L'œil torve du mauvais démiurge

Le cinéma d'Henri-Georges Clouzot

Seconde partie (1955-1968)

Les Diaboliques (1955)

 

 

 

Charon et Ophélie

 

 

 

Avec Le Salaire de la peur (1953), Henri-Georges Clouzot s’impose comme un réalisateur de première catégorie qu’acclame même Hollywood. En brassant le mazout de la condition humaine, le film contrebalance les grumeaux de sa morale apocalyptique par l’éclair de grandes fulgurances (c’est l’inoubliable mélange de souffle et de flash précédant l’explosion du premier camion). On ne s’étonnera donc pas que Le Salaire de la peur a depuis continuellement nourri la fascination de plusieurs générations de cinéphiles, de William Friedkin à Bong Joon-ho. Avec Les Diaboliques, Clouzot frappe un autre coup et il est si fort, si marquant qu’Alfred Hitchcock ne se privera pas de s’en inspirer : d’abord en demandant à Boileau-Narcejac d’écrire un roman dont l’adaptation a donné Vertigo – Sueurs froides (1958) ; ensuite en s’inspirant du dernier carton préventif du film de Clouzot pour construire la stratégie publicitaire accompagnant la sortie de Psychose (1960).

 

 

 

Le Salaire de la peur était un film chthonien et prométhéen, arrachant du ventre de la terre l’huile noire qui alimente les brasiers furieux du capitalisme impérialiste et du virilisme sexiste. Les Diaboliques est un film baigné des eaux lourdes dont Gaston Bachelard a montré qu’elles irriguaient les rêveries obsessionnelles d’Edgar Allan Poe (le prix Edgar-Allan-Poe a d’ailleurs été donné au film). Après avoir été pétrolière, la métaphore est désormais hydraulique, autrement accordée à la viscosité d’un regard qui reconduit la même image de la boue souillant l’enfance. Une bouteille de whisky à laquelle est mélangé un somnifère ; une baignoire dont le remplissage fait vibrer la tuyauterie d’une maison d’hôte ; son vidage précédant celui de l’eau croupissante de la piscine du pensionnat ; une morgue et son noyé ; une autre baignoire d’où émerge le cadavre revenu d’entre les morts ; les yeux noyés de larmes de la femme mourant d’une crise cardiaque : les eaux lourdes coulent depuis les sources infernales du Styx, du Phlégéton, de l’Achéron, du Léthé et du Cocyte, en alimentant une machinerie qui met à nouveau les nerfs du spectateur à rude épreuve.

 

 

 

Si Clouzot a le complexe de Charon, Véra Clouzot aurait celui d’Ophélie. Le nocher des Enfers est l’allégorie du passeur mythique dans l’au-delà et Clouzot est ce passeur morbide qui traverse plusieurs genres en touchant du doigt celui qui ouvre un accès à l’indécidable. On a déjà noté cette propension à passer d’un genre à un autre, fortement marquée avec Manon (1949). Clouzot atteint désormais une forme d’apogée digne de Protée qui est, après tout, une divinité marine mais nomme aussi le mercure universel des alchimistes. Les Diaboliques commencerait comme Les Disparus de Saint-Agil (1938) de Christian-Jaque d’après Pierre Véry en incluant des éléments de comédie avec les professeurs interprétés par le vieux Pierre Larquey et le jeune Michel Serrault. Cependant s’impose vite le film criminel, digne d’Hitchcock. Comme on le sait, la machination diabolique conçue par deux femmes (Simone Signoret et Véra Clouzot) afin de littéralement liquider l’homme qui les méprise (Paul Meurisse) est incluse dans une seconde machine englobant la première afin de commettre pour l’odieux directeur de la pension et sa maîtresse le crime parfait consistant à précipiter la crise cardiaque de l’épouse. Le lit du genre criminel se prolonge ensuite en plusieurs bras : le policier (Charles Vanel est un deux ex machina préfigurant Columbo), le gothique (le pensionnat devient maison hantée et la machine à écrire est déjà celle de Shining de Stanley Kubrick), et même à la fin le fantastique (l’enfant dit avoir vu la morte mais on ne le croit pas).

