Emmanuèle Bernheim, la mort, le cinéma

"Tout s'est bien passé" (2021) de François Ozon

"Être vivant et le savoir" (2019) d'Alain Cavalier

En 2013, la romancière Emmanuèle Bernheim livre le récit à la première personne de la mort de son père André par suicide médicalement assisté. C'est son dernier livre. En 2017, Alain Cavalier souhaite en faire l'adaptation mais la romancière décède cette année-là des suites d'un cancer des poumons à l'âge de 61 ans. En 2019, Être vivant et le savoir est le film de l'impossibilité d'une adaptation rêvée en commun. En 2021, François Ozon qui a travaillé avec Emmanuèle Bernheim sur le scénario de plusieurs de ses films, de Sous le sable (2000) à Ricky (2009), porte à l'écran Tout s'est bien passé.

 

 

 

D'un film à l'autre se raconterait une histoire de l'amitié et de la persévérance entre une romancière et deux réalisateurs mais, à voir leur film respectif, ses expressions sont manifestement divergentes, sinon antagoniques. Si Être vivant et le savoir est sorti deux ans avant Tout s'est bien passé, il en représente cependant après coup le nécessaire contrechamp. Dans un cas, l'amitié a l'allure d'une étude notariale menant à la clinique gériatrique quand réaliser un film consiste à hériter du testament du livre adapté. Dans l'autre, l'amitié est la zone où la mort s'expérimente comme un don qui arrive du dehors, même quand elle prend la forme indécidable d'une décision radicale.

Tout s'est bien passé (2021) de François Ozon

L'amitié notariale

Le déni est une passionnante question de cinéma qui se joue de part et d'autre de l'écran. C'est à cet endroit que se joue le cinéma de François Ozon qui s'est donné comme programme de ne surtout pas sortir de ce cercle-là. L'élargissement du cercle consensuel subordonne l'esthétique des films à l'éthique des nouvelles normes sociétales et culturelles en désirant moins mettre la marge au centre qu'effacer cette frontière au profit d'une redéfinition élargie du centre. L'effacement de la frontière induit avec la promotion consensuelle des différences la neutralisation de l'antagonisme, c'est pourquoi son cinéma qui nourrit un si grand désir d'intégration normative est aussi apolitique. Et accablant quand la question de l'euthanasie a pour réponse l'étude notariale d'un film apparentant le cinéma à une luxueuse gériatrie.

La marge au centre

 

(pour un élargissement apolitique du consensus)

 


 


 

Depuis 25 ans maintenant, le cinéma de François Ozon a pour gouvernail une stratégie globale, celle d'un ajustement sociétal (mettre au centre les figures à la marge) qui a valeur de justification économique et idéologique (le réalisateur sera à la fois celui du milieu et d'un milieu). Cette stratégie retraduite politiquement relèverait moins de l'entrisme (subvertir le système de l'intérieur) que du centrisme (l'intégrer en élargissement le champ du consensus) et elle a pour carrelage clinique, spéculaire et glissant les rebondissements parfois spectaculaires et fuyants du déni.

 


 

On le sait, le déni a pour formule paradigmatique celle d'Octave Mannoni avancée dans son ouvrage Clefs pour l'imaginaire ou l'Autre scène (éd. Seuil, 1969) : « je sais bien mais quand même ». En psychanalyse, le déni oppose au réel du traumatisme la névrose du démenti. Avec raison, Jean-Louis Comolli a érigé la formule en sésame du pacte de croyance entre le spectateur et la fiction cinématographique. Au-delà de la psychanalyse, le déni caractérise le hiatus subjectif entre le savoir et la croyance, la seconde persévérant malgré le désaveu ou les démentis que lui oppose le premier. En toute connaissance de cause (je sais bien), le sujet persévère cependant à croire malgré tout (mais quand même) et la persévérance au maintien de cette coupure participe à son hystérie.

 


 

Le déni est donc une passionnante question de cinéma qui se joue de part et d'autre de l'écran. C'est à cet endroit que se joue le cinéma de François Ozon qui s'est donné comme programme de ne surtout pas sortir de ce cercle-là. La rénovation du consensus est à ce prix en dévoilant le déni dont le voile empêche de voir que la marge est au centre, qu'en fait elle l'est toujours déjà.

