Ce qui s'écrit dans le cinéma de Chantal Akerman est une histoire de vent. Moins écrits sur du vent que depuis lui, avec et contre lui, ses films qui doivent tant à l'écriture ont cependant pour scansion les vides illisibles de l'inhabitable.
De l'écrit à l'écran, les vents transforment en plans fixes la terre en poussière, les peuples sont en travelling latéral la bande passante de la terre et l'exil est la seule voie de sortie à la modernité qui se veut de frontières alors qu'elle est une passoire du pire. Moins gardienne des portes que veilleuse des sas, Chantal Akerman filme partout l'apatridie, y compris quand elle tourne des comédies.
Si ses films sont fondamentalement des correspondances avec la mère, le post-scriptum des derniers opus est offert au père, l'homme de l'apatridie non seulement imposée par l'Histoire mais également consentie par lui. Si l'œuvre de Chantal Akerman est un Livre de sa mère en cinéma, les derniers films sont toutefois des lettres au père, d'amour, de rude explication et de pardon.
C'est une blague juive comme il y en a tant dans Histoires d'Amérique (1988). La psychanalyse ne satisfait vraiment qu'à deux conditions : qu'analysant et analyste manquent chacun-e à leur place. Une psychanalyse, c'est comme un rendez-vous, elle ne réussit qu'à être ratée. La psychanalyse est un acte manqué et ça tombe bien, la comédie est le genre dont la vérité s'accorde à en raffiner les collections. L'idée de l'échange d'appartement entre un psychanalyste new-yorkais, maniaque du rangement et blasé (William Hurt) et une danseuse bordélique résidant à Belleville (Juliette Binoche) en soutient brillamment la démonstration. Les deux y gagnent à leur corps défendant : l'amoureuse qui collectionne les dépits amoureux fait le ménage dans son désir, tandis que l'obsessionnel désamidonne son existence. Chantal Akerman se déplace aussi en revenant à New York mais d'une autre façon qu'à l'occasion de ses premiers films underground, en pensant désormais à la fois à Leo McCarey (les intérieurs sont de studio et un chien est le vecteur de l'apprivoisement des désirs comme dans Cette sacrée vérité) et Woody Allen (les extérieurs sont réels et la judéité est l'accent comique d'une angoisse existentielle). Une nouvelle fois, la cinéaste vérifie ce paradoxe que l'on est à la maison qu'en n'étant jamais chez soi. Et si les acteurs séduisent, plus encore Juliette Binoche que William Hurt, la meilleure interprétation revient cependant au chien, ce golden retriever prénommé Edgard mais qui préfère qu'on l'appelle Roméo. Son manque de sommeil et ses problèmes intestinaux le rapprochent physiologiquement de Chantal Akerman, qui souffrira des mêmes maux dans Là-bas (2006). La comédie de la psychanalyse est celle du désir, avec ses montages parallèles (on ne vit qu'à côté de ses pompes) et ses perpendiculaires (on n'a rapport à l'autre qu'à lui prêter nos chaussures). Entre Belleville et Brooklyn, les polarités s'échangent mais ce qui reste à sa place, c'est le vide qu'il y a entre deux pleins ou plans et son manque fait nos métonymies dont les morceaux jazz de Sonia Wieder-Atherton sont les musiques.
