L'œil torve du mauvais démiurge

Le cinéma d'Henri-Georges Clouzot

Première partie (1942-1953)

« Timide, dépourvu de dynamisme, le bien est inapte à se communiquer ; le mal, autrement empressé, veut se transmettre, et il y arrive puisqu'il possède le double privilège d'être fascinant et contagieux. » (Emil Cioran, Le Mauvais démiurge [1969], éd. Gallimard-coll. « Quarto », 1995, p. 1174)

 

 

 

 

 

Le mauvais démiurge est sourcilleux quand il louche sur le foyer nucléaire de son unique obsession : le monde est mauvais, il le sait puisque c'est lui qui l'a fait. Son regard est torve et bien autrement que la myopie ayant empêché le fils du libraire reconverti en commissaire-priseur de rejoindre la Navale sur l'exemple d'un grand-père maternel. Torve : regarder de travers est le fait menaçant des grincheux ; l'oblique est la ligne préférée des mécontents. Une comédie policière bien troussée débouche en premier essai sur la justification du meurtre et l'homologie de canne-épée et de la caméra. Après L'Assassin habite au 21, Le Corbeau enfonce le clou : un délateur anonyme a la force virale nécessaire pour exsuder les sales petits secrets des uns et des autres. Nul besoin d'une force étranger et occupante : le mal est interne, la maladie est humaine, trop humaine. Morale apocalyptique. La délation est un sujet risqué mais la Continentale-Films en accepte l'idée abandonnant aux français le soin de s'intoxiquer. Aucun remède : le mauvais démiurge est bon épidémiologiste pour autant qu'il n'a aucun intérêt à l'immunologie et il a la peau dure quand on veut au moment de l'épuration la lui tanner.

 

 

 

Le mauvais démiurge « aime gloser sur la déchéance, [il] aime vivre en parasite du Péché originel » (Emil Cioran, ibidem, p. 1257). Ses portraits de jaloux se répètent en avérant que le contrôle paranoïaque sécrète le mal qu'il faut moins combattre que répandre. Il y résiste pourtant dans Quai des Orfèvres où ses personnages méritent une chance, autrement dans Le Mystère Picasso parce que le peintre de génie est une force de la nature respectée. Sinon, la déréliction est une propension irrésistible. Le finale naturaliste de Manon déploie le désert où la passion amoureuse se dénude en délivrant son noyau nécrophile. La dégueulasserie est une mare d'huile noire dans laquelle le mauvais démiurge aime à plonger ses mains, bourrant les camions d'explosifs et les baignoires d'eaux lourdes d'infernales rêveries. C'est pourquoi l'humour convient si peu au cynique qui se perd autant à faire rire (Miquette et sa mère) qu'à faire sourdre l'actualité de Kafka dans le contexte de la Guerre froide (Les Espions). La faute sans fondement est un rire juif ignoré par le mauvais démiurge qui se complaît à faire le procès de tout, y compris de l'institution judiciaire (La Vérité) si cela permet de montrer que le mauvais démiurge a la ressentiment non seulement venimeux mais aussi procédurier.

 

 

 

L'œil torve est la cicatrice intérieure de l'homme du ressentiment qui ne peut pas voir que ce qu'il n'aime pas chez les autres c'est lui-même. Les femmes trinquent particulièrement en avalant de force un poison qui traverse la membrane de l'écran. Véra Clouzot en a fait les frais, moins tragiquement Brigitte Bardot. Cela aurait pu être le cas de Romy Schneider quand L'Enfer est devenu non seulement celui des acteurs mais également l'enfer d'un artiste consacré qui s'épuise à vouloir s'extraire de ses propres fers. La Prisonnière est l'ultime purge d'un mauvais démiurge demeuré le prisonnier de son propre système. Pour Clouzot, l'enfer ce n'est pas les autres comme l'a signifié l'existentialisme sartrien mais soi-même. Le chef d'orchestre aura été son propre tyran, le despote de la haine de soi. Les infarctus lui auraient peut-être montré à quel point il aura manqué de cordialité. Une dernière crise cardiaque le lui aurait rappelé en ayant pour musique de fond La Damnation de Faust d'Hector Berlioz. Il tient alors en main la partition de l'opéra ouverte à la page 348 : « Tout me paraît en deuil / Alors ma pauvre tête se dérange bientôt / Mon faible cœur s'arrête / Puis se glace aussitôt. ».

