"Maudit !" (2020) d'Emmanuel Parraud

Réunionnais, où cours-tu rayonner ?

Maudit ! n'est pas la fiction fantaisiste d'une malédiction cryptique mais une fantastique traversée du miroir, le cauchemar éveillé d'une histoire mal dite. Maudit qualifie celui dont on dit du mal et dire du mal est un mal dire antique dont les rayons ensorcellent en brûlant en profondeur et en montant jusqu'au ciel – le marronnage est un génie hérétique dont il faut célébrer l’éternel retour.

« Au sens étroit, le marronnage c’est la fuite d’un esclave, quelle que soit la forme de celle-ci. Mais j’ai tendance à étendre la notion de marronnage à l’ensemble des résistances créatrices, à partir du moment où elles suscitent des espaces de liberté au sein d’un univers de servitude » (Dénètem Touam Bona)

 

 

 

 

 

La réunion promise ne viendra qu'après

 

 

 

 

 

Dans Sac la mort (2015) Patrice est un prince danois du Piton, qui se soustrait jusqu'à la distraction à l'injonction vengeresse de l'antique tradition. Dans Maudit ! Alix file à l'anglaise et glisse comme une petite fille de Lewis Carroll, happé par un grand rêve des profondeurs au cours duquel les retrouvailles du marronnage sont des fiançailles ayant remplacé les passages critiques de la puberté. Patrice a fui, Alix fuit après lui et les deux sont en miroir des frères en galère. L’un et l’aurtre tracent deux fuites qui se comprennent toujours en un même double sens, transitivement et intransitivement : fuir en quittant c'est fuir aussi en s'écoulant et réciproquement. Dans les deux films, Emmanuel Parraud organise effectivement son récit comme un chemin pentu et broussailleux, tantôt qui fuit en montant, tantôt qui fuit en descendant, un sentier à double bande, bande contre bande, une dérive sinueuse entre inscription documentaire et description imaginaire qui se continue en dérivation tectonique de l'histoire-géographie vers son exorcisme aussi vaste qu’un grand étang et aussi léger et majestueux qu'une couronne de nuage autour de la montagne.

 

 

 

Avatars réunionnais d'une petite fille anglaise ou d'un prince danois, toujours la Réunion apparaît aux héros des films d’Emmanuel Parraud comme un pays impossible. Un territoire français, certes, mais rejeté en bordure limite de la République qui est le bord tranchant de sa terrible projection impériale et son hystérésis postcoloniale. Une région du monde dehors et dedans, à la fois interne à la France et extérieure à elle parce qu'elle en exprime le défaut comme l'excès : le drapeau de l'universel républicain pris en défaut après avoir été noirci par les feux nocturnes de l'esclavagisme et de la combustion nègre.

 

 

 

Réunion, le mot est important parce que son drapeau est un habit d'Arlequin qui réunit des morceaux épars et disparates, à la fois bigarré en paradoxes et couturé d'antagonismes. La réunion si elle vient comme promesse ne viendrait alors qu'après coup en effet. Ré-union, c'est le nom impropre d'un horizon de l’humanité surgi depuis la faille de nuit d'une dislocation fondamentale ; c'est une promesse d'universel concret dont l'impropriété ne se dit que rétrospectivement et en fragments, dans l'après-coup traumatique d'une destruction originaire.

 

 

 

Comment peut-on être réunionnais ? C’est la question qui, follement, tourne la tête et retourne le ventre des personnages d'Emmanuel Parraud et cette question que le cinéaste pose à ses personnages est la question qu’il se pose à lui-même en miroir. La question est un tourment comme un torrent, une poussée de fièvre qui, tous, les fait tourner et retourner sur eux-mêmes comme des toupies en verre remplies de rhum blanc. Y répondre engage alors à suivre la sente difficile, fuyante et escarpée où retentit le « kréol réyoné », le dialecte indiquant qu'il y a déjà dans la langue même, langue davantage créole que métissée, la possibilité pour les réunionnais de rayonner en cultivant le rhizome de leur hétérogénéité. Mais le rayonnement est d'un genre tout particulier, émis depuis le lointain foyer d'une irradiation recouverte depuis d’une épaisse obscurité.