 


 

L'élargissement du cercle consensuel visé par le cinéma de François Ozon qui subordonne ses propositions esthétiques à l'éthique des nouvelles normes sociétales et culturelles désire dès lors moins mettre la marge au centre qu'effacer cette frontière au profit d'une redéfinition élargie du centre. L'effacement de la frontière induisant avec la promotion consensuelle des différences la neutralisation de l'antagonisme, on comprendra aisément pourquoi son cinéma qui nourrit un si grand désir d'intégration est aussi profondément apolitique. Voilà où gît sa contradiction : le déni qui devrait marquer un hiatus, autrement dit un antagonisme assumé esthétiquement et politiquement, justifie au contraire avec sa levée l'élargissement normatif du champ du consensus.

 


 


 

Un patron de Qualité

 


 


 

Si le cinéma de François Ozon est impeccable, autrement dit sans taches ni aspérités, clinique, il l'est aussi pour cette raison-là : faire sauter le déni permet aux marges d'apparaître au centre en jouissant de la protection symbolique des normes. L'audace de François Ozon consiste dès lors à ne pas aller plus loin, surtout pas. Et tout pis pour ce qui résiste à rester hors cadre, c'est-à-dire hors-champ, le reste qui abrite le réel, soit l'antagonisme forclos par la levée promue et promise du déni.

 


 

Dans la famille des films de François Ozon il y a les variations de genre, souvent nulles. Un exemple toutefois réussi mais déjà ancien : Sous le sable (2000) est l'histoire d'une croyance entretenue jusqu'à la folie, celle d'une femme qui ne veut pas croire que son mari est mort. Un exemple plus récent et particulièrement raté : L'Amant double (2017) qui simule avec peine les vertiges identitaires du cinéma de David Lynch et David Cronenberg est l'histoire d'une femme qui préfère projeter sur les autres sa propre schizophrénie.

 


 

Il y a également les films-dossiers, moins séduisants et apprêtés mais quelquefois plus intéressants aussi. C'est particulièrement le cas de Grâce à Dieu (2018) qui s'intéresse à la construction d'une affirmative action propre aux victimes de la pédocriminalité abritée par l'Église catholique pour autant que le combat en vienne à révéler ceci : tout cela on le sait depuis toujours mais, s'il vous plaît, chut, pas la peine de l'ébruiter. Le film a alors en quelques instants, trop rares malheureusement, un comique grinçant, celui des cruautés dont sont capables par bigoterie les parents envers leurs enfants. Grâce à Dieu frôlerait Claude Chabrol voire Luis Buñuel quand le viol devient une histoire si ressassée qu'elle en vient à gâter les joies familiales des fêtes de fin d'année.

 


 

Parfois, un film de François Ozon tente de jouer sur les deux registres, film de genre et film-dossier, et le casse-gueule est alors intégral. Un cas exemplaire et même franchement symptomatique : Été 85 (2020) a dans son jeu la blinde d'une nostalgie naïve des années 80 en guise de pharmacie pour les asphyxiantes années 2020, une reprise strictement thématique de figures rohmériennes afin d'y inscrire le champ de l'autre (homo)sexualité déniée, ainsi que l'hypothèse d'un scandale (la profanation d'une tombe) révélant qu'il relève moins de l'antisémitisme que d'une homosexualité inavouée. Le réalisateur peut alors conclure en distinguant le bon grain de l'ivraie, avec le séducteur qui meurt bêtement d'être dans le déni et son amant qui lui survit en assumant glorieusement.

