Il n'y aura plus de nuit (2020) d'Éléonore Weber

Li(f/v)e (2021) d'Ismaël

Optique et balistique, coïncidences fatales et blessures assassines

On n'y voit rien. Ou bien on y voit trop. Aveuglément.

 

 

 

Les images prises par caméras thermiques appareillées aux hélicoptères militaires sont-elles encore des images ?

 

 

 

Assurément ce sont des armes de guerre visiblement produites par un dispositif qui organise machinalement la coïncidence fatale de l'optique et de la balistique. La grisaille du silicium extrait de la poudreuse du langage binaire la brillance des corps mortellement trahis par la chaleur qu'ils émettent. Ce ne sont pas des figures de l'autre que partage la même humanité mais des cibles abstraites et mobiles, les silhouettes interchangeables d'un carton high-tech, shoot' em up à grande distance et ciel ouvert. La seule interrogation dominant les pouvoirs employant l'arme des drones meurtriers concernerait juridiquement l'éventuelle bavure commise contre des innocents, civils, paysans, journalistes, tous confondus contre des criminels jugés sans procès. L'usage euphémique d'une pareille catégorie sémantique participe à la liquidation de la conscience morale des auteurs d'assassinats ciblés, ces fonctionnaires missionnés dans la lutte contre le terrorisme qui autorise comme on le sait toutes les exceptions, y compris et surtout les pires.

 

 

 

La bavure liquide la honte d'être un homme : elle la coule, noyade numérique. Pourtant, avant Primo Levi, Franz Kafka nous l'a montré : ce n'est pas la honte dont nous devons nous libérer, c'est la honte qu'il faut libérer parce qu'elle est la condition de la justice quand une société injuste est une société sans vergogne. L'innovation technologique a des coulures honteuses qui donnent à la banalité du mal radical appareillée aux ultimes développements de la société du spectacle un futur qui dément tout soupçon en oblitérant tout avenir.

 

 

 

Si l'on entend par image une visibilité faite pour conserver et sauver la réserve de mystère et d'opacité, c'est-à-dire la part d'ombre comme le dirait Jean-Louis Comolli, autrement dit encore le hors-champ qu'il y a dans la vie de n'importe quel être filmé, alors les images qui tuent n'en sont pas. Les archives du mal peuvent-elles cependant devenir des images en intégrant les dispositifs de la pensée qui s'y confronte ? C'est la question commune, immense et difficile, à Il n'y aura plus de nuit d'Éléonore Weber et Li(f/v)e d'Ismaël mais ils n'y répondent pas de la même façon dès lors que l'interrogation parvient ou non à arracher des obscurités de la fascination les montages dialectiques qui éclaircissent l'impensable plutôt qu'ils n'en déplorent la tragédie.

 

 

 

18 août 2021

Il n'y aura plus de nuit (2020) d'Éléonore Weber

La transparence du bouclier d'Athéna

Faire des images qui pensent pour panser la plaie des archives contemporaines du mal radical, c'est en effet la bonne question de Il n'y aura plus de nuit. Éléonore Weber y répond d'emblée par un problème, celui d'une réellement problématique fascination esthétique, sonore et visuelle (le scintillement des rotations des pales d'hélicoptère, la nuit finale retournée en faux jour). C'est un premier défaut qui est un manquement en terme de problématisation : si l'abjection est un risque qu'il faut continuellement conjurer, il n'est pas sûr cependant qu'y aident les préciosités du sound-design qui flattent les oreilles massivement dressées par le genre dispendieux du cinéma de guerre et l'industrie du Dolby Stereo. L'obscène neutralité des visibilités qui neutralisent à distance toute responsabilité éthique dans la perpétration fonctionnelle de l'acte meurtrier est ce qui mérite de toute évidence aussi d'être sérieusement neutralisée, voilà la première des tâches et ce n'est pas la moins impérative.