 

 

 

Après Patrice, Alix figurerait une autre nébuleuse sombre ou obscure, riche en poussières d'un vaste milieu interstellaire parce qu'aussi elle est pauvre en étoiles. Le désastre d'un esclavage multiséculaire est la malédiction qui bat dans les tempes et dans la langue son obscur rappel, celui d'une désorientation enfouie dans la crypte des corps avant l'orient d'un marronnage retrouvé qui ne le sera que différent et différencié, entièrement renouvelé.

 

 

 

 

 

Le camée de Dorothée,

 

un blason d'hainamoration

 

 

 

 

 

Maudit ! suit les pas d’un garçon qui quitte le rivage franc des surfaces quotidiennes et rassurantes pour s'enfoncer dans les profondeurs progressives d'une histoire mal dite qui glisse sur la langue en bruissant partout et en proliférant autant, une histoire maudite qui fuit dans les forêts intérieures et extérieures et leur enchevêtrement va en s'accentuant. Les vidéos festives prises entre copains puis échangées sur téléphone portable, la photo qui reste en capturant l'image féminine et blanche du désir que l'on se montre à soi-même en se regardant dans un miroir, les diverses bouteilles qui servent à alimenter en rangées les étagères du bar récemment ouvert, celle de Rhum Charrette que les amis sifflent joyeusement en chauffant la nuit de charbon d'une blancheur incandescente : des surfaces, toujours des surfaces. Alix veut tenir toutes les surfaces parce qu’avec les surfaces on glisse et rebondit sans jamais tomber. Il y tient en effet parce qu'il tient à la transparence de son amitié avec Marcellin, ainsi qu'à la vitrine miroitante et partagée de leur petite réussite économique. Alix y tient enfin parce qu'il tient entre les mains l'image faussement fixée et réellement fuyante d'un désir clivé pour ce don de dieu qu'est la « métro » prénommée Dorothée, la fille blanche originaire de l'hexagone et promise à y retourner.

 

 

 

Le petit dispositif spéculaire du miroir et de l'écran du smartphone compose un cristal qui fixe l'image d'un désir ainsi que la fêlure de sa contrariété : la photo de la « métro » qui toute entière s’identifie à la lointaine France métropolitaine est un camée dont l'opalescence rédimerait de la faute criminelle d'être descendant de nègres comme il y a des circuits bancaires qui permettent le blanchiment de l'argent sale. Le blanc est cependant une promesse ambivalente de rédemption pour les maudits de la couleur, en figeant déjà dans une glace brûlante, qui aussi bien peut se fendre en tranchant ainsi dans la chair. Le camée appelle avec l'inaccessibilité de son objet d'en noyer le manque et l'irréalité dans la bouteille de rhum blanc dont les vapeurs éthyliques intoxiquent les sangs. Les esprits peuvent alors venir : Charrette fantôme.

 

 

 

La première série d’images ouvrant Maudit ! est donc dédiée aux surfaces, amitié et commerce, télécommunication et liens sociaux, séduction et ambition, simulacres et fantasmes. La « métro » intervient et s'intercale pour en opacifier le circuit et y injecter une opalescence lactescente qui s'écoule et dont les sécrétions infiltrent la nuit blanche. La nuit chauffée à blanc par les surenchères alcoolisées de l'amitié virile est celle qui vérifie aussi que l'amicale virilité s'est retournée en masculinité toxique et en inimitié. La bouteille de l'amitié festive alors se brise sur le sol de la rivalité mimétique. Le plus proche est l’ennemi le plus intime, l’autre qui prend la place intimement désirée, le double qui jouirait à ma place parce qu’aussi sa peau serait moins foncée que la mienne. Au petit matin Marcellin a disparu et Alix se demande alors s'il ne l'a pas tué. Retrouver Marcellin sera la quête d'Alix mais elle ne tranchera pas sur le savoir du fait que le premier est toujours en vie ou de la responsabilité dans sa mort du second. C’est que Marcellin est devenu comme l'Ariane d'un fil intérieur et Thésée arpente le nouveau monde d'un labyrinthe ouvert qu'il est à lui-même en même temps que le minotaure (dans l’écheveau intime des culpabilités un nœud est aussi celui de l’amitié dont l’enveloppe superficielle recouvrirait le noyau refoulé d’un désir homosexuel).