 


 

Un autre exemple à donner et puis on arrête serait encore celui d'Une nouvelle amie (2014) qui fait joujou avec la duplicité sémantique du terme de genre mais à seule fin de nous instruire de l'achèvement des dénis en phase avec les réajustements du consensus en cours. Avec François Ozon, le queer n'est pas l'antagoniste parodique et critique du straight mais son synonyme cool, bariolé et festif. Il y a pourtant un déni que François Ozon n'interroge jamais qui concerne pourtant son cinéma. Car on sait bien que François Ozon est un auteur cinéphile qui aime Douglas Sirk et Rainer Werner Fassbinder et qui a eu pour professeur Jean Douchet. Mais à voir ses films qui se suivent avec une régularité démentant les masques opportunistes de l'éclectisme, on se dit quand même qu'on tient avec lui l'un des patrons de la Qualité Française contemporaine. On craint déjà sa prochaine adaptation de la pièce-film Petra Van Kant de R. W. Fassbinder.

 


 


 

L'euthanasie, sa culture, son économie

 


 


 

Au fait, Tout s'est bien passé, c'est comment ? Impeccable on vous dit. Im-pec-cable. C'est le métier, ni plus ni moins. Il faut admettre que tout est dit dans le titre. C'est comme si, une fois la projection achevée, on entendait la petite voix du réalisateur nous glisser à l'oreille, semblable à celle d'un docteur : c'est fini, tout s'est bien passé. Et la salle de cinéma de ressembler alors à la chambre d'une clinique gériatrique. Tout s'est bien passé, tout, c'est-à-dire les grands acteurs qui doivent composer avec les effets spéciaux (André Dussollier a pour ainsi dire la malice nécessaire à faire passer la pilule, bouche pendante et œil de poisson exorbité), le duo d'actrices qui s'en sortent pas trop mal (Sophie Marceau et Géraldine Peilhas), le grand sujet de société (l'euthanasie) et puis la grande culture (Brahms) qui suit comme pour De Gaulle l'intendance, autrement dit l'économie.

 


 

Ç'aurait pu être un sujet, un vrai s'il avait vraiment été comme tel assumé, celui de l'euthanasie comme grande culture et comme question de gros sous qui n'est pas une question pour ceux qui en ont. Il est intéressant de relever ici que les maigres moments où ça coince un peu dans l'impeccable concerne l'autre monde, celui des pauvres qui ne peuvent pas se payer une euthanasie en Suisse. Des pauvres dont le bourgeois souhaitant être euthanasié se souvient qu'on en voie quelques-uns dans Los Olvidados (1950) de Luis Buñuel. Des pauvres qui emmerdent les bourgeois avec leur religion à la con (l'ambulancier musulman qui refuse d'accompagner plus loin le futur euthanasié doit le faire rire aussi quand il sait qu'au nom de l'islam on peut s'autoriser à tuer par parquets). Des pauvres pareils à cette « grosse merde » surnommée ainsi par les filles d'un homme qui n'a jamais caché son homosexualité, soit l'amant dépenaillé (Gregory Gadebois) en figure répugnante et indécrottable du ressentiment populaire (il se barre avec la montre du patriarche et n'hésite pas à dénoncer la famille à la police comme aux pires heures de l'Histoire).

 


 

Et le déni ? Étonnamment ou non, l'impeccable en a réduit le motif comme une vieille pomme ratatinée : décider de l'euthanasie pourrait être l'alibi d'un film policier, avec dénonciation anonyme, enquête et procès mais rien de tout cela n'aura lieu. Un minimum de dramatisation prévaudra seulement parce qu'il y a une grande hypocrisie concernant ce que ne fait pas la France pour ses mourants et ce qu'elle sait de ce qu'offre la Suisse à ses bien-portants financièrement. Il y avait quand même une grande question : donner les conditions à un homme victime d'un accident vasculaire cérébral de mourir dans la dignité, c'est participer à lui donner la mort et donner la mort va à l'encontre du serment d'Hippocrate qui remonte à un temps d'avant le christianisme.

 


 

Donner la mort, c'est encore en profiter pour tuer le père. Un homme se suicide, il y pense d'ailleurs depuis des années, il s'apprête à passer à l'acte et demande à ses deux filles de l'aider. L'aider c'est l'aider aussi à ce qu'il se donne la mort, c'est participer enfin à lui donner la mort. L'euthanasie d'un père engage aussi le rêve filial d'un parricide mais cela se résorbe dans une séquence de rêve aussi foireuse que des souvenirs en flash-back gâchés pour des histoires de moumoute ridicule.