Les histoires d'Amérique de Chantal Akerman ont longtemps été new-yorkaises, de Hôtel Monterey (1972) à Un divan à New York (1996) en passant par News from Home (1977) et Histoires d'Amérique (1988). Et puis le Texas et l'Arizona sont arrivés en renversant les polarités : Sud (1999) et De l'autre côté (2002). Avec la descente vers le sud des États-Unis, la question raciale s'amplifie. Afro-descendants et migrants mexicains, Chantal Akerman en documente avec rigueur les douleurs et les exils qui résonnent de tous ceux dont est balafrée sa judéité. Le 7 juin 1998, le martyr de James Byrd jr. traîné à mort par un pick-up conduit par trois suprémacistes blancs est un tort qui distord le calme des paysages du comté de Jasper. La douceur du film y rend justice à la dignité d'une communauté noire endeuillée dont un gospel témoigne d'une oppression multiséculaire. Son tact en porte la plainte. Rien ne sera jamais plus innocent, rien ne l'aura jamais été. La stridulation des sauterelles fait entendre l'électrification des barbelés. Le plus foudroyé des arbres a pour fruits invisibles les pendus chantés par Billie Holiday. L'enquête trouve chez trois Blancs ses énoncés ; le journaliste explique, le shérif relativise, l'intellectuel analyse. Les Noirs exposent, eux, qu'il n'y a que la décence à opposer à l'infamie. On ne fait pas des plans autrement. Sous le soleil colonial du vieux sud, le vert brûle et les gazons entretenus sont la coupe en brosse de le terreur blanche. Quand la route arrive, ce long fleuve gris et intranquille, les auréoles de ténèbres qui la ponctuent écrivent le désastre : les cercles de l'enfer à la surface de la terre. C'est le fil de bitume qui a décapité un oiseau noir, la blessure qui ne cesse de couler. Cela ne peut se voir qu'en travelling-arrière tourné à vitesse réduite. Sinon, les voitures font ce qu'elles font d'habitude : rouler sur des cadavres.
L'image, c'est ce dont Simon est exclu et cette image s'accorde à la jouissance d'Ariane qui ne marche droit
qu'à faire tourner en boucle sa petite machine paranoïaque. Les femmes ne jouissent qu'entre elles, c'est le secret des naïades. Lui qui n'en est pas préférera à la fin, plutôt que de consentir à
son mystère, en noyer dans la nuit atlantique la porteuse. La mort d'une femme est l'unique passage à l'acte que s'octroie un grand bourgeois, pas moins capturé par la captivité à quoi il
s'abandonne comme au chant d'une sirène. Inspiré de La Prisonnière de Marcel
Proust, La Captive se livre poings et pieds liés à ses propres effets de capture.
La sidération immobilise façon bondage. L'intrigue abolit déjà les vertiges
analytiques de la conversation proustienne. Le retour à Hitchcock, Rebecca au début et surtout Vertigo, substitue au mascara des formes
mineures du cinéma de genre la grandeur de l'art en majuscule (les statues du musée Rodin, Rachmaninov à la place de Bernard Hermann). D'autres citations ou références, Racine,
Belle du Seigneur, Mozart et Carmen en sont encore les tentures de velours. La boiserie des plans craque quand ils ne résonnent pas du pas des talons
claquant sur le marbre. Stanislas Merhar a la raideur toute enfarinée, loin de la gracilité des modèles de Robert Bresson. Une poupée de
porcelaine affectée comme Nosferatu de photophobie. Un automate cintré, aussi allergique au pollen que le film l'est à l'égard du réel, répudié à l'arrière des limousines. Sylvie Testud lui répond d'abord avec l'air du
« bois de Chaville » de Pierre Destailles et c'est très bien, avant de s'abandonner, passivement, au programme de mise à mort de la différence dont Simon est le raffiné exécuteur. Le
film le plus maniériste de son autrice est aussi son plus muséal. Son regard de Méduse se retourne contre elle. En posant ses valises en grande bourgeoisie, Chantal Akerman fait un film d'art et
elle y perd provisoirement la boussole de son cinéma. La prisonnière, c'est elle aussi. On la préfère recluse dans Là-bas
ou Je, tu, il, elle. Surtout, son grand film proustien, elle l'avait déjà donné en toute simplicité avec Portrait d'une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1994).