 

 

 

La blessure hasardeuse d'Alix est une étoile tombée dans le creux de sa main et c'est ainsi qu'il a l'occasion aussi d'en faire une pierre d'orientation. Le désastre expose le sang fautif du crime qui est le meurtre fratricide du rival secrètement aimé et avec la blessure coule le sang profond d'un esclavage des frères jusqu'à se confondre dans la blancheur écumeuse des cascades du Bras d'Annette. Déjà, le lait gelé du camée contient virtuellement l'alcool qui fait monter le sang dans la tête avant qu'il ne se répande en rouge organique (le sang) puis en rouges électriques (les éclairages de néon). La photo de la « métro » est non seulement le camée de Dorothée, c'est aussi un blason d'hainamoration. À l'origine amour et haine sont indifférenciés, Jacques Lacan qui en invente le néologisme après Freud y aura insisté. Ambivalence originaire des sentiments d'amour et de haine, hainamoration en effet pour l'ami qui reconnaît en l'ami le plus proche le meilleur des rivaux et l'ennemi le plus intimement désiré. Et le même qui reconnaît encore dans l'image de la « métro » non seulement la figure désirée de la rivalité masculine mais aussi l'image duplice et allégorique d'un rapport d'amour et de haine mêlés à l'égard de la métropole avec laquelle son image se superpose.

 

 

 

Avec le blason d'hainamoration, Alix a sans le savoir ni l'avoir voulu trouver un accès pour l'excès l'autorisant à passer à travers le miroir des mauvaises identifications. Ce n'est pas tant lui qui rêve de travers dans un carnaval forain, grinçant et brinquebalant, qu'un rêve cosmique qui accueille tous les rêveurs et les enveloppe comme un nuage en leur donnant accès à une nouvelle profondeur. La main blessée est de fait le symptôme étoilé d'une déchirure des membranes, d'une pénétration violente du corps, d’une ouverture des chairs à des secrets enfouis qu’indique l’écoulement des sécrétions. La bandelette blanche qui recouvre le membre mutilé dévoilera plus tard la dépigmentation d'un corps noir qui, alors, ne l'est pas complètement, qui ainsi ne l'est jamais absolument. C’est que le noir est tacheté, piaulé de blanc comme des marques de brûlure inversées – le négatif tiré depuis le positif. Le coupable n'a dès lors plus qu'à fuir en faisant fuir le sens de la faute rouge sang qu'il a moins commise qu'elle l'aura toujours déjà précédé. Le maudit coupable d'une faute mal dite et plus grande que lui devient comme une bête traquée par tout le monde, par lui-même et par personne. Culpabilité sans fond. Et s'il y a un fauve, c'est alors dans le mélange fauve, zébré et créole des races et des langues qu'alimente dans le noir la brûlure pénétrante du blanc.

 

 

 

 

 

Le double, à la fin comme à l'origine

 

(génie hérétique)

 

 

 

 

 