 


 


 

Un cœur de notaire

 


 


 

La chose est quand même étonnante. Emmanuèle Bernheim qui a couché sur le papier cette histoire personnelle en 2013 avant de décéder d'un cancer trois ans après a travaillé aux côtés de François Ozon sur le scénario de cinq films entre 2000 et 2009, de Sous le sable à Ricky. Quatre ans après son décès, le réalisateur n'a pas d'autre désir que d'adapter son dernier récit en faisant de l'histoire de son amie un bien dont il serait comptable comme le serait un notaire. Contre la fameuse citation d'un vers de René Char qu'aimait tant Hannah Arendt, Tout s'est bien passé est un héritage précédé par le testament du livre qu'il adapte cliniquement.

 


 

La représentation est notariale en recouvrant ainsi tout ce qui mérite d'être relevé, noté, mentionné, compté, comptabilisé, compartimenté. Les prénoms quelconques s'enchaînent aux noms des personnalités qui, publiques, ne le sont donc pas, Emmanuèle et son père André (Bernheim), son compagnon Serge (Toubiana), sa mère Claude (de Soria), son avocat Georges (Kiejman). Les métiers sont culturellement prestigieux, industriel et collectionneur d'art pour le père, sculptrice pour la mère, directrice de festival de musique et romancière pour leurs deux filles, et un petit-fils déjà clarinettiste. On parle concertos de Brahms et rétrospective des films de Luis Buñuel. Les institutions ne le sont pas moins, Cinémathèque française et Bayreuth. Et puis au loin mais pas tant que ça des souvenirs familiaux arrachés au néant sacral de la Shoah.

 


 

Le monde de la bourgeoisie richement pourvue en capital culturel a le droit aux grands écrans qui exposent au grand public l'existence de ses membres, c'est presque un devoir instructif, c'est sûrement l'expression d'un grand pouvoir symbolique. C'est la tâche à laquelle s'assigne leur notaire, ce patron de Qualité qui a le cœur, en les racontant, de raconter aussi comment le déni, euthanasie ou homosexualité d'un père de famille, est moins leur affaire que celle des autres qui ne peuvent pas se payer la possibilité d'en faire sauter le verrou. Les riches s'en sortent bien, les pauvres sont à la peine, que voulez-vous donc y faire ma pauvre dame ? Les pauvres s'en tireraient peut-être en ne vivant pas une vie aux seuls rythmes des claquements de portes d'une clinique gériatrique.

 

 

 

24 septembre 2021

Être vivant et le savoir (2019) d'Alain Cavalier

L'instance de sa mort

Être vivant et le savoir est un film intervallaire, clair-obscur, crépusculaire, qui trace une diagonale de deuil entre le portrait de l'amie disparue et un film absent, celui dont le rêvé a été projeté en sa compagnie. Une diagonale de deuil pour aborder le seuil, clair et obscur, où se savoir vivant débouche sur l'absence de savoir concernant la mort – la sienne qui n'est un propre mais l'inappropriable même. Quand et comment la mort viendra et si l'on décidera qu'elle vienne en la forçant pour prendre de court le différé auquel son instance nous assigne.

 « Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui :

 ''Je suis vivant, Non, tu es mort'' »

 (Maurice Blanchot, L'Instant de ma mort, éd. Fata Morgana, 1994, p. 17)

 

 

 

 

 

Le portrait et le retrait

 

 

 

 

 

Alain Cavalier est un immense portraitiste, peut-être le meilleur du cinéma français. Il l'a d'ailleurs amplement prouvé avec sa série documentaire des 24 portraits d'Alain Cavalier (1987) que suivent des films aussi différents que Vies (2000), René (2001), Les Braves (2007) et, plus récemment encore, les Six portraits XL (2017), dans la poursuite du portrait filé depuis l'épure accentuée d'un geste infiniment singulier, raréfié. Le portrait consiste précisément en un exercice remarquable où l'autre est le sujet d'un désir particulier de figuration qui est de réflexion, un sujet dont l'existence est saisissable à partir de l'indication de quelques indices et fragments, à partir de l'installation d'objets préférés, de parties anatomiques, de micro-récits et les interstices indicibles qu'il y a entre eux recomposent un mystère où le portraituré offre à son portraiturant une occasion de réfléchir – sur l'autre et son art, sur nous tous et sur lui-même.