 

 

 

Avant la mode du twist relancée par M. Night Shyamalan, le double retournement est comme la fermeture à double tour du verrou d’un film conçu comme un piège. Le plus diabolique des diaboliques reste le mauvais démiurge qui a soumis sa compagne à un régime de terreur sur le plateau. La crise cardiaque qui l’emportera cinq ans après à l’âge de 46 ans n’est pas exempte de cette violence symbolique. Véra Clouzot est aussi une sœur de Ligéia et d’Ophélie parce qu’elle est l’autre spectre qui se substitue au fantôme obscène de son manipulateur de mari en flottant déjà au-dessus de l’aquarium du film. Le machiniste diabolique a fait passer aussi le fantôme d’un possible reproche qui frappera sa poitrine sur le tournage de L’Enfer (1964). Avant d’être emporté dans son bureau par une crise cardiaque le 12 janvier 1977. Clouzot écoutait alors La Damnation de Faust.

 

 

 

14 juin 2020

Le Mystère Picasso (1956)

 

 

 

Un minotaure en observe un autre

 

 

 

À quelques reprises, Henri-Georges Clouzot s’est autorisé à ouvrir le capot de ses rutilantes machines infernales en laissant s’échapper les signes furtifs d’un penchant pour l’abstraction dont témoigne la grande collection de peintures modernes accumulées durant toute son existence. Çà et là, des événements purement sensibles ont pu en effet se glisser dans les interstices des mises en scène goupillées et des récits cadenassés en indiquant que le grand conteur et imagier a longtemps caressé le rêve d’un cinéma autre, moins strictement narratif, plus manifestement plastique. Ce rêve qui ne se réalisera pas flotte parmi les ruines chatoyantes de L’Enfer (1964) avant de se figer dans le glacier kitsch de La Prisonnière (968). En attendant, les signes sont là, épars mais insistants. C’est déjà le sang dont une petite flaque noire effraie une femme dans L’Assassin habite au 21 (1942), puis tombe en gouttelettes tachetant le sol dans Quai des Orfèvres (1947), avant la poche de pétrole au bord d’engloutir dans le noir l’un des mercenaires du Salaire de la peur (1953). La séquence de l’explosion du premier camion constitue d’ailleurs l’un des grands moments de ce film qui l’est aussi pour des raisons esthétiques. Le différé de l’onde de choc qui se résume à du tabac soufflé, trois flashs hallucinatoires et un nuage lointain invite ainsi la phénoménologie des points de vue à toucher au nerf de l’angoisse nucléaire traitée de façon plus littéraire dans Les Espions (1957).

 

 

 

Avec Le Mystère Picasso, Clouzot montre qu’il sait encore étonner même en changeant de terrain après Le Salaire de la peur et Les Diaboliques (1955). Non seulement le réalisateur revient au documentaire après l’échec d’une première tentative déjà caractérisée par l’excès (Brasil devait mettre en scène le couple Clouzot en intégrant une opération chirurgicale de Véra), mais son retour a également pour objet la peinture de Pablo Picasso, peut-être le plus grand peintre de son époque. Le collectionneur d’art moderne le connaît depuis le milieu des années 1920. Il est aussi un peintre amateur qui suit les leçons de Georges Braque qui a osé montrer à Picasso ses essais. Le respect mutuel fait le reste. Sauf que la location des studios de la Victorine à Nice le temps de mettre en boîte un court-métrage de dix minutes va s’étendre à la réalisation aventureuse et épuisante d’un long-métrage de 75 minutes tourné tout l’été 1955 avec l’aide de Claude Renoir à la photographie.

 

 

 

Le Mystère Picasso est un autre tour de force. Rejetant l’anecdote personnelle, confiant dans le pouvoir intrinsèquement didactique du filmage du travail pictural, le documentaire de Clouzot rend sensible la tempête créatrice de Picasso, mieux que le tintamarre composé par Georges Auric. En utilisant des stylos feutres importés des États-Unis, le réalisateur peut ainsi filmer de l’autre côté de la toile ou du papier le dessin ou le tableau en train de se faire. Le peintre disparaît alors derrière son geste dont la puissance créatrice s’impose dans la coïncidence de la technicité longuement expérimentée et de la spontanéité la plus accomplie. Picasso peint depuis plus d’un demi-siècle et son geste a encore des insolences (un poisson devient poule puis chimère), des gamineries (le dernier tableau est fait, défait, refait jusqu’à la démesure) qui emportent chaque dessin ou tableau dans un geste qui a un besoin vital de l’inachevé pour se donner la force constituante d’être inépuisable. Le geste est dépense d’énergie thermodynamique. Il est aussi un combat tauromachique en se donnant un motif privilégié qui devient par résonance celui de Clouzot qui considère aussi la fabrique du cinéma sur un mode agonistique. Il reste quelques mètres de pellicule, de quoi tourner cinq minutes montre en main. L’acte de création devient narration à suspense comme un camion chargé de nitroglycérine. C’est ainsi que le tableau nous arrive et le film qui en témoigne aussi.

