auteur, le cinéaste n’en a pas moins entretenu un goût pour l’expérimentation visuelle héritée de ses père et oncle, ainsi qu’une obsession pour les profils criminels et les personnalités dominées par un fort complexe de supériorité.
Se dégagent à cet égard les grandes affaires criminelles inspirées de faits réels ayant défrayé la chronique judiciaire. On aurait ainsi d’un côté The Girl in the Red Velvet Swing – La Fille sur la balançoire (1955) dont le récit portant sur l’assassinat de l’architecte Stanford White a également inspiré Ragtime (1981) de Milos Forman et La Fille coupée en deux (2007) de Claude Chabrol. Et, de l’autre, il y aurait Compulsion – Le Génie du mal (1958) d’après l’affaire Nathan Leopold et Richard Loeb, précédé sur ce sujet par Rope – La Corde (1948) d’Alfred Hitchcock et suivi par Swoon (1992) de Tom Kalin puis Murders by Numbers – Calculs meurtriers (2002) de Barbet Schroeder. À un autre pôle, on trouverait encore les héros égotiques et revanchards, avec le surmoi gonflé comme un ballon de baudruche, de 20,000 lieues sous les mers (1954) adapté de Jules Verne et produit par Walt Disney, de Between Heaven and Hell – Le Temps de la colère (1955), un film de guerre se déroulant durant la Bataille du Pacifique, et des Vikings (1958) avec l’affrontement haut en couleurs de ses frères ennemis joués par Kirk Douglas et Tony Curtis.
Trois films de Richard Fleischer se vouent en particulier à raconter une histoire de criminel psychopathe perpétrant des meurtres en série. C’est d’abord Follow me Quietly – L’Assassin sans visage (1948) dont le portrait psychologique fouillé reste cependant soumis aux éclairages contrastés du film noir. Ce sont, surtout, L’Étrangleur de Boston (1968) adapté de l’affaire Albert DeSalvo et 10 Rillington Place – L’Étrangleur de Rillington Place (1971) inspiré du cas John Reginald Christie, deux films figurant parmi les plus grandes réussites du cinéaste. Les biographes et les filmographies qu’ils commentent mettent cependant l’accent le plus souvent sur une supposée « trilogie du mal » incluant Le Génie du mal, L’Étrangleur de Boston et L’Étrangleur de Rillington Place. L’appariement des trois films possède malgré tout une force heuristique indéniable car chacun propose en effet, en s'appuyant sur une affaire criminelle réelle, la forme circonstanciée permettant de conjuguer l’analyse d’un profil criminel particulier avec le constat plus général d’un contexte social favorable à l'éclosion du mal.
En suturant la criminologie à la sociologie selon des choix variés et des optiques à chaque fois différenciées, la forme adoptée sert moins un formalisme creux qu’elle soutient une esthétique dont la portée ne cesse pas de film en film d’amplifier ses effets politiques. En commençant déjà par la justification de l’abolition de la peine de mort qui s’appuie sur le cas de deux petites ordures sans ambiguïté et ne méritant aucune empathie. Fils de bourgeois et étudiants en droit blasés, les deux assassins d’un gamin pour le plaisir de se placer au-dessus des lois de la société, non seulement montrent qu’ils ont mal lu Nietzsche en donnant raison à Dostoïevski, mais ont également démontré qu’ils avaient trouvé pour leur propre compte, et dans le contexte criminel du Chicago des années 1920, ce que les nazis sont alors en train de conceptualiser sous le terme de race aryenne et d'aryanité. Malgré ses qualités d’interprétation et de mise en scène (l'usage du format « scope » est approprié aux espaces de la bourgeoisie), victime aussi une ambiguïté qui fonctionne à double tranchant (le penchant homo-érotique des deux garçons accréditerait pour le tout venant l’identité criminelle de l’homosexualité), Le Génie du mal n’en reste pas moins affaibli par un volontarisme didactique qui emporte son dernier tiers, tout entier dévoué à ce que la plaidoirie soit une tribune pour le personnage de l’avocat libéral inspiré de Clarence Darrow et incarné par Orson Welles.