 

 

 

Si la conjuration tient du neutre en nommant ici une neutralisation neutralisée quand elle est retournée sur la sensibilité qu'elle offusque, la parade adoptée par la documentariste se retourne pourtant contre elle-même quand la voix off (Nathalie Richard) est plus souvent qu'à son tour requise pour sauver les meubles de la bonne conscience livrée à la brocante humanitaire des réflexions d'usage et des problématisations inconsistantes. La fascination des visibilités aveugles à la mort qu'elles contribuent à infliger ne peut pas ne pas être fautive en autorisant des réitérations pénibles (un massacre est ainsi répété deux fois, avec et sans le son, sans rien apporter de décisif au sens de l'horreur perpétrée qui se perpétue contre notre sensibilité). Ailleurs, des hypothèses intéressantes apparaissent comme des fantômes fictionnels (le pilote français évoqué par la voix) ou des amorces narratives (une poursuite en voiture puis à pied). Elles servent surtout d'occasions ou de liaisons faibles à la plate série des lieux communs du prêt-à-penser l'horreur du drone qui fait de tout un chacun un suspect potentiel doublé d'une victime virtuelle.

 

 

 

Comment l'alignement de quelques banalités de base pourrait bien réussir à atténuer les effets délétères d'une fascination souffrant d'être non problématisée ? On ne problématise rien en ne dialectisant pas et le commentaire fait surtout entendre ici un comment-taire les exigences critiques des images dialectiques qui, seules, ont la force d'affronter le néant près duquel elles séjournent, même faiblement. C'est comme s'il s'agissait au fond de soigneusement contourner toutes les ressources esthétiques offertes par la leçon quelques grands aînés. Qu'il s'agisse de la matité du décorticage analytique (Harun Farocki), l'archive retournée sur elle-même dans le montage et la durée (Yervant Gianikian & Angela Ricci Lucchi, Andrei Ujica) ou l'hétérogénéité dialectisée de l'archive dont la pensée ne tient qu'en ne la mobilisant jamais seule (Chris. Marker ou Jean-Luc Godard).

 

 

 

Quand le bouclier d'Athéna en arrive à ce point à être transparent, Gorgone peut continuer à méduser tranquillement.

 

 

 

Il n'y aura plus de nuit : le titre est symptomatique, déclaratif en étant affreusement prescriptif. Comme Un pays qui se tient sage de David Dufresne, autre documentaire attendu où l'horreur filmée alimente un scandale à peu de frais, le film d'Éléonore Weber échoue à faire du cinéma un vrai contrechamp critique aux visibilités catastrophiques qui anéantissent l'humanité et dans la foulée le cinéma quand il en relaie la garde. La conclusion est terrible en avérant que le pouvoir gagne encore une fois. Et il gagne à chaque fois que le profit symbolique des intentions scandalisées se dresse comme un écran de bonne conscience cultivée empêchant que la confrontation de Persée avec la Méduse ait réellement lieu. Comme le disait Pier Paolo Pasolini dans l'une de ses Lettres luthériennes, « celui qui se scandalise est toujours banal, j'ajoute qu'il est également toujours mal informé ».

 

 

 

16 juin 2021

Li(f/v)e (2021) d'Ismaël

Les soins du feu réinventé

Éléonore Weber a certainement lu Théorie du drone (éd. La Fabrique, 2013), lecture en l'espèce aussi impérative que décisive. Le philosophe y analyse entre autres le drone comme l'un des appareils répressifs privilégiés de l'état d'exception mondial puisque « l'exécution extrajudiciaire (se voit) étendu au monde entier, même en zone de paix, contre tout suspect, hors procédure ». Le drone se présente ainsi comme une « arme non discriminante » qui supprime la différence entre combattants et non-combattants, entre suspects et coupables, entre citoyens et terroristes. La situation des images refluant au stade de blessures assassines quand on les regarde est ce qu'il faut penser en pansant aussi les images affligées par la production létale de telles visibilités. Ismaël s'y colle en se mettant à l'ouvrage avec une ambition esthétique qui fait défaut à l'essai d'Éléonore Weber.

 

 

 

Ismaël est moins un artiste multidisciplinaire tunisien qu'un praticien transdisciplinaire qui prend soin des images blessées par l'industrie spectaculaire des visibilités meurtrières. L'art vidéo ne se pratique dès lors pas sans une pensée qui est fondamentalement une pensée de cinéma en tant qu'elle relève d'abord et toujours déjà du montage des intervalles à l'épreuve des hétérogènes. Penser, prendre soin, panser : comme Bernard Stiegler, Ismaël a la conscience vive de tels enchaînements comme il sait que son rapport aux images est de longue date médiatisé par la myopie qui s'est déclaré à l'époque de son enfance et dont témoigne encore le verre épais de ses lunettes.