 

 

 

10 - 20 juin 2020

 L'Assassin habite au 21 (1942)

 

 

 

Le dard de la caméra

 

 

 

M. Durand a encore frappé, sa carte de visite déposée à côté d'un nouveau cadavre détroussé en guise de signature d'un énième forfait. On ne parlait pas encore de tueur en série, pourtant M. Durand est incontestablement un. Ses meurtres autorisent à deux occasions qu'Henri-Georges Clouzot utilise la technique de la focalisation subjective pour faire d'une pierre deux coups : le spectateur jouit d'occuper la place de l'assassin tout en constatant que cette occupation fait obstruction à la révélation de son identité. Le premier meurtre qui ouvre le film est vraiment remarquable sur le plan formel, appareillant la caméra en travelling-avant, la vision du tueur et sa canne-épée comme un dard transperçant un clochard malchanceux d'avoir gagné à la loterie. On se demande alors s'il ne s'agit pas là d'une scène primitive pour un film comme Peeping Tom – Le Voyeur (1960) de Michael Powell, les giallis de Mario Bava et Dario Argento, Halloween (1978) de John Carpenter et les thrillers maniéristes et hitchcockiens de Brian De Palma. Sacrée généalogie. Il n'en demeure pas moins que la première mort du cinéma de Clouzot l'est aussi symboliquement par le cinéma. Sa perversité s'atteste d'emblée, ainsi qu'un sadisme achevé avec La Prisonnière (1968).

 

 

 

L'Assassin habite au 21 est le premier long-métrage de Clouzot, c'est aussi la deuxième adaptation d'un roman de Stanislas-André Steeman (après Le Dernier des six pour Georges Lacombe en 1941 et avant Quai des Orfèvres en 1947). Le réalisateur y démontre qu'il est un technicien solide ayant à cœur de défendre une vision du monde sombre et ironique dans le meilleur des cas, sinistre et cynique pour le pire. À son aise dans plusieurs registres de jeu, il prouve ainsi qu'il a retenu les leçons de l'expressionnisme allemand (le hors-champ et les ombres sur le mur) et admire Fritz Lang dont il reprend quelques trucs (l'aveugle qui a de l'oreille). Rédacteur de l'adaptation, Clouzot dirige de surcroît d'excellents acteurs (le couple Pierre Fresnay-Suzy Delair, le trio assassin Jean Tissier-Noël Roquevert-Pierre Larquey) en leur mettant dans la bouche quelques mots d'auteur venimeux (« si pour vous les carottes sont cuites, pour moi elles n'ont pas commencé à être épluchées »). Enfin, une excellente idée de scénario a valeur de symptôme : M. Durand est une identité factice, une enveloppe vide qui peut se gonfler de toute l'huile de macération dans laquelle baigne complaisamment la société française sous l'occupation. Bientôt le « Corbeau » prendra le relais du vide s'engorgeant de la volonté de néant dont sont capables les gens par ressentiment. « Je suis partout » titrait alors le principal journal collaborationniste et antisémite français : pour Clouzot, celui qui est partout est le mauvais démiurge, ce corbeau qui, c'est bien connu, voit le mal partout.

 

 

 