 

 

 

En suivant Bernard Stiegler, on dira et répétera que les images sont des « miroirs à retardement ».

 

 

 

Le portrait chez Alain Cavalier est donc toujours celui d'une relation paradoxale et spéculaire, qui s'expose dans la figure quintessenciée du portraituré et qui se retire dans celle du portraiturant, révélant la pauvreté essentielle du rapport cinématographique qui montre peu pour exprimer beaucoup. Ainsi, le portrait propose une combinaison de signes dont la valeur indicielle ne tient qu'à indiquer en creux l'insondable d'un hors-champ suggéré mais inaccessible, qui est l'indicible même.

 

 

 

Préparée par la prolétarisation du sculpteur étranger dans le court-métrage inaugural intitulé Un Américain (1958), la retraite religieuse de la petite carmélite de Thérèse (1987) aura offert l'allégorie exemplaire du retrait mystique et sublime désiré par Alain Cavalier. Une position privilégiée par le cinéaste qui n'a pas cessé en effet de soustraire de son cinéma les apparences du tout (les stars, le scénario, l'équipe technique) pour ne plus garder que l'essentiel (une petite caméra vidéo analogique puis numérique triangulant l'image entre la main, la voix et l'œil). C'est ainsi qu'un cinéaste apparu dans les parages de la Nouvelle Vague a pu renaître après bien des vies ultérieures en « filmeur » perpétuel, drôle d'arpenteur de la zone d'indifférence esthétique où la vie et le cinéma ont depuis longtemps fini de se distinguer, coïncidant à chaque image enregistrée.

 

 

 

Le portrait exige alors le retrait qui est une éthique et, avec la soustraction guidant un usage cinématographique du monde, le cinéma advient comme une forme-de-vie. Un cinéma fait à la main où le gros plan se fait tact et caresse quand la voix susurre à l'oreille des secrets dont Alain Cavalier arrive toujours à faire croire qu'ils ne sont intimement destinés qu'au spectateur et à lui seul.

 

 

 

 

 

Portraits en plein, portraits en creux

 

 

 

 

 

Il faut cependant marquer la différence essentielle entre les portraits en plein à l'image des récents Six portraits XL et les portraits en creux à l'instar de Ce répondeur ne prend pas de message (1979) et Irène (2009). Le premier film est un autoportrait du cinéaste disparaissant progressivement à la suite d'un chagrin d'amour, le second est une adresse posthume offerte à l'aimée longtemps disparue et qui fut alors la cause secrète du chagrin du précédent. Être vivant et le savoir appartient de toute évidence à la seconde catégorie, sauf que rien n'était ainsi prévu. Alain Cavalier est d'abord parti d'une idée bien à lui, celle d'une adaptation selon sa méthode toute en économie, confiance et proximité de Tout s'est bien passé (2013), ultime récit (et le premier écrit à la première personne du singulier) de la romancière Emmanuèle Bernheim, dédié aux derniers moments de la vie de son père, le collectionneur d'art André Bernheim, qui, victime d'un accident vasculaire cérébral en 2008, a demandé à sa fille de l'aider à mettre fin à ses jours. Et Alain Cavalier y aurait joué le père de l'écrivaine qu'il connaît depuis trente ans, probablement dans les plis infra-minces de la fiction et du documentaire dont l'éventail a déjà été manipulé à l'occasion du ludique Pater (2011).

 

 

 

Probablement, oui, sauf que ce film n'a pas été fait et ne le sera jamais. Le décès d'Emmanuèle Bernheim des suites d'un cancer le 10 mai 2017 à l'âge de 62 ans en aura autrement décidé. C'est d'ailleurs sa disparition qui a obligé Alain Cavalier, profondément ébranlé, à se décider à jeter plus qu'un coup d'œil sur le millier de cassettes conservées de son journal intime démarré en 1993 pour y composer les six portraits XL de Daniel et Jacquotte, Philippe et Bernard, Léon et Guillaume.