 

 

 

Penser, prendre soin, panser : réinventer le feu, celui du cinéma qui brûle dans l'art vidéo (comme chez son contemporain Ismaïl Bahri), dans le documentaire (Babylon, 2012, coréalisé avec Ala Eddine Slim et Youssef Chebbi), dans la fiction (Black Medusa, 2021, coréalisé avec Youssef Chebbi). Réinventer le feu est le titre d'un recueil de textes disponible depuis 2015 en numérique. Le feu, son origine mythique tient toujours d'un vol à caractère titanesque : telle est la vérité, prométhéenne, de tout technicien qui se double d'un praticien quand son désir consiste à restituer au spectateur les incandescences qui soignent en croisant les autres qui meurtrissent.

 

 

 

Sur sa table de montage qui est l'appendice machinique de son cerveau, Ismaël qui aime autant Jean-Luc Godard que David Cronenberg monte les mêmes visibilités militaires et meurtrières disponibles sur YouTube. Les monter consiste cependant à les démonter pour les remonter car les montrer est difficile, douloureux. Leurs blessures assassines meurtrissent autant notre sensibilité que le cinéma qui a œuvré en faisant ce qu'elle est. Quelquefois, la citation des archives contemporaines du mal radical est coulée dans une durée qui aurait pu être raccourcie. L'expérience est toujours une épreuve qui se joue dans les limites (comme une opération de passage à la limite pour parler en termes mathématiques) et elle ne tient que dans la proximité d'autres régimes de visibilités produits par le même genre d'appareillage technologique : images thermiques prises par satellites, échographies fragmentaires d'un fœtus, panoramiques prises par un robot sur la planète Mars. Et puis aussi des visions expérimentales de Jacques Perconte issues d'Avant l'effondrement du Mont Blanc (2020).

 

 

 

Le point de vue des auteurs des assassinats ciblés est celui d'un dieu archaïque, vétérotestamentaire, olympien. Ismaël y oppose dialectiquement la position de Sirius, le chien du géant grec Orion, l'étoile qui a fasciné aussi bien les pharaons que les Dogons, l'astre dont le lever héliaque annonce le retour zoroastrique et nietzschéen du soleil. Adopter la position de Sirius fait forcément monter la température (la canicula associée originellement à cette étoile) mais c'est pour prendre aussi la distance nécessaire afin d'y voir un peu, y voir mieux.

 

 

 

Qu'est-ce que cela veut dire ? Réinventer le feu consiste à diviser la chirurgie et cette division substitue une poétique de combat à la déploration sans effet des bonnes consciences. Qu'est-ce que cela donne ? Aux frappes chirurgicales Ismaël oppose la liste chirurgicale des organes identifiés dans les échographies afin d'aider à vérifier l'intégrité du fœtus. Contre les horribles arraisonnements de la morale par la raison instrumentale l'artiste voit la beauté robotique de paysages moins inhumains que les humains perpétuant à distance le meurtre avec la précision du gameur. Au bourdonnement d'hyménoptère des hélicoptères répondent les mots cyniques du photographe de Blow up (1967) de Michelangelo Antonioni, réflexion sur l'aveuglement des images dont la moderne poétique hante tout le travail d'Ismaël.

 

 

 

Le titre à tiroirs (lie / life / live) a certes tout du chichi postmoderne, il n'empêche que le film qu'il nomme est fort : dans l'intervalle des visibilités techniques qui sont des crevasses pour les images et leur esthétique qui est une politique, des images resurgissent qui ont malgré tout la garde de notre humanité, en dépit de l'inhumanité dont la race humaine est capable disait William Faulkner. Le frisson n'est franchement pas loin de recouper l'émotion ressentie face à HAL 9000 et sa ritournelle d'enfance dans 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick dont l'agonie émeut plus que le sort des astronautes qui s'en libèrent.

 

 

 

Aller sur Sirius permet au technicien prométhéen d'être le praticien qui voit, doublé du chaman qui soigne. L'artiste à la jeunesse antique reconnaît dans le nihilisme contemporain l'œil cyclopéen d'un monothéisme catholique-romain qui n'en finit pas de ne pas crever. L'omelette jupitérienne faite en France avec les yeux des Gilets Jaunes en représenterait un autre symptôme. Dieu est mort mais il ne le sait pas disait un psychanalyste connu. Nous qui ne le sommes pas renchérirons ainsi : Dieu qui a ressuscité est devenu un drone et il ne le sait pas davantage.

 

 

 

22 juin 2021


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