 

 

 

André Bazin a eu raison de parler du Mystère Picasso comme d’un film bergsonien parce que la durée filmique est comme le montage nécessaire à documenter les processus du work-in-progress. Et il a eu raison aussi de relever qu’il s’agit du « premier film en couleur au second degré » parce que le noir et blanc découle d’une pellicule couleur. La durée et ses montages compressifs ; la couleur comme événement : Le Mystère Picasso n’explique rien du génie mais montre des puissances génériques, débordantes, monstrueuses. Un minotaure en observe un autre. La reconnaissance se passe des gifles qui échoient seulement aux pauvres avatars d’Ariane et Thésée.

 

 

 

16 juin 2020

Les Espions (1957)

 

 

 

Atomisation du sens,

Ariane réduite au silence

 

 

 

Le Salaire de la peur (1953) et Les Diaboliques (1955) consacrent Henri-Georges Clouzot comme un maître non seulement français mais international du cinéma de genre, reconnu comme l’égal de ses homologues hollywoodiens tels John Huston et Alfred Hitchcock. Le réalisateur à succès ne se contente cependant pas de rester à sa place et va voir ailleurs, à l’endroit où convergent ses ambitions documentaires (déçues à l’époque de l’expérience de Brasil) et son goût de l’art moderne (il est un grand collectionneur et s’est initié à la peinture avec Braque). Avec Le Mystère Picasso (1956), Clouzot surprend en mettant au point un dispositif original inspiré de la peinture sur verre et reposant sur de nouveaux stylos feutres capables de traverser entièrement le papier. En alternant le noir et blanc et la couleur, le documentaire peut alors célébrer la puissance d’un geste pictural et l’énergie vitale nécessaire à ses actes de création. Le réalisateur connaît le peintre depuis les années 1920 et rumine son projet depuis au moins 1952. Lors de sa projection cannoise, Le Mystère Picasso ravit artistes et critiques mais échoue lors de sa sortie à toucher le grand public. C’est un insuccès commercial inédit pour Clouzot qui doit alors se remettre au travail afin de décrocher le prochain carton lui garantissant de préserver son indépendance gagnée depuis Le Salaire de la peur.

 

 

 

Clouzot a cherché à adapter Le Procès (1925) de Franz Kafka mais échoue à en acquérir les droits. Cet échec lui fait cependant découvrir via une recommandation de lecture du Time Magazine un roman d’espionnage signé de l’écrivain tchécoslovaque Egon Hostovsky : Le Vertige de minuit. Avec Les Espions, il s’agit de réussir à faire d’une pierre deux coups : vérifier l’actualité de l’imaginaire kafkaïen au temps de la Guerre froide et de la menace atomique et déduire du contexte géopolitique une métaphysique de l’absurde contemporaine de l'œuvre d’Albert Camus et Jean-Paul Sartre (un scénario commun a été brûlé). Le film pourtant désoriente et ne convainc pas. Le perfide scénariste Henri Jeanson, qui n’en est pas moins l’ami de Clouzot en lui ayant apporté son soutien au moment de l’épuration, a même un mot définitif : « Clouzot a fait Kafka dans sa culotte ». Le mauvais démiurge reste au commande d’une machinerie complexe mais la thématique datée de l’absurde s’est substituée à celle non moins datée du mal ontologique. Les Espions a au moins cette conséquence d’être un film à la logique insensée nécessaire à témoigner d’une dissipation du sens à l’époque où son atomisation induit avec son obsolescence la fin de l'Europe comme puissance.