Les frontières ne sont désirables qu'à être traversées. Elles ne sont pas un filtre pour le désert, avec ses vents qui transforment la terre en poussière, mais son avancée armée, l'armature appareillée d'une désertification du monde qui, sous l'égide global du capital, valorise la libre circulation des marchandises à la migration des gens. Au bord des mondes, d'un côté le Mexique, de l'autre les États-Unis, le durcissement technologique des dispositifs frontaliers après les attentats du 11 septembre a fait sauter les points de passage traditionnels. Ceux qui passent malgré tout sont alors destinés à l'épreuve du désert et peu témoignent qu'ils en ont réchappé. Le travelling latéral est alors pour Chantal Akerman la voie d'un retournement de la frontière sur elle-même. Tout l'espace s'y plie et le repli est ce que le plan déplie : le face à face renversé en dos à dos. De l'autre côté est une autre histoire d'Amérique qui fait suite à Sud (1999). Après New York, le Texas et l'Arizona déplacent le centre de gravité. D'autres peuples manquent dans les déserts de la modernité. Les fantômes de la cinéphilie (les westerns de John Ford) forment le sédiment spectral du document, jamais oublieux toutefois que sa matière est mythique. C'est un fleuve de larmes et d'exil, avec cette vieille femme filmée comme une reine de Velasquez, ces hommes lisant la lettre de leur sauvetage inopiné grâce au tournage du film, et cette disparue dont la cinéaste raconte le récit à l'occasion du magnifique dernier plan, un travelling-avant dans la nuit du trafic automobile. De l'autre côté de la frontière, des hommes ressemblent à James Coburn ou Tommy Lee Jones, et rappellent que le caractère sacré de la propriété privée peut commander à l'usage légal des armes. Elle vient de loin, cette guerre de basse intensité. Sa description a ses témoins (l'inoubliable consul mexicain), ses visibilités limites (l'usage exceptionnel d'une archive rayée d'un rire obscène, de vidéosurveillance infrarouge et aérienne) et ses baumes un peu trop appliqués (le Duo Seraphim de Monteverdi). Chantal Akerman a dit que ces clôtures lui en rappelaient d'autres, indicibles. Elle songeait sûrement à la Seconde Guerre mondiale. Pensait-elle également au mur de séparation qui balafre la Palestine ? Avec Mur (2004), Simone Bitton lui aurait emboîté le pas en montrant qu'il y a plus d'un côté de l'autre côté.
L'appartement est un lieu commun prêtant à la comédie. Ce que l'appartement partage (les pièces communes et les chambres personnelles) et départage (entre les espaces public et privé), la comédie y met la pagaille. Le genre fait ainsi entendre sa musique à partir des partitions et apartés redistribuant places et positions dans l'appartement. Chez Chantal Akerman, l'appartement n'est jamais aussi intéressant qu'à partir du moment où le passage y est préféré à toute assise. Le transit fait remue-ménage de toute idée d'installation. Par extension, le recours à l'installation, depuis D'Est au bord de la fiction (1995) jusqu'à Now (2015), devra s'apprécier chez elle qu'en étant indexé à ses qualités d'art provisoire. Le déménagement l'emporte ainsi facilement : le téléfilm Le Déménagement (1992), Un divan à New York (1996) et Demain on déménage (2004) forment en effet un triptyque rappelant à l'appartement qu'il n'est qu'un espace de transition, un sas, voire une passoire. Dans le troisième film, une mère emménage chez sa fille après le décès de son mari mais c'est pour aussitôt décider ensemble de vendre leur appartement à Ménilmontant. La foule des visiteurs et futurs acheteurs, chacun-e avec leurs style et manie, contribue aux encombrements bruyants embrayant sur l'empiétement des récits de vie. La scène s'emplit ainsi de désirs contrariés : deux couples se séparent, une femme enceinte l'est surtout de la libido de son conjoint, à la fin un bébé a deux mamans, etc. Dans l'intervalle, la mère (Aurore Clément dont la voix prend parfois la tonalité de celle de Delphine Seyrig) donne ses leçons de piano tandis que sa fille (Sylvie Testud qui ressemble comme une sœur à Chantal Akerman) essaie tant bien que mal d'écrire une nouvelle porno. S'il peut fatiguer, l'incessant brouhaha y trouve cependant ses symptômes, odeurs suspectes (le désinfectant) et fumées (le four, l'aspirateur), ainsi qu'un petit carnet noir dont la révélation est différée (c'est le journal, authentique, de la grand-mère de la cinéaste qui y a confié ses pensées telle une Virginia Woolf polonaise). La judéité que l'Histoire a brisée a des bouffées qui sont les apartés de la comédie d'une modernité suffoquée. On y sent que l'on peut hériter de souvenirs d'expériences que l'on n'a pas vécues, c'est le cas des enfants de la troisième génération. S'emplir de l'histoire des autres peut non seulement avoir pour vertu de compenser les manques de l'imagination, mais aussi de tempérer les rémanences de l'intoxication à l'origine de la toux maternelle. L'agitation comique est un mélange de pudeur et d'hystérie en remède temporaire aux pressions de l'irrémédiable. Un piano suspendu s'offre alors comme l'image quasi-surréaliste des forces antigravitationnelles de la musique dans un monde saturé du bris des objets hérités et dont les vies sont encombrées.