 

 

 

Autrement que Pater, en moins solaire et plus lunaire, Être vivant et le savoir est le film hanté par le film qui n'a pas été fait, le film dont l'actualité est contaminée par l'ombre de l'autre film demeurant à jamais une pure virtualité. Au même moment, c'est également la stratégie adoptée par Mehdi Benallal quand il tourne Madame Baurès (2019). Dans le même mouvement, Être vivant et le savoir propose un double voire un triple portrait en creux : le portrait d'Emmanuèle Bernheim l'amie disparue et le portrait d'Alain Cavalier l'ami survivant à la disparition de l'amie. Dans l'écart de la femme aux yeux bleus sidérants dont le film a enregistré la mort au travail et de l'homme-silhouette ou reflet qui n'ignore pas les effets de miroitements contenus dans cet enregistrement, dans l'interstice se glissent d'autres fantômes aussi, du père de la romancière en qui le filmeur se projette à son propre père dont il se dit alors qu'il a désormais l'âge de sa mort, en passant encore par Anna la vieille amie du temps de l'adolescence qui a pris la décision de mourir en Suisse selon des modalités euthanasiques semblables à celles d'André Bernheim.

 

 

 

Des morts qui ne passent pas mais au contraire reviennent, autrement dit des spectres et des revenants, il y en a partout et Alain Cavalier tient à son rôle de médiateur, de passeur et d'intercesseur, lui qui sait qu'il n'est lui-même qu'un fantôme en sursis, un revenant virtuel en attente de la levée finale du différé, dans l'instance de sa mort qu'abrite ses 90 printemps désormais.

 

 

 

 

 

Pas encore et toujours déjà

 

 

 

 

 

L'instant de sa mort est l'instance d'un différé : voilà le noyau de vérité délivré par Être vivant et le savoir. Pourtant, le film ne cesse jamais de multiplier les signes d'une malice caractéristique de son auteur. Le revenant est autant un vivant qui s'amuse d'abord à choisir ses mots et tenir le cadre au risque de l'accident et du disgracieux, qui rend grâce ensuite aux oiseaux de passage et blessés qui lui tiennent le langage poétique de la vie animale, qui accueillent les contingences du réel dans l'attente fébrile des signes de l'épiphanie, qui composent enfin natures mortes, miniatures et vanités avec des objets trouvés et des joujoux, des légumes pourrissants et des fruits blets. La poule faisane en bois sauvegardée de l'enfance d'Emmanuèle Bernheim participe de la fête spirituelle et concrète des mains et des choses, tout autant que son goût ironique pour l'imagerie des pistolets ou encore ce fenouil qu'elle coupe et dont Alain Cavalier dit qu'il est son légume préféré.

 

 

 

L'enfance différée et retrouvée au moment du grand âge du Paradis (2014) n'est pas loin évidemment. Mais pas moins cependant que la mort qui s'incruste dans le corps de l'amie en chimiothérapie, dans le lit familial où a reposé un défunt et dans le crucifix sans bras et pelé qui appartenait à Alain Cavalier. La mort du petit paon célébré en grand Pan dans Le Paradis ouvre désormais sur de nouveaux gouffres, d'autres abîmes. Alain Cavalier pouvait bien attendre Joël comme le montrait un très drôle court-métrage issu de l'anthologie intitulée Cavalier Express (2014). En revanche il n'attend pas la mort, elle qui guette en veillant à ne prendre les gens que par surprise. Ou bien alors c'est une décision souveraine qui prend la mort de court en lui coupant l'herbe sous le pied, à l'image des décisions partagées de la copine d'enfance et du père d'Emmanuèle Bernheim bénéficiant des mêmes dispositions suisses au suicide assisté.

 

 

 

Décidée ou non, la mort est un don qui vient toujours du dehors, décisivement. Et le cinéaste imprégné depuis l'enfance de culture catholique y consent dorénavant. L'acceptation éthique incluant peut-être la secrète possibilité que vienne la mort quand la décision tient à ce qu'on se la donne vaudrait alors comme une transgression personnelle du commandement mosaïque sacralisant la vie propre aux religions du Livre. La mort est là, pas encore et toujours déjà.