L'enquête criminelle est rondement menée et l'intrigue ponctuée de moments comiques file à une allure suffisamment vive pour donner l'impression de réussir à échapper au théâtre filmé, même entre les murs en carton de la pension Mimosas, cet aquarium grossissant où se passe la plus grande partie de l'action. Mais l'exigence des dialogues et les conventions du genre raidissent une mise en scène dont l'amidonnage s'exerce à ne rien rater des vilenies de personnages qui, même dans l'alliance criminelle, se cherchent des noises en rivalisant de narcissisme. L'œil torve de Clouzot dans l'épinglage systématique de ses figures pathétiques se manifeste ainsi : d'un côté, le réalisateur manifeste un désir enthousiasmant d'expérimentation formaliste ; de l'autre, l'auteur illustre une vision du monde où les êtres n'ont de relations qu'à être tissées des plus pénibles affects. Un œil louche vers la comédie policière anglaise, un autre vers un moralisme accablant. Le « whodunit » digne d'Agatha Christie peut ainsi déboucher sur un pur moment de montage digne d'Alfred Hitchcock où Mila, assaillie par la répétition du chiffre trois, comprend qui a tué. Une femme pense et c'est comme un miracle surgi du marigot d'une misogynie qui n'est jamais compensé par le marais d'une misanthropie vérifiant que derrière un masque de veulerie les gens le sont véritablement.

 

 

 

La diplopie atteint un certain degré hallucinatoire avec le dernier plan du film : le flic joué par Pierre Fresnay craque une allumette derrière l'oreille du fakir qui, les deux bras levés, par réflexe en baisse un. Le discours darwiniste de l'un de ses acolytes nous avait bien mis la puce à l'oreille : il ne faut pas pousser loin pour que le Français moyen soit, même inconsciemment, un hitlérien.

 

 

 

10 juin 2020

 Le Corbeau (1943)

 

 

 

L'épidémie du mal partout

 

 

 

En 1941, Henri-Georges Clouzot est nommé directeur du département scénario de la Continentale-Films, cette officine de propagande cinématographique franco-allemande créée un an auparavant par Joseph Goebbels et dirigée par Alfred Greven. C'est la Continentale qui fait l'acquisition du scénario de Louis Chavance écrit en 1932 et inspiré par l'affaire du corbeau de Tulle entre 1917 et 1922. Et c'est Clouzot qui en assure la réalisation, y voyant la double occasion d'un film de genre et d'un tableau sarcastique de la France de l'occupation. Quand Le Corbeau sort sur les écrans c'est un succès. À la Libération, c'est une autre affaire. Les critiques fusent de tous les bords politiques de la résistance. Communistes et gaullistes tirent notamment à boulet rouge sur un film compromis avec l'occupant tout en se repaissant de l'état d'esprit déliquescent que l'occupation a instillé comme un venin dans la société française. Défendu par Jacques Becker, Pierre Bost et Henri Jeanson, Clouzot échappe de peu à la prison mais est frappé d'une interdiction professionnelle suspendue en 1947.

 

 

 

Le Corbeau montre que son auteur persévère à cultiver un ton fielleux tout en décidant de noircir davantage le trait. En renvoyant tout le monde dos à dos (les auteurs des lettres anonymes et leurs victimes), Clouzot voudrait gagner sur tous les tableaux (la délation comme seconde nature, comme fait social total, que le contexte soit ou non celui de l'occupation). Son film n'est pour ainsi dire jamais ambigu : le corbeau est un mal nécessaire, l'agent pathogène de la grande purgation collective d'un ressentiment sans immunité. Comme le tueur en série du film précédent, l'auteur des lettres anonymes reste une fonction longtemps vide de toute substance individuelle particulière. Comme un trou noir qui avale goulûment les huiles pulsionnelles que suinte tout un chacun. L'écriture délatrice dissémine comme un dard la lettre de son venin noir qui fait enfler la poche excrémentielle d'un village quelconque et suffisamment abstrait pour ressembler à n'importe lequel.

 

 

 

Le « Corbeau » comme M. Durand sont ainsi les signifiants flottants d'une société maudite parce que son plus grand dénominateur commun consiste à dire du mal de l'autre. Nul besoin à l'image d'occupants et c'est ainsi que la sociologie à visée métaphysique justifie leur impossible représentation : le mal est interne, la maladie auto-immune, l'intoxication un auto-empoisonnement.