Le point cardinal est celui autour de quoi l'on tourne, gond ou pivot. Là-bas est le quatrième point cardinal après D'Est (1993), Sud (1998) et De l'autre côté (2002). Le documentaire s'y trouve polarisé selon le tracé de ses abscisses et ordonnées, histoire et géographie (Europe de l'Est de l'ex-union soviétique, Texas et vieux sud post-ségrégationniste, frontière entre le Mexique et les États-Unis, Tel-Aviv). Au bord de la fiction qui en est l'indicible pointillé (les peuples sont la bande passante de la terre, leurs attentes et leurs absents). Le dernier film du carré est celui d'une solitude radicale et souveraine, une nouvelle réclusion volontaire à l'endroit qui n'aura pas été pour la famille Akerman le choix de l'installation pour ses réfugiés. À l'exception de deux sorties sur la plage, la préférence revient au retrait. Derrière les stores filtrants des fenêtres d'un appartement, Chantal Akerman incube : le suicide de la mère d'un ami bruxellois, celui de la mère de l'écrivain israélien Amos Oz, une indigestion et un attentat. La convalescence n'a plus le lit des premiers films, mais le tamis des striures d'une visibilité diminuée. Le retour à Vertigo dans La Captive aura laissé place à Fenêtre sur cour et s'il y a crime, l'enquête est plus évanouie encore que chez Antonioni. Le crime est nébuleux et sa lumière, aussi intense que diffractée, de l'attentat (le terrorisme islamiste ?) à ses causes non énoncées (la résistance palestinienne au colonialisme ?) Les stries sont les plissements d'yeux d'une cinéaste dont la photophobie se distingue cependant de celle de Simon dans La Captive. Même adouci par le crible des stores, ce qui lui brûle les yeux est l'inhabitable. La terre des ancêtres juifs aurait pu être la sienne ; elle ne le sera jamais. Le rendez-vous est manqué ; seule, l'attente persiste. L'exil est la condition de celle qui nulle part n'habite. Cela, elle l'a toujours su quand, petite, regarder par les fenêtres l'invitait déjà à replier tout le dehors sur son mal-être.
À l'évidence, La Folie Almayer (2011) fait couple avec La Captive (2000). Proust et Conrad, Rachmaninov et Wagner, Nosferatu et Tabou de Friedrich Murnau, sans oublier Stanislas Merhar toujours vissé dans ses névroses de fixation (mais la paranoïa froide du premier rôle s'est inversée en dépression bipolaire avec le second), assurent que les deux films marchent ensemble vers le film d'art. Mais le second a cependant pour lui la vertu de faire boiter le premier. Le bloc de marbre inentamable a heureusement cédé la place à un archipel d'îles plus ou moins englouties et ce qui résiste à l'immersion est sous l'empire de la liquéfaction. Les beautés sont intenses à seulement être éparses et fugaces : les bleus profonds du jour tombant, les cendres de lune des nuits, les joies courtes et hystériques d'un père croyant encore regagner sa fille (l'acteur étonne, alternant le zombique et l'halluciné), les yeux noirs et sans pitié de cette dernière (Aurora Marion réinterprète le rêve murnalcien d'union des hétérogènes, le tropisme de la tragédie grecque et la culture tropicale qui lui résiste, à savoir un viol dont les enfants sont de sang-mêlé). Après L'Intrus (2004) de Chantal Akerman, La Folie Almayer sonde la nuit coloniale et ramène de sa mine des joyaux d'anthracite. Parmi eux, un salut au cinéaste taïwanais Tsaï Ming-liang originaire de Kuala Lumpur. Et une fille métisse qui, ni noire ni blanche, allégorise l'entre-mondes caractérisant autant la littérature de Joseph Conrad selon Edward Saïd que le cinéma de Chantal Akerman, qui se tient au bord des mondes. Moins gardienne des portes que veilleuse des seuils, elle fait monter dans son film des eaux sombres qui disséminent la narration (les dialogues sont des soliloques et la voix du narrateur a l'accent de l'indigène). Surtout, elle puise dans les siennes de quoi éclairer un pan aveugle en condition de son cinéma. La Folie Almayer se comprend en effet autrement en éclaircissant la dédicace au père de La Captive et son décès au départ de l'argument de Demain on déménage (2004). Si la mère est la figure aimée de l'absolu en condition de possibilité du cinéma, le père est la figure non moins aimée mais des mauvais choix et des contingences ratées. Le sort de Nina croise en effet celui de Chantal Akerman, le destin des filles arrachées à leur milieu culturel (l'école juive) et projetées dans des aventures coloniales avortées (Israël aurait pu être pour le père Akerman ce que la Malaisie aura été pour Almayer). L'amour absolu d'une fille pour sa mère qui a donné jour à son cinéma a pour nuit un père dont l'amour est le pardon de ses décisions. La Malaise, c'est Nina dont le non au père le sera à tous les hommes. Et la cinéaste de la reconnaître en sœur de malaise.