L’enquête sur le mal qu’abrite tout monde social s’est ensuite poursuivie avec deux propositions autrement plus passionnantes et tellement plus troublantes. Qu’il s’agisse de l’opacité de l’énigme d’une psyché criminelle sur la coquille de laquelle butent, malgré les efforts redoublés du vieux sage Henry Fonda, les coups de canif analytiques du split-screen (L’Étrangleur de Boston). Qu’il s’agisse encore d’une forme fascinante de parasitisme tant à son aise dans l’Angleterre de l’après-guerre que cette dernière a choisi d’envoyer à la potence l’innocent plutôt que le coupable, à la place du prédateur l’une de ses proies, exacerbant ainsi socialement la petite machine obscène de prédation du tueur (L’Étrangleur de Rillington Place).
John Reginald Christie est l’un des tueurs en série les plus connus d’Angleterre, qui assassina au moins sept femmes et le bébé de l’une d’entre elles entre 1943 et 1953. Le serial killer britannique reste à jamais associé à l’immeuble moisi et décati où le violeur nécrophile a commis ses crimes et dans la cour duquel il enterra le cadavre de ses victimes. Au 10 Rillington Place à Notting Hill, un quartier populaire situé pile au centre de Londres et passé des émeutes raciales de la fin des années 1950 à un processus de gentrification valorisé par la comédie Coup de foudre à Notting Hill (1999) avec Julia Roberts et Hugh Grant. Dans le film qui raconte une partie de son histoire, Richard Fleischer voit en John Christie un criminel psychopathe qui se comporte exactement comme une araignée cavernicole. L’immeuble de Rillington Place s’apparente à une grotte où sévit le prédateur, une maison de l'horreur plus impressionnante que les effets 3D mobilisés pour le troisième volet de la franchise Amityville (1983). C’est alors que le psychiatre que Richard Fleischer aurait pu être se révèle quasiment entomologiste, plus rigoureux et inventif même que William Wyler quand il tourne sa propre histoire de tueur en série avec The Collector – L’Obsédé (1965).
Dans la caverne de l’immeuble, une araignée attend, parfois pendant des années. Elle ne se fatigue pas, elle a tout son temps. Le prédateur sait faire de patience en guettant derrière ses rideaux qu’une proie se présente à elle, collègue qui recherche un soin pour sa bronchite, locataire enceinte et sa petite fille, compagne qui fait sentir avec son dégoût qu’elle en sait trop, avant de pourrir dans l’une des cavités de son antre, qui tient autant de la fosse commune que du gros ventre.
La construction de L’Étrangleur de Rillington Place reste étonnante, singulière tant formellement que narrativement. Aucun didactisme distinguant la raison des meurtriers de celle de leur avocat comme dans Le Génie du mal. Aucune enquête criminelle dont la rationalité s’aventure à force d’impuissance dans les franges de l’irrationnel comme dans L’Étrangleur de Boston. Richard Fleischer soutient l’architecture de son film à partir d’une série de décisions particulièrement suggestives sur le plan esthétique. D’abord, le cinéaste résume de la façon la plus elliptique et minimaliste qui soit l’enquête ayant permis l’arrestation de John Christie, tout en préférant reconstituer à la place de son procès celui de Timothy Evans, l’innocent qui a été condamné à sa place pour le meurtre de sa compagne Beryl et de leur fille Geraldine. Pas d’autre option pour le spectateur, alors, que de rester jusqu’au bout aux côtés de John Christie, sans la bouée de sauvetage de l'empathie. Lui dont l’existence nous parvient sous la forme de quelques fragments épars et déliés de toute continuité et causalité comme de toute explication psychologique, meurtre perpétré en 1944, double meurtre de Beryl Evans et sa petite fille à la fin des années 1940, meurtre de sa compagne en 1952, un an avant son arrestation. Entre janvier et mars 1953, John Christie a assassiné trois autres femmes mais Richard Fleischer ne le montre pas, cela suffit, on a compris. Et, en même temps, on n’aura rien compris, le mal étant explicable et inexplicable, clair et obscur à la fois. Le 10 Rillington Place est un trou noir menant à une impasse.