 

 

 

On retrouvera aisément toutes les obsessions de Clouzot : les identités factices de L’Assassin habite au 21 (1942) ; la paranoïa virale et la culpabilité généralisée du Corbeau (1943) ; les mercenaires prêts à tout du Salaire de la peur ; les faux-semblants et les machinations des Diaboliques. Les Espions se présenterait même comme une synthèse provisoire mais la tragi-comédie atteint désormais le stade de la parodie. Le pensionnat pour garçon est devenu une clinique psychiatrique déliquescente qui, déplumé, se remplit progressivement de fous comme une baignoire des eaux lourdes du crime. Son directeur est joué par Gérard Séty connu pour ses imitations et un fameux numéro de transformisme. Un garçon prénommé Moinet revient, interprété par le frère du jeune acteur jouant Moynet dans Les Diaboliques (Patrick Dewaere). Comme revient Pierre Larquey en chauffeur de taxi à l’instar de son rôle dans Quai des Orfèvres (1947). Enfin, Véra Clouzot apparaît comme hystérique et mutique pour un dernière rôle avant le silence définitif du 15 décembre 1960.

 

 

 

Espions et contre-espions sont ainsi des pions interchangeables sur un vaste échiquier avérant l’indifférenciation grise des camps antagonistes. Et, à son corps défendant, le psychiatre Malic en devient un autre, pris comme Faust dans un jeu méphistophélique qui le dépasse et nous aussi. Entre deux gags (un groupe d’ocarinistes de Bagnolet, le jeu savoureux de Peter Ustinov), les dialogues abondants sont pour l’oreille un labyrinthe épuisant qui ont pour point de vérité ultime l’aphasie de Véra Clouzot. Ariane réduite au silence figure en effet la vérité bavarde de Thésée qui se confond avec le Minotaure parce que son sauveur se révèle son gardien et son bourreau. L’inflation absurde de la perte de sens, quand la thématique ne dépolitise pas tous les enjeux, se compense donc avec l’invariant d’une femme captive, réduite à un silence qui ne fait sens que pour qui parle à sa place.

 

 

 

15 juin 2020

La Vérité (1960)

 

 

 

Le procès au centuple

 

 

 

Le Mystère Picasso (1956) est un grand documentaire qui a été peu vu et Les Espions (1957) un film d'espionnage perdu dans le dédale de ses prétentions kafkaïennes. Avec La Vérité, Henri-Georges Clouzot qui est son propre producteur sait qu'il doit se refaire une santé mais sans s'empêcher de frapper un grand coup, c'est plus fort que lui. C'est pourquoi sa nouvelle ambition consiste à coincer trois films dans un seul : un film de procès à l'américaine mais inspiré d'un fait divers d'ici (l'affaire Pauline Dubuisson) ; le portrait simili-documentaire d'une immense star alors aux abois (Brigitte Bardot) ; l'autoportrait de biais d'un réalisateur bousculé sur ses bases par la nouvelle génération en général (et la Nouvelle Vague en particulier). La Vérité est un film de procès pour autant que le procès sied à l'humeur sévère de l'auteur du Corbeau (1943) qui puise une nouvelle fois dans la chronique judiciaire de quoi alimenter sa machine de jugement de tous azimuts comme un camion chargé en jerricans de nitroglycérine. En passant, c'est toute la différence avec Franz Kafka et elle est radicale en ceci que le réalisateur français est l'homme de la condamnation sans appel au nom d'une culpabilité universelle alors que l'écrivain tchèque est l'artiste de la faute inexpiable parce qu'elle n'a aucun fondement. La forme procès excite Clouzot quand Kafka la hait.

 

 

 

Film de procès, La Vérité l'est alors au carré, au cube, au centuple. C'est que le film de Clouzot fait tout à la fois le procès de l'institution judiciaire (les avocats s'entendent sur l'essentiel, à savoir que le tribunal est un théâtre dans lequel se joue une pièce doublée d'une partie d'échecs et que le meilleur gagne) et des médias à la traîne (les journalistes se laissent dicter leurs articles par les avocats). Le procès est celui du procès qui donne tort à ses représentants tout en donnant raison au dispositif quand il se joue sur un écran de cinéma. Le procès public est aussi nécessaire à Clouzot que le délateur anonyme quand il s'agit de tirer des plaies du corps social le lait noir des passions purulentes. Le procès l'est aussi des gens évidemment, de la génération des parents (leur morale est conservatrice et raide jusqu'à l'hypocrisie) à celle des enfants (leurs libertés exaspérées se retournent en aliénations dramatiques). Les premiers vivent sans passion une vie moutonnière et les seconds qui vivent passionnément en meurent forcément. Ce qui est terrible chez Jean Renoir est que tout le monde ait ses raisons ; ce qui l'est chez Clouzot est que tout le monde rivalise en torts partagés.