 

 

 

Le talent descriptif de Clouzot fait le reste. La série de portraits est une galerie de monstres où les tares physiques (la garce compense son pied-bot par l'avidité sexuelle, son frère qui la surveille de manière incestueuse est manchot) exaspèrent les passions mauvaises (jalousie sentimentale, rivalité professionnelle, vengeance personnelle). Même les enfants n'échappent pas à l'horreur, qu'il s'agisse d'une adolescente perverse ou d'une fillette ayant tenté de se noyer sans réussir à briser l'indifférence du voisinage. Le héros lui-même incarné avec une sécheresse asphyxiante par Pierre Fresnay, sous prétexte d'une douleur personnelle, participe plus ou moins volontairement à la propagation du mal. Au début du film, le médecin ressemble à s'y méprendre à un vétérinaire mais l'accouchement n'est pas sa spécialité : d'emblée, toute naissance est redoublée du spectre de l'avortement, accidentel ou provoqué. Lors de la séquence du cortège funéraire, les chevaux coupent les guirlandes, le point de vue est celui du cercueil et Roger Blin qui a joué le défunt revient comme un ange en ouvrier regardant avec le point de vue de Sirius un spectacle définitivement pathétique.

 

 

 

Proche une nouvelle fois de Fritz Lang, Clouzot sait voir la viralité contaminatrice et épidémique du mal et la crise mimétique exigeant le sacrifice de la victime émissaire. Le médecin de civilisation est un aussi bon épidémiologiste qu'il est un mauvais immunologue. Comme tout le monde ment, tout le monde est coupable et le délateur est l'agent révélateur d'une culpabilité quasi ontologique. Que le « Corbeau » soit le docteur Vorzet (Pierre Larquey) est un épiphénomène scénaristique (encore que la frustration sexuelle soit l'une des causes pathologiques de sa machination). La vérité est qu'en dernière instance, comme la canne-épée en dard de la caméra dans L'Assassin habite au 21, le corbeau symbolise l'esprit noir, charognard et volatile du mauvais démiurge qui souffle l'universalité des torts de telle sorte qu'il devient difficile d'identifier les responsabilités politiques.

 

 

 

11 juin 2020

 Quai des Orfèvres (1949)

 

 

 

Le triangle d'or

 

 

 

Le mauvais démiurge ne se la raconte pas non plus. Un mot d'auteur en livre ainsi l'aveu limpide : « Qu'est-ce que tu veux ? Il a été mal élevé. C'est un fils de bourgeois : il voit le mal partout ». Le fils d'un ancien libraire et commissaire-priseur a aussi été éduqué, avant l'entrée en cinéma dans les prestigieux studios allemands de Babelsberg où il a assuré au début des années 1930 les versions françaises d'opérettes d'Anatole Litvak, à l'école des revues de music-hall, du cabaret et des chansonniers comme Saint-Granier, Pierre Varenne et Mauricet, en s'essayant même à être parolier pour René Dorin avant de devenir pendant deux ans le secrétaire de Maurice Chevalier. C'est à cet univers qu'Henri-Georges Clouzot rend hommage avec Quai des Orfèvres, son quatrième long-métrage qui est sa troisième adaptation d'un roman policier de l'écrivain belge Stanislas-André Steeman (après Le Dernier des six de Georges Lacombe en 1941 et L'Assassin habite au 21 en 1942), un nouveau carton et son premier film tourné depuis l'interdiction professionnelle qui l'a sanctionné à la Libération pour avoir exercé des responsabilités au sein de la Continentale-Films.

 

 

 

Le retour au cinéma après une interruption de quatre ans alourdie du soupçon de la collaboration, le fait de tourner dans l'effervescence de l'après-guerre, la représentation d'un microcosme naguère fréquenté, la rencontre avec Véra Gibson Amado se sont conjugués pour donner à Quai des Orfèvres l'épaisseur d'une chair inédite. Sa consistance n'a rien à voir en effet avec la virtuosité venimeuse de L'Assassin habite au 21 et les sombres macérations métaphysiques du Corbeau (1943). La manière avec laquelle Clouzot retarde l'intrigue afin de peindre avec un maximum de détails concrets le petit monde souffreteux mais sympathique du music-hall est significative d'une humeur relativement nouvelle et rare, plus disposée à sauver la peau de ses personnages plutôt que de la transpercer du dard d'un mal plus absolu que radical. Certes, le cinéaste cède plus souvent qu'à son tour sur des réflexes probablement plus forts que lui. Charles Dullin pour son dernier rôle au cinéma les incarne tous en jouant Brignon, l'industriel pédophile dont la mort est si justifiée qu'elle protège les trois principaux suspects qui en énoncent la justification, en échappant finalement à la responsabilité du meurtre dont écope une silhouette quelconque, Paulo joué par Robert Dalban.