 

 

 

 

 

Avant, après et entre les deux,

 

l'intervalle du pendant

 

 

 

 

 

Plus proche à cet égard de Carl Theodor Dreyer que de Robert Bresson, Alain Cavalier est un cinéaste des fins, un portraitiste des agonies. Soupir christique du héros de L'Insoumis (1964) incarné sublimement par Alain Delon (on se souvient que les Smiths en ont fait l'icône de l'album The Queen is Dead en 1986) ; auto-effacement du réalisateur de Ce répondeur ne prend pas de message ; épuisement de Thérèse de Lisieux dans Thérèse ; ruines laissées par l'ogre Orson Welles dans le dernier segment de Vies ; kilos perdus par René dans René ; mère malade et mourante dans Le Filmeur (2005) ; putréfaction d'un fruit dans Agonie d'un melon (2007) ; fermeture programmée de la boutique de Léon en guise de l'un des Six portraits XL : nombreuses sont en effet chez lui les figures de la fin. Et le sculpteur et ami Jean-Louis Faure, dont Alain Cavalier avait tiré l'un des quatre portraits dans Vies, en propose une version saugrenue quand il machine la liaison surréaliste des yeux de l'agonisante peinte à l'époque du 17ème siècle avec deux œufs sur le plat.

 

 

 

Mais le temps de la fin se noue à celui du différé et c'est ainsi qu'Alain Cavalier par deux fois conçoit une ingénieuse petite machinerie cinématographique qui, sa caméra reliée par cordon à un écran de télévision, offre la diffusion d'une image prise à l'intérieur du cadre d'une autre, celle qui est en cours et que le spectateur regarde en reconnaissant l'image dans l'image. Et, dans leur enchâssement, un miroir à retardement : la mort pas encore arrivée et toujours déjà donnée.

 

 

 

Un pigeon blessé se laisserait d'ailleurs presque prendre au piège d'une mise en abyme qui tire des jeux de poupées gigognes un opérateur méta de conjugaison du présent au futur antérieur. L'image en cours en contenant l'image d'avant représente pour elle l'image d'après. Avant, après et, entre les deux, l'intervalle du pendant : pendant est l'instance où la durée filmique s'écarte dans une temporalité suturant la virtualité du pas encore à l'actualité du toujours déjà. Pendant ce temps-là, la mort est là, elle attend et Alain Cavalier s'amuse à jouer les agonisants, flottant en suspens dans la zone d'indiscernabilité où l'événement peut ou non relever de la souveraineté de la décision.

 

 

 

La puissance indécidable de la décision, voilà ce qui travaille souterrainement le film d'Alain Cavalier, ce qui retient sa respiration. D'ailleurs, si le titre de son film est tiré des Palmiers sauvages (1939) de William Faulkner cité d'ailleurs à l'occasion d'un dialogue de La Chamade (1968), il y manque dorénavant un verbe important : respirer.

 

 

 

Être vivant et le savoir est un film intervallaire, clair-obscur, crépusculaire, qui trace une diagonale de deuil entre le portrait de l'amie disparue et un film absent, celui dont le rêvé a été projeté en sa compagnie. Une diagonale de deuil pour aborder le seuil, clair et obscur, où se savoir vivant débouche sur l'absence de savoir concernant la mort – la sienne qui n'est un propre mais l'inappropriable même. Quand et comment la mort viendra et si l'on décidera qu'elle vienne en la forçant pour prendre de court le différé auquel son instance nous assigne. Et pourtant, rien ne pèse ici. Alain Cavalier est un cinéaste léger parce qu'il est celui de l'allègement, il a tenu à alléger son geste du poids du vieux cinéma et l'imminence de la mort ne l'appesantira pas, bien au contraire.

 

 

 

Maurice Blanchot, encore : « Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même ou, pour le dire plus précisément, l'instant de ma mort désormais toujours en instance » (L'Instant de ma mort, ibidem, p. 18).

 

 

19 juin 2019


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