Un arbuste dont les feuilles vert pâle résistent au vent du désert. Un grand parc de verdure et, assis sur un banc, un homme dont le dos puissant cuit sous le soleil. Un petit jardin privé avec son mobilier délaissé, transat et tabouret. Les trois premiers plans de No Home Movie forment un rébus et le vert en est l'une des énigmes. C'est une revisitation compressée de Blow Up et si le vert semble avoir gagné la partie, il coïncide avec un manque. Le repeuplement a lieu ailleurs ; pas ici où règne un autre désert, celui de Chantal Akerman et de Natalia, sa mère. Ce désert n'est peuplé que d'elles. Elles y partagent leurs repas, leur conversation, leur vieillesse. La cuisine reste le coin favori de l'appartement pour y accommoder autre chose que la nourriture mais les restes d'une histoire engloutie, la restance de la judéité après le nazisme. L'amour qui s'y joue est immense comme un océan, et terrible comme une hamada du Sahara. Le documentaire offert à la mère est le tout dernier film d'un cinéma dont le geste aura eu pour transcendantal la figure maternelle. L'évocation du père y est l'aveu précisant que, même chéri, il aura pourtant été l'homme des choix décisifs autant que problématiques, la Belgique plutôt que la Palestine, le retrait pour sa fille de l'école juive après le décès de son propre père. Avec la mère, la judéité blessée par l'Histoire continue en secret. Leur schibboleth. Quand Chantal Akerman discute par Skype avec elle, elle explique son désir de faire un film sur l'abolition des distances à l'ère télé-technologique. Elle montre surtout que le reflet de son narcissisme primordial a pour condition le bain de pixel du visage maternel. La mère est pour sa fille la Mère, la Chose, autrement dit l'absolu de tout désir. La dizaine de plans tournés en Israël exigent une très grande force, avec le cadre et dans la durée, pour ne pas être engloutis par leur tellurisme. Cette force, Chantal Akerman à l'évidence l'a. Elle la perd toutefois quand la santé de sa mère se dégrade. On n'avait jamais vu ça dans son cinéma : elle cherche ses plans, perd son sens inouï du cadre. Le contre-jour s'impose, la surexposition avale tout. Ou alors la mère apparaît mais dans un faux-raccord. Perdre la mère qui s'étrangle et qu'abandonne sa voix, c'est perdre le cinéma. Filmer l'inhabitable est possible mais le cinéma devient impossible quand la mort prend la mère. Cela, Chantal Akerman ne pouvait pas le voir. Le tout dernier plan du tout dernier film s'ouvre à la double absence de la mère et de son enfant. Le seul lieu jamais habitable a été son cinéma et sa mère en aura été la condition de possibilité. Ma mère rit est son dernier livre, publié un an avant No Home Movie, film posthume. Et si la mère fait long rire, alors son cinéma fera long feu. Nul autre lieu qu'au lieu de la mère. Le cinéma de Chantal Akerman aura été pour elle le Livre de sa mère. Et ses dernières pages, des post-scriptum à l'adresse du père, des lettres au père, d'amour et de pardon.
25-30 octobre 2024