La faute est une blessure qui rayonne et son rayonnement a pour foyer l'obscure malédiction de la raison qui, comme le dit Achille Mbembe, est une « raison nègre » parce qu'elle a inventé en même temps que le sujet occidental l'autre, l'ombre nécessaire à sa blanche érection qui est la part maudite et largement infigurable de la modernité. Cette rencontre traumatique entre l’Afrique et le monde dont témoigne une île comme la Réunion a produit ce que ce dernier appelle un « génie hérétique » qualifiant « la capacité des Africains d’habiter plusieurs mondes et de se situer des deux côtés de l’image simultanément. Ce génie lui-même opère par enroulement du sujet dans l’événement, par la scission des choses, par leur dédoublement, par le surcroît de théâtralité qui, chaque fois, accompagne toute manifestation de la vie. C’est également ce génie hérétique qui, porté aux extrêmes, produit des situations d’extraordinaire instabilité, volatilité et incertitude » (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, éd. La Découverte, 2015 [2013 pour la première édition], p. 151). Le génie hérétique est ce qui est à l’œuvre dans le roman africain contemporain analysé par Achille Mbembe et il l’est aussi dans Maudit !, avec Alix qui, à l’instar des héros des romans d’Amos Tutuola (L’Ivrogne dans la brousse), Ahmadou Kourouma (En attendant le vote des bêtes sauvages) et Sony Labou Tansi (Les Yeux du volcan), se situe en effet des deux côtés de l’image simultanément, affrontant avec la scission des êtres, des choses, des temps l’événement de leur dédoublement, leur théâtralité et leur volatilité. « C’est le long de cette surface que s’opère le passage du réel au fantasmatique, de l’envers à l’endroit, la conversion de l’un en l’autre » (ibidem, p. 180).

 

 

 

Comme les héros des romans d’Amos Tutuola, Alix est « une personne qui s’est identifié à son ombre et a assumé son reflet » et c’est en tant que tel qu’elle « se transforme toujours. Elle se projette le long d’une irréductible ligne fugitive » (ibid., p. 201). Alix est une nébuleuse sombre dont la seule étoile est sa main blessée. L'orient exhumé de sa profonde désorientation. Avec la faute blessante qui est une blessure fautive la profondeur arrive ; plutôt elle revient, restituée, restaurée dans toutes ses dimensions les plus composites, paraboliques et grotesques, théâtrales et spectrales, carnavalesques et allégoriques. Les espaces se succèdent moins qu'ils s'emboîtent et se déboîtent désormais, ils s'agencent et s’interpénètrent en dégorgeant des grottes comme les stations d'une galerie, bar rouge infernal qui mène aux boyaux d'un gendarme éventré, musée abrité dans l’ancienne demeure de propriétaires d'esclaves, installation d'art contemporain en son sommet qui est une cage de verre pour les spectateurs de Télérama, Grand Étang menant à la forêt d'un marronnage retrouvé pour autant qu'il est entièrement renouvelé, le corps imperceptible et la tête dans les nuages.

 

 

 

Mais la profondeur n'arrive pas seule. On lâche d'abord les surfaces habituelles, écrans, vitrines, pour une dérive dans des profondeurs mais la dérive a pour fonction d'extraire la dérivation autorisant des accès pour de nouvelles surfaces : table de billard et archives photographiques de l'horreur esclavagiste, peintures aux murs et verre de la cage ; étang jouxtant d'un côté la forêt épaisse et de l'autre la chute d'eau. D'un côté, surface et profondeur, grand étang et forêt ; de l'autre, surface et hauteur, grand étang et cascade passée à l'envers comme à travers le miroir d'Alice chez Lewis Carroll, encore. Alix est tombé dans ses propres profondeurs qui sont celles de la Réunion en isolat privilégié de la « raison nègre » et en remonter consiste à en tirer la couleur intermédiaire qui lui permettrait d'échapper à l'opposition blessante et biaisée du noir et du blanc, en bas comme en haut. La catabase réunionnaise se retourne à la fin en une ascension dans les nuages, le cours de la cascade remonté comme celui du temps. C'est comme un château dans le ciel le temps d'un raccord sublime qui voit la blanche nuée renverser le jour en nuit au Piton des Neiges. Marronner c'est retrouver ainsi ses plus intimes forêts et c'est aussi renverser le monde sur ses bases et ses fondations.

 

 

 

La galerie de Maudit ! est donc un dédale sinueux et coudé de boyaux où glissent ombres (la communauté d'esprits muets accompagnant Alix dans sa descente redoublée d'une ascension), traîtres (le copain blanc qui dit partager les mêmes galères qu'Alix), simulacres (les peintures et les mannequins remplacent les représentants de l'ordre, gendarmes et curé en pantins complémentaires), rivaux (le garçon gorgé de ressentiment qui promet au héros de lui casser la gueule parce qu'il serait à lui tout seul toute la honte de la Réunion), doubles de substitution (Patrice Planesse et Charles-Henri Lemonge reviennent de Sac la mort pour mettre la pression à Farouk Saidi et Aldo Dolphin qui leur ont succédé).