 

 

 

On pourra apprécier que, comme Quai des Orfèvres (1947) l'a déjà montré, La Vérité veuille coller au nom du réalisme au respect méticuleux des conventions de l'institution judiciaire (y compris des mots d'auteur quand ils sont tirés des vraies minutes du procès). On apprécie beaucoup moins que la construction en flash-back impose avec la narration du vrai de trancher dans le lard des interprétations antagoniques des avocats rivaux. Moyennant quoi, le mauvais démiurge qui sait tout joue un jeu biaisé en faisant moins bien que les grands films de procès récents (Douze hommes en colère de Sidney Lumet en 1957, Autopsie d'un meurtre d'Otto Preminger en 1959). Même si le procès de Clouzot fait à tous, institutions, vieux et jeunes fait pour cette raison-là un peu moins vieux schnock que celui de la seule jeunesse mené par Les Tricheurs (1958) de Marcel Carné.

 

 

 

Les Tricheurs a fait de Jacques Charrier une vedette. Il est alors le compagnon de Brigitte Bardot qui, dans La Vérité, joue une femme sur la sellette comme elle l'était alors. Les deux films montrent aussi la réponse réactive, voire réactionnaire de la vieille génération menacée par la jeunesse incarnée par la Nouvelle Vague à laquelle pense Clouzot le temps de quelques raccords et scènes de lit. Mais pour en juger la désinvolture et la frivolité du haut d'une vieillesse acariâtre. Sur le tournage, le réalisateur a été infect avec Bardot, pas moins peut-être que l'avocat interprété par Paul Meurisse. Ce dernier est si cruel dans sa plaidoirie qu'il pousse l'accusée à réussir le suicide qu'elle avait deux fois raté. Le sexisme sadique de Clouzot à l'égard de Bardot révèle autrement le prix des rôles mémorables avec sa tentative de suicide. La vérité d'un réalisateur se joue aussi au carrefour où les femmes et leurs rôles coïncident tragiquement. On songe à Desgrieux se couchant sur le cadavre de Manon dans le désert de la pulsion. La vérité de Clouzot c'est Bardot avec Véra. Celle de Bardot se voit mieux dans Vie privée (1962) de Louis Malle, et davantage encore dans Le Mépris (1962) de Jean-Luc Godard.

 

 

 

18 juin 2020

L'Enfer (1964)

 

 

 

Icare, Narcisse et Némésis

 

 

 

La Vérité est un nouveau succès commercial et son auteur conforté dans son statut de commandeur du cinéma français même si la Nouvelle Vague s'impose en bouleversant le paysage du cinéma hexagonal. Les premiers longs-métrages de Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard d'un côté et du côté de la Rive gauche ceux d'Agnès Varda, Alain Resnais et Jacques Demy montrent en effet l'existence d'une nouvelle donne à la fois économique et esthétique et Henri-Georges Clouzot en prend acte en ne voulant pour rien au monde rater le train de la modernité. La vision de 8 1/2 de Federico Fellini le convainc qu'est venu le temps du cinéma des expérimentateurs et des artistes. Rassurée par la cohorte des plus grands prix internationaux reçus par le réalisateur et une nomination de La Vérité à l'Oscar du meilleur film étranger, la Columbia lui confie l'exceptionnelle occasion d'un budget illimité dédié à des recherches formalistes initiées dans les studios de Billancourt en mars 1964. En juillet, le tournage doit commencer au bord du lac artificiel de Garabit et son fameux viaduc en Auvergne, dont les principales vedettes sont Serge Reggiani et Romy Schneider. Mais le tournage exigeant trois équipes techniques différentes dans un temps serré de trois semaines avant le vidage du lac par EDF devient une cocotte-minute. Épuisé, à bout de nerfs, Serge Reggiani craque et part ; Clouzot croit pouvoir continuer mais s'effondre, victime d'une crise cardiaque. Le film s'arrête et les treize heures de rushs déjà en boîte deviennent invisibles.