Deux autres choix radicaux ont été adoptés en accentuant la puissance de dérangement esthétique de L’Étrangleur de Rillington. Le premier choix aura consisté à donner le rôle principal du meurtrier en série à Richard Attenborough, génial dans un contre-emploi confié à un acteur très populaire qui a fait ses débuts avec Ceux qui servent en mer en 1942 sous la houlette de Noël Coward et David Lean, avant de commencer à produire au début des années 1960 puis de tourner ses propres films à la fin de la décennie. Le rôle de John Christie représente une gageure tant l’interprétation se joue sans les protections rassurantes de la psychologie, tout en ayant valeur de prise de position dans un débat public qui, comme dans Le Génie du mal, concerne la peine de mort, suspendue en Grande-Bretagne en 1969 avant d’être définitivement abolie en 1998. C’est dans le même cadre historique et politique que prend place le scénario de Clive Exton d’après l’enquête de Ludovic Kennedy publiée en 1961 en ayant autorisé la révision judiciaire du procès de Timothy Evans et sa grâce posthume accordée en 1966.
Le second choix consiste rien moins qu’à avoir filmé dans le véritable immeuble de Rillington Place (au numéro six et non au dix), un an tout juste avant sa destruction et la construction d’une autoroute urbaine, la Westway. Le réalisme documentaire est ainsi poussé très loin, tout en accueillant le principe d’un tournage à l’épaule de plans souvent longs quand ce ne sont pas des plans-séquences aussi bien. Les mouvements de la caméra associés à la durée des prises arrivent à extraire de l’exiguïté des lieux circonscrits à l’appartement des Christie au rez-de-chaussée, celui des Evans au premier étage et au jardin situé dans l’arrière-cour, une forme dynamique de circularité organique entre eux. On se souviendra ici que Richard Fleischer a été embauché par Walt Disney pour tourner 20,000 lieues sous les mers parce qu’il avait justement prouvé avec The Narrow Margin – L’Énigme du Chicago-Express (1952) qu’il savait filmer en caméra sur l’épaule dans des espaces exigus. On est loin alors du « scope » employé pour Le Génie du mal afin de rendre compte du paradoxe d'espaces bourgeois aérés couvant l'égout des passions obscènes d'une jeunesse jouissive et nihiliste. On est plus proche du « kitchen sink realism » valorisé par le mouvement des « angry young men » et les films de Tony Richardson, Karel Reisz, Lindsay Anderson, John Schlesinger, ou les premiers essais cinématographiques de Ken Loach. Le paradoxe est ainsi fécond en faisant que la sensation de claustration se déduise de mouvements d’appareil rapportés à la maîtrise des lieux que possède un homme qui se comporte non seulement comme un bailleur, mais aussi et surtout comme une araignée cavernicole.
Autre élément qui est censé témoigner encore pour le sens du détail cher à Richard Fleischer : Richard Attenborough s’est fait la tête de John Christie, le sommet du crâne luisant et dégarni afin d’accentuer la ressemblance physique avec le tueur en série. Le cinéaste est adepte du procédé, il le prouve avec les films de sa « trilogie du mal » en offrant des rôles à contre-emploi à des vedettes invitées de surcroît à se faire un nouveau visage. Orson Welles tient effectivement un rôle à contre-emploi dans Le Génie du mal tourné la même que Touch of Evil – La Soif du mal (1958) où il incarne à nouveau et comme souvent un monstre, est un adepte de longue date des postiches. Ce n’est pas le cas de Tony Curtis affublé d’un faux nez dans L’Étrangleur de Boston, au demeurant son plus grand rôle et lui succède désormais Richard Attenborough dont le rôle de John Christie constitue probablement aussi sa meilleure interprétation. Le réalisme est toujours visé, bien sûr, comme il l’est ailleurs dans la représentation concise de l’exécution par pendaison de Timothy Evans, un plan-séquence qui roule à une vitesse folle en reposant sur le regard documenté d’Albert Pierrepoint, l’un des derniers bourreaux anglais (on pense à l'exécution du tueur de Tu ne tueras point de Krzysztof Kieslowski). Mais le réalisme s’en trouve aussi haussé et quintessencié, et peut-être même dépassé par un sens de l’abstraction, paradoxalement très concret. L’acteur à contre-emploi et le maquillage exhibant son faux crâne exposent en effet une figure hybride et pervertie, à l’image d’un film aussi réaliste que mental, organique et psychique à la fois, un pied dehors et l’autre dedans, descriptif et indescriptible.