 

 

 

Chez le misanthrope Clouzot, les salauds ont un seul mérite : celui du devoir d'être tués. On a le droit de trouver cette morale en deçà de la règle d'or caractérisant une éthique universelle de la réciprocité. C'est la pourriture qui est surtout universelle chez lui mais, dans Quai des Orfèvres, le réalisateur retient de déverser son fiel habituel. Martineau (Bernard Blier) est un premier portrait de jaloux qui échoue à passer à l'acte parce que le hasard aura été plus rapide que lui, à la différence des jaloux de Manon (1949) et L'Enfer (1964) qui basculent dans la psychose et la folie. Jenny Lamour (Suzy Delair de retour après L'Assassin habite au 21 et dernière participation dans un film de son compagnon d'alors) ressemblerait à un avatar faiblard de la Nana de Zola, mais elle aime vraiment son mec qui aime sa môme avec la même authenticité. La photographe Dora qui est l'ami de Martineau mais secrètement éprise de Jenny sait pour sa part ne pas sacrifier l'amitié à l'amour et sa dignité est magnifiquement incarnée par Simone Renant qui fait tant penser à Rita Hayworth. Enfin, Louis Jouvet dans le rôle de l'inspecteur Antoine plane tellement qu'il est protégé de toute éclaboussure en même temps qu'il nourrit de l'empathie pour Dora la lesbienne qu'il décrit comme un « type » voué à la solitude et qui n'aura comme lui jamais de succès auprès des femmes.

 

 

 

L'exercice de géométrie sur lequel planche Antoine afin d'aider le petit qu'il a pris sous son aile depuis son passage dans les colonies formalise l'enjeu d'une triangulation des relations et des affections entre Maurice, Dora et Jenny. Le triangle n'est plus alors celui d'une machine criminelle comme avec le trio de L'Assassin habite au 21 mais la forme d'un pur rapport. L'assassinat de Brignon est ainsi le test réussi d'un triangle d'or à qui le démiurge offre la mort méritée du salaud en preuve de son caractère incorruptible. Avec Jenny, le lait sur le feu déborde comme dégouline la métaphore érotique ; la grosse caisse ponctuant son déhanché sur « Avec son tralala » en martèle la joyeuse grossièreté. Mais l'or résiste encore à l'appel de la gangue, qui avait alors le visage de Véra.

 

 

 

11 juin 2020

Manon (1949)

 

 

 

La passion du désert

 

 

 

Les déboires de l'après-guerre sont loin pour Henri-Georges Clouzot plébiscité deux fois de suite par la Mostra de Venise avec Quai de Orfèvres (1947) où son auteur reçoit le prix du meilleur réalisateur et pour Manon qui reçoit le Lion d'or. L'adaptation en forme de modernisation du roman-mémoires de l'abbé Prévost, L'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut qui fit scandale dans les années 1730 au point d'avoir été brûlé puis republié dans une nouvelle version en 1753, offre à Clouzot l'occasion de faire montre de ses nouvelles ambitions. Manon est un film effectivement étonnant, puisant dans la matière romanesque originale un récit certes condensé des amours aventureuses et malheureuses de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux, mais capable aussi de faire traverser à leurs avatars contemporains des situations aussi différentes que les dernières batailles de la Libération, les trafics de l'après-guerre et l'exil des juifs rescapés des camps en partance pour la Palestine. Les métamorphoses de Manon avèrent ainsi qu'il dispose d'une mobilité lui permettant de passer d'un genre à un autre : la tragédie amoureuse, le drame social, le film de guerre. Mais la narration est circulaire pour boucler la boucle du genre qui les sur-détermine tous : l'amour-passion est une lutte à mort, une guerre où le vainqueur est un vaincu qui s'ignore.