 

 

 

Jusqu'à ce qu'à ce que Serge Bromberg réussisse en 2008 à convaincre la veuve de Clouzot de l'autoriser à explorer le contenu mythique des 185 boîtes de L'Enfer gardées dans les archives du film du CNC à Bois d'Arcy. Les images en noir et blanc sont traversées de visions paranoïaques qui témoignent de l'influence durable de l'expressionnisme allemand (mais aussi du constructivisme soviétique), tandis que les images en couleur avec leurs effets kaléidoscopiques, moirés et stroboscopiques sont largement inspirées par l'art optique-cinétique de Victor Vasarely et les artistes du Groupe de Recherche d'Art Visuel (GRAV) comme Joël Stein qui témoigne de sa participation à l'aventure d'un film rêvant d'égaler, voire dépasser Vertigo d'Alfred Hitchcock. Le documentariste a eu également accès à la seule boîte abritant les enregistrements sonores dont les expérimentations mélangent bidouillages électroacoustiques comme on en trouvait alors à l'Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (Ircam) et montages schizoïdes en équivalents des cut-up de William Burroughs. C'est un feu d'artifice visuel produit pour rien, une pure dépense somptuaire pour laquelle Clouzot s'est brûlé les ailes en y consumant avec sa santé son ambitieux projet.

 

 

 

L'Enfer est au titre de film de Clouzot qui n'existe qu'à l'état de ruines celui qui donnerait cependant la clé de tous les autres. Le nouveau portrait promis de jaloux succédant aux héros de Quai des Orfèvres, Manon et La Vérité est l'autoportrait en creux d'un réalisateur débordé par ses propres excès, d'un mauvais démiurge dont le contrôle paranoïaque aura été ce démon retourné contre ses prétentions artistiques. Icare est un Narcisse qui aura été à lui-même sa propre Némésis. Le réel mis à la porte au nom de l'imaginaire visionnaire est donc revenu par la fenêtre du cœur qui a craqué afin que ne défaille pas le cerveau. Le mal est interne, le mauvais démiurge le sait pourtant qui le découvre une nouvelle fois après l'infarctus mortel de Véra Clouzot et la tentative de suicide de Brigitte Bardot. La maladie est auto-immune pour celui qui a résisté à voir que ce qu'il n'aime pas chez les autres c'est lui-même. Le contraire de l'enfer sartrien : l'enfer de ne pouvoir échapper à soi.

 

 

 

En 1994, Claude Chabrol a tourné sa version de L'Enfer en adaptant le scénario original de Clouzot. Il s'agit de l'un de ses meilleurs films et il n'aura fallu pour cela ni faire violence aux acteurs et techniciens ni forcer les dieux de l'Art pour y parvenir. Si le film est langien le cinéaste qui l'a tourné est renoirien et c'est toute la différence. Le réalisateur des jugements condamnatoires aura été à lui-même son propre juge et la condamnation est sans appel en cumulant ses sentences. Clouzot retournera à sa dépression qu'apaiseront relativement son documentaire sur Herbert von Karajan dirigeant à la Scala de Milan le Requiem de Verdi et le tournage d'une dernière fiction, La Prisonnière. La quête formaliste vire au kitsch mais l'autoportrait insiste : la prisonnière c'est lui.

 

 

 

19 juin 2020

La Prisonnière (1968)

 

 

 

Auto-matador

 

 

 

Henri-Georges Clouzot a accumulé tant de succès dans les années 1950 qu'il pouvait légitimement se croire préparé à affronter la nouvelle décennie comme une corrida. Mais la modernité a été une corne révélant au torero qu'il aura été à lui-même son propre taureau. La métaphore tauromachique au travail dans Le Mystère Picasso (1956) révèle un miroir cruel. Thésée découvre alors qu'il est aussi le Minotaure. Il l'aurait d'autant plus découvert avec l'infarctus mortel de Véra en sacrifice d'Ariane. Le fil rompu de la cordialité aurait pu se répéter avec la tentative de suicide de Brigitte Bardot suite à La Vérité (1960), autre avertissement. La Columbia offre un pont d'or au réalisateur comme peu avant lui mais le démiurge se perd dans le dédale d'un perfectionnisme sourcilleux et paranoïaque où le film rêvé en feu d'artifice optique-cinétique s'abolit dans une dépense somptuaire et ruineuse. L'Enfer est celui du cinéma brûlé sur l'autel de l'art et de la modernité. Pourtant Clouzot en réchappe malgré une crise cardiaque et ne manque pas de projets afin de rattraper son retard.