 

 

 

Le double est partout chez Emmanuel Parraud en semant la zizanie chez les amis, Charles-Henri puis Alix en double de Patrice dans Sac la mort et Patrice en double d'Alix dans Maudit !. C'est qu'avec le double le moi devient l'autre de l'autre et l'ami se confond avec l'ennemi, Thésée tantôt avec Ariane, tantôt avec le minotaure. Le double est en fait originaire, c'est le jumeau placentaire, l'accompagnateur intime, l'ami d'origine qui rappelle à tous les individualismes (qui sont des nihilismes) que la dyade est toujours déjà là, que l'origine est toujours déjà co-origine. Le sac maudit de Sac la mort avait déjà tout l'air du jumeau placentaire. Le placenta du blanc est noir, son accompagnateur originaire est le nègre. « Nos propres images, qu’il nous fut donné de voir en ces lieux, étaient, plus que fidèlement, faits à notre ressemblance et présentaient une couleur blanche. Nous fûmes surpris de rencontrer nos images en ces lieux… » (Amos Tutuola cité par Achille Mbembe, ibid., p. 204).

 

 

 

Premier et dernier des doubles, Emmanuel Parraud est aussi celui qui traverse le miroir de la peau et des races : c'est à ce titre qu'il est digne de Moi, un noir (1958) de Jean Rouch, grand génie hérétique qui a su comme blanc épousé avec joie le « devenir-nègre du monde » (Achille Mbembe, ibid., p. 17-19). Faire du cinéma un marronnage afin de fuir le blanc et le noir (et faire fuir et le blanc et le noir) est un geste transversal qu'Emmanuel Parraud a en partage avec d'autres cinéastes contemporains comme Sylvain George, Tariq Teguia, Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz.

 

 

 

 

 

Marronner,

 

éternel retour

 

 

 

 

 

Maudit ! invite donc à traverser le miroir des couleurs identitaires, asymétriques et complémentaires, noir et blanc, en suivant le fil de la couture de l'habit d'Arlequin qui est en diagonale la ligne d’Ariane du marronnage. La pente est alors au carnaval et le carnaval tantôt pense à David Lynch (avec la longue séquence du bar électrique), tantôt aux embardées oniriques de Michelange Quay (Mange, ceci est mon corps, 2007) et Alain Gomis (Aujourd'hui, 2011). On doit alors l'avouer, la galerie investie, pour ouvrir et élargir les cercles de la résonance allégorique, resserre aussi les anneaux de l'inscription documentaire en raréfiant ses effets de vérité ethnographique. La séquence du musée historique de Villèle cherche encore à bousculer la muséification de l'histoire de l'esclavage incarnée par l'ancienne propriétaire des lieux, Madame Desbassyns, à l'époque où la Réunion s'appelait alors Bourbon, symptôme impérial et marque obscène comme un chancre ou un bubon pigmentant le drapeau de la République universelle. La scène suivante triple aussi l'épaisseur de la cage de verre servant d'installation contemporaine, à la fois critique ironique et préventive des spectateurs qui ne comprendraient rien à Maudit !, proximité critique avec la performance ambivalente Exhibit B de Brett Bailey et autocritique pour l’auteur du film qui sait bien ne pas échapper totalement à la fourche caudine des bonnes intentions de la bonne conscience de gauche culturelle.

 

 

 

Les grandes surfaces de la culture ne forment cependant qu'une station provisoire dont Alix finit par s'échapper. Et pour lui s'en tirer se joue sur deux axes opposés, par le bas des forêts intérieures où marronner et par le haut des chutes d'eau qui remontent à l'envers jusqu'au ciel en faisant du marronnage retrouvé un nouveau château dans le ciel. C'est alors la poétique météorologique qui relève les insistances didactiques de la fable en soulevant le sens dans une vaste nuée qui soulève le Piton des Neiges en mettant cul par-dessus tête les « Hauts » où se situe la Plaine-des-Palmistes où Maudit ! a été tourné. Et cette poétique a un premier terrain d'exercice, un premier champ d'expérimentation avec les inflexions de langue créole, le « kréol réyoné » dont l'émission dialectale lâche entre deux ondoiements verbaux les mots comme des rayons, des pierres du mal (« cafre », « zoreille », « métro »).