Fantastic Voyage – Le Voyage fantastique (1966) raconte avec force effets spéciaux l’aventure d’un groupe de scientifiques réduits à l’échelle microscopique afin de pouvoir s’infiltrer à l’intérieur d’un corps humain. L’Étrangleur de Rillington Place propose une autre aventure intérieure, mais celle-là est terrifiante comme l'est Soylent Green – Soleil vert (1973), deux histoires différentes de société autophage. Un homme a fait de l’immeuble où il habite sa caverne et il y vit comme une araignée cavernicole. L'immeuble est même envisagé comme l’extériorisation immobilière du corps de son habitant et des pulsions qui l’agitent. Dans cette grotte moderne et archaïque, les locataires sont des proies soumises à un lent, patient et insidieux travail d’hypnose et d’ankylose, de narcose et d’asphyxie. La voix doucereuse et les manières urbaines, les marques de politesse et les formes de la civilité, l’entraide entre collègues ou gens de peu et les signes extérieurs de sociabilité, avec l’habit du milicien pendant les bombardements aériens allemands ou dans l'usage du vocabulaire médical et scientifique, l’autorité symbolique exercée par le statut de bailleur comme entretenue par les ressources de l’éducation, sont des masques de duplicité, d’apparents remèdes révélant de véritables poisons. Et l’intoxication létale est prolongée par un petit dispositif de son invention dont les tuyaux font passer un gaz fatal avant de conduire à une cordelette grise qui sert au faux médecin et avorteur à tuer ses victimes avant de pouvoir les violer, post mortem.
John Christie est un tueur en série du type de H. H. Holmes, de Petiot ou de Landru : autrement dit, il est le designer et machiniste d’une petite usine de sexe et de mort logée derrière la façade d’un immeuble quelconque qui finit en effet par s’apparenter à la caverne d’une arachnide cavernicole.
L’horreur est là, arachnéenne. Elle est déjà là dans le visage rond et le regard bleu de John Christie dont l’affabilité retient tout signe de folie avant les ultimes relâchements du passage à l’acte (c’est déjà Anthony Hopkins à qui Richard Attenborough donnera le rôle du ventriloque schizo de Magic en 1978, c’est aussi et étonnamment Nick Frost, l’acteur anglais et complice des comédies de Simon Pegg et Edgar Wright). Mais l’horreur est ailleurs aussi, dans un immeuble vétuste qui se révèle l’antre glauque et le ventre bombé d’un homme qui s’engorge du cadavre de ses victimes. L’horreur est enfin là, dans une société qui fait toute sa place aux normopathes en préférant livrer à la vindicte publique et à la potence les faibles d’esprit, les incultes et les idiots comme Timothy Evans magnifiquement interprété par John Hurt à l’occasion de son tout premier grand rôle.
John Christie est un parasite monstrueux et imperceptible. Et le monstre est tout à fait chez lui, à son aise dans l’inhumanité de l'Angleterre de l'après-guerre, parasite obscène d'un corps social obscène. Obscène quand la société anglaise abandonne les femmes enceintes aux avorteurs clandestins et aux tueurs qui se font passer tels. Obscène quand elle abandonne ses prolétaires sous-éduqués à des charlatans et des meurtriers qui les font condamner à leur place.
John Christie est une araignée cavernicole pour autant que l’Angleterre aura été pour lui une caverne abritant la cavité de ses activités prédatrices.
9 février 2021