 

 

 

Manon est un film dense et véloce, qui court plusieurs lèvres, parfois en même temps. Les derniers affrontements avant la Libération incluent un épisode alors peu représenté par le cinéma français de femmes tondues, victimes toutes désignées à la vindicte populaire sur le mode archaïque de la crise mimétique déjà rencontrée avec Le Corbeau (1943). Manon échappe de peu à la tonte grâce au coup de foudre avec le jeune résistant Robert Desgrieux dont la révolte existentielle et adolescente trouve avec la guerre un exutoire privilégié. Les ruines de l'église accueillent ainsi la foudre de leur amour, dont l'histoire s'expose déjà au désastre dont le désert palestinien accomplira le destin tragique. Clouzot est moins habile à donner crédit à l'amour au premier coup d'œil qu'à rendre compte que les circonstances extérieures ne représentent que les ferments d'un mal interne, d'une maladie toujours déjà là. Le roman d'origine est à cet égard particulièrement trahi : le garçon naïf et cynique et la fille insouciante et pragmatique ont laissé place à un jeune homme intoxiqué par le poison de la passion et une jeune femme perverse et manipulatrice. Le moralisme apocalyptique de Clouzot l'emporte ainsi sur toute autre considération dédiée à vanter un individualisme libertin et libertaire : les femmes sont des salopes, les hommes des salauds et, malgré leur jeunesse, tous sont des monstres.

 

 

 

Manon a des arguments à opposer aux simplifications réactionnaires du moraliste nihiliste. Ainsi, les amants criminels, qui sont les contemporains des Amants de la nuit (1949) de Nicholas Ray, participent à divers trafics, y compris sexuels avec Manon maquereautée par son frère (Serge Reggiani), jusqu'à rejoindre le trafic des juifs rescapés des camps qui se destinent à rejoindre la Palestine. La situation des juifs ayant survécu au nazisme, le respect de la langue yiddish et l'attaque des rescapés par les bédouins palestiniens sont des singularités dans le cinéma français de l'époque. Mais la nouvelle actualité historique sont les péripéties d'un western oriental dont les causes n'intéressent pas Clouzot. Sa préférence vau au désert abstrait dans lequel s'enfoncent, se perdent et hallucinent les parias, celui d'une passion sans remède ni rémission. Le salut de Quai des Orfèvres n'opère pas dans le désert où les balles perdues sont comme des coups de fouet et où le cadavre de Manon est porté comme un sac à patates quand elle n'est pas comparée au cadavre d'une chamelle par son porteur qui s'abandonne à la pulsion nécrophile. Le désert est celui d'un naturalisme inspiré des Rapaces (1924) d'Erich von Stroheim et il prépare au Salaire de la peur (1955). Difficile de ne pas penser aussi à Luis Buñuel mais lui observe sans juger quand Clouzot juge en jouissant. Et la jouissance est sexiste en autorisant que les femmes trinquent, du crachat de Desgrieux au visage de Manon en passant par l'affreux coup de poing réellement donné par Serge Reggiani à une figurante.

 

 

 

Reste une grande séquence de réconciliation dans un train bondé de l'après-guerre dont on comprend pourquoi Jean-Luc Godard l'a retenu pour le montage du Livre d'image (2018) : entre deux êtres il y a tout un peuple où même les français sont des déplacés, des nomades, des réfugiés.

 

 

 

13 juin 2020

Le Salaire de la peur (1953)

 

 

 

L'or noir du proctologue

 

 

 

Après Manon (1949) et une participation au film à sketchs Retour à la vie (1950) aux côtés d’André Cayatte, Georges Lampin et Jean Dréville pour lequel il signe le court Retour de Jean, Henri-Georges Clouzot s’essaie à un registre pour lui inédit, celui de la comédie avec Miquette et sa mère (1950) adapté d’une pièce de boulevard où il retrouve Louis Jouvet. Le résultat n’étant pas convaincant, Clouzot se lance alors dans une entreprise plus conforme à son goût de l’aventure déjà manifeste avec Manon. Comme sa compagne Vera est fille d’un diplomate brésilien, le réalisateur en profite pour s’embarquer dans le tournage monstre d’un documentaire inachevé, Brasil. Seul un ouvrage accompagné de photographies et dédié aux rituels vaudous de Bahia, Le Cheval des Dieux publié par Julliard en 1951, donne une idée de ce qu’aurait pu être ce film dont le projet aura souterrainement nourri Le Salaire de la peur d’après le roman éponyme de Georges Arnaud.