 

 

 

D'abord Clouzot retourne au documentaire en couleur avec une série de cinq films tournés entre 1965 et 1967, Grands chefs d'orchestre, consistant à filmer en concert le travail de direction de Sergiu Celibidache, Leonard Bernstein, Carlos Kleiber et Herbert von Karajan (ce dernier pour le Requiem de Verdi). Si l'on peut opposer aux moyens spectaculaires mobilisés (treize caméras, des kilomètres de pellicule impressionnée) la concentration esthétique de Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) de Straub-Huillet, le principe du concert filmé en est renouvelé au grand bénéfice de la télévision. Surtout, Clouzot retrouve avec la fonction de chef d'orchestre la figure symbolique d'un autre frère d'arme, déjà ébauché avec le personnage de Sami Frey dans La Vérité. Alors que la Nouvelle Vague célèbre au même moment Jean Renoir comme son patron, Clouzot veut rester le chef en ressemblant cependant davantage à Karajan qu'à Picasso. Entre le patron que les uns se reconnaissent librement et le chef dont les autres veulent imposer l'autorité au risque de l'autoritarisme, il y a un abîme expliquant l'échec symptomatique de La Prisonnière.

 

 

 

L'histoire d'un galeriste (Laurent Terzieff) qui fait entrer dans son jeu sadomasochiste José (Élisabeth Wiener), la compagne d'un plasticien qu'il expose (Bernard Fresson), n'est pas seulement prétexte à recycler les tours optiques-cinétiques expérimentés pour L'Enfer. Le sadisme du galeriste qui se double du photographe mettant en scène ses fantasmes de réification du corps des femmes a une double fonction de vérité : pour un art moderne retendu en troublantes nécessités brouillées par les mondanités bourgeoises ; pour une femme découvrant à rebrousse-poil des clichés sa propre pente masochiste mise à nue par le sadisme de son amant. L'expérimentation formelle peut alors parfaitement coïncider avec le documentaire dédié à la violence conjugale sur lequel travaille José. Le sadomasochisme caractérisant bon nombre de relations dans les films de Clouzot, de Manon au Salaire de la peur, délivre à retardement son contenu de vérité sexuelle et artistique : le sadique redonne vigueur à l'art en démontrant aux femmes la latence de leur pente ou tendance masochiste.

 

 

 

La Prisonnière commence à amuser quand la masochiste garde un cœur tendre dont la sentimentalité recouvre un piège auquel veut résister le sadique dans une étonnante préfiguration du consensuel 50 nuances de gris. L'opération de légitimation par la fiction du sadisme de son auteur est d'une faiblesse insigne à l'époque où, en 1967, Gilles Deleuze (Présentation de Sacher-Masoch) et Luis Buñuel (Belle de jour) redonnent au masochisme une densité distincte du sadisme. La pauvreté du masochisme de José se mélange à de vieux restes de sentimentalité sanctionnée par un accident de voiture offrant à son corps démantibulé la possibilité d'être quand même un chef-d'œuvre plastique.

 

 

 

Trop tard : le mal est fait. Les recherches chromatiques de La Prisonnière viennent après Antonioni, Varda et Godard et le nihilisme culturel de la bourgeoisie est plus drôle et mordant quand c'est Chabrol qui est aux manettes. Le sadisme de celui qui s'en autorise au nom de l'art moderne et surtout du masochisme des autres est moins un aveu de faiblesse qu'un désaveu. La canne-épée de L'Assassin habite au 21 aura donc été le premier coup de corne d'un réalisateur auto-matador.

 

 

 

20 juin 2020

Pour lire la première partie, cliquer ici.


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