 

 

 

Marronner, c'est s'enfuir, c'est aussi friser en grosses boucles, c'est encore marmonner comme Alix ne cesse pas de le faire. Marronner qualifie encore un art de la navigation et de la piraterie ; on dira désormais que marronner a le génie hérétique d’inviter à tirer les marrons du feu de la raison nègre.

 

 

 

La langue créole a ainsi la créolité nécessaire pour cultiver les champs broussailleux de l'obscure blessure et en tirer le sang abondant la rivière du marronnage, qui glisse entre les couleurs maudites pour noyer la raison nègre et la volatiliser ensuite dans les nuages. La rivière de la mémoire profonde du marronnage historique est celle que déborde le fantasme ondoyant et volatile, nuée de l'autre marronnage qui doit venir et dont le devenir révolutionnaire est en réalité déjà attesté. Marronnage, éternel retour, qu'est-ce que cela veut dire ? Le marronnage est un événement qui ne saurait en effet se fixer dans une époque donnée, avec ses bornes fixées et ses limitations historiques. C'est un devenir pour autant que c'est un revenir, celui d'une différence décisive qui passe dans le chas des blessures et le fil des rêves, entre les amis et les rivaux et les doubles et les ennemis, à travers les frontières de l'intérieur comme de l'extérieur, dans le sang chauffé par le mauvais alcool avant de se dissiper dans les nuages, via tout un carnaval de surfaces, de profondeurs et de hauteurs, et dans ses galeries dont certaines sont peut-être des impasses quand d'autres accueillent la mêlée fertile des forêts réunies de l'imperceptible.

 

 

 

Marronnage, éternel retour, l'intempestif de notre temps. Nous le disons après Dénètem Touam Bona : « Le Marron, c'est d’abord un indocile, un être qui refuse la réalité, c'est à dire l’ordre des choses imposé par les dominants. Par son repli en forêt, il déplie un autre monde qui fait fuir la ''réalité'' et court-circuite l’appareil de capture esclavagiste. Le Marron excelle dans l’art de la disparition. Dans une société où les dispositifs de surveillance et de contrôle ne cessent de proliférer, je pense que cette figure de résistance garde toute son actualité » (« Le Marron, un indocile, qui refuse l'ordre des choses imposé par les dominants », entretien avec Anne Bocandé, 1 mai 2016 pour le site Africultures).

 

 

 

La raison nègre, les Gilets Jaunes en connaissent la violence en éprouvant dans leur chair la brutalité des dispositifs qui s'exercent depuis longtemps dans les quartiers populaires, laboratoire des violences policières avec les bordures impériales de la République que sont les territoires désignés d'ultramarins. Marronner consiste alors à s'émanciper des fers de la raison nègre dont la marque impériale est encore si vive à la Réunion. Marronner c'est désirer redonner à l'île de la Réunion la promesse que recèle son nom, le génie hérétique qui redéploie les surfaces permettant de retrouver des puissances de profondeur et de hauteur insoupçonnées, puissances d'imperceptibilité dans les forêts réunies comme dans les nuées. C'est une tâche immense pour le cinéma contemporain et elle est urgente quand on découvre aujourd'hui au milieu des étoiles le désastre écologique du dessèchement affectant le grand miroir du Grand Étang.

 

 

 

21 octobre - 1 novembre 2020


Commentaires: 1
  • #1

    Marcheur d'or (dimanche, 21 novembre 2021 02:37)

    Bravo c'est un beau film les acteurs ont été bien Choisi ils joue tous a la perfection vraiment intriguant se petit chef d'oeuvre ma captivée du début à la fin Alix ma touché dans ses interprétations de tristesse et Julien dans ses interprétations de colère gesper revoir ses deux la en duo dans un nouveau film