 

 

 

Tournage épique (seize mois de tournage avec une interruption de sept moins pour cause d’intempéries ont été nécessaires pour reconstituer une Amérique du sud imaginaire entre le Gard, les Bouches-du-Rhône et la Camargue) ; succès international (sept millions d’entrée France et deux remakes hollywoodiens) ; consensus critique (le film a remporté exceptionnellement le grand chelem à Berlin, Cannes et Venise, étant régulièrement cité depuis comme l’un des chefs-d’œuvre du cinéma mondial) : Le Salaire de la peur est incontestablement un film magistral. Clouzot s’impose en effet comme un maître d’œuvre capable de mettre en branle une machine de cinéma à l’efficacité toute hollywoodienne, qui carbure en même temps à l’essence d’un naturalisme noir et inflammable. Le mal s’objective ici dans le pétrole. L’or noir qu’extrait une compagnie étasunienne comme un moustique s’engorge de sang est aussi cette soupe épaisse qui engloutit les plus faibles quand elle ne s’embrase pas dans une fureur apocalyptique que doit calmer un convoi de 400 kilos de nitroglycérine comme on apaisait naguère les dieux chthoniens avec un sacrifice humain.

 

 

 

Avoir les mains pures, Clouzot n’y a jamais cru. Le Salaire de la peur est à cet égard l’autoportrait épique et nihiliste de celui qui sait devoir tout sacrifier au nom de la consomption nécessaire au moteur d’une aventure somptuaire. Le film se confond ainsi avec le camion bourré d’explosifs du récit et son conducteur est celui qui doit savoir faire des choix que la bonne conscience réprouvera. Le portrait tendanciellement buňulien de la misère sud-américaine a ainsi autorisé l’absorption spectaculaire du site d’un ancien camp d’internement pour roms de l’époque vichyste (le camp de Saliers à Arles). Le spectacle est une machine qui carbure aussi à l’amnésie et ses précautions concernant l’exploitation impérialiste des ressources sud-américaines cèdent devant les réflexes coloniaux conjuguant le sexe et la race quand les acteurs français évoquent les « négresses » du coin. Enfin le virilisme a des exigences impérieuses qui expliquent pourquoi Yves Montand préfère ultimement la compagnie de Charles Vanel plutôt que celle de Véra Clouzot qui pourtant se démène pour s’exposer à son regard comme la chienne frétillant du derrière sous la caresse de son maître.

 

 

 

L’or noir qualifie autrement la richesse contradictoire d’un film passionnant, éprouvant autant que discutable et qu’Edward G. Robinson, juré cannois lors de la présentation du Salaire de la peur, a très bien résumé ainsi : « Je viens de recevoir un génial coup de pied dans le bas-ventre ». La radicalité prêtée à Clouzot l’est moins en réalité qu’une volonté extrême de montrer l’horreur objective (les vautours, les éclopés, les enfants dans la boue) en pariant sur son extension subjective (l’amitié filiale entre les deux vedettes se retourne en rapport sadomasochiste). Le pari du mal en pire est une jouissance sadique dont les réjouissances obscènes sont multiples, tératologiques : une chute avilissante, une humiliation grimaçante, une jambe écrabouillée, une conscience mazoutée.

 

 

 

Du voyage au bout de la nuit conduisant au fond de l’anus mundi il ne peut y avoir de retour mais le jeu en vaudrait la chandelle. D’autres voudront la rallumer, Francis Ford Coppola avec Apocalypse Now (1979), Werner Herzog avec Fitzcarraldo (1982). L’or noir est la merde de la terre et sa transformation en images chocs est l’affaire des alchimistes qui se doublent d’être des proctologues.

 

 

 

14 juin 2020

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