Un soupçon d'amour donne encore la preuve – once more –, depuis la figure doublement impossible d'Andromaque, que la sentimentalité n'a pas d'autre meilleur contradicteur que la cruauté. La contradiction est l'une des ruses d'un vieux diable pour faire que la réconciliation ne lui vienne jamais.
Deux fois impossible Andromaque
Andromaque, deux comédiennes ne sont pas de trop pour ne pas parvenir à en tenir le rôle sur scène. Geneviève n'arrive plus à jouer l'héroïne racinienne parce que, on ne le comprendra que tardivement, sa tragédie collerait peut-être de trop près à la sienne. Isabelle, sa rivale sur scène comme dans le lit de son mari dont elle est l'amante, n'arrive pas davantage à la remplacer pour des raisons strictement inverses, notamment parce que son tempérament léger et comique l'éloigne des sévérités exigées par le personnage de Racine. L'impuissance à jouer Andromaque se joue donc deux fois mais aux deux extrémités du spectre de l'impossibilité – impuissance quand l'écart entre un personnage et son interprète est trop étroit (Geneviève), impuissance quand il est au contraire trop grand (Isabelle).
Un film se comprendrait également ainsi : de loin c'est une comédie riant du point de vue de la vie l'esprit de sérieux des tragédiennes, des tragédies et de leurs mises en scène ; de près c'est une tragédie sur l'impossibilité de mettre à distance et jouer pour de faux ce qui est déjà arrivé en vrai. Et si la focale est variable, c'est pour tromper toute vanité ou vaine fixité qui porterait à croire, tantôt que la comédie a la promesse antigravitationnelle de nous sauver des chaînes de la tragédie, tantôt que la tragédie rappelle à la frivole et vaine moquerie des contingences la vertu stoïque de l'amor fati.
Andromaque nomme ainsi une impuissance redoublée, une impuissance au carré. C'est ainsi qu'un film a un besoin vital de l'héroïne de Racine qui l'a d'abord été d'Homère, puis d'Euripide et de Virgile. Andromaque est en effet dans le nouveau film de Paul Vecchiali le vecteur d'une dualité dont la vectorisation est l'affaire de la fiction quand Un soupçon d'amour joue des ressorts du comique comme d'un voile pudique lorsque la tragédie gronde trop fort. Mais que peut le rire qui s'incarne dans le corps voluptueux de Fabienne Babe quand celui de Marianne Basler a des tourments dont les tremblements font frisonner le film et l'emportent dans un vent de folie soufflé par un cinéaste dans l'aveu de la persévérance forcément délirante de son désir ?
Du deux pour ne jamais se réconcilier
Le deux n'est pas rien pour Paul Vecchiali qui a monté une première société de production, Diagonale (1975-1994), et puis une seconde, Dialectik (depuis 2014). Les noms mêmes indiquent la nécessité pour la fiction d'opérer des processus de vectorisation qui a pour site originaire la division. Au commencement il y a donc le deux qui est le X du cinéma pratiqué depuis six décennies désormais par cet ancien diplômé de l'École Polytechnique promotion 1955. La grande inconnue qui est nécessaire à faire des films qui croisent la modernité de la Nouvelle Vague et une cinéphilie divergente préférant le réalisme poétique (ou le « populisme tragique » aurait dit Pierre Billard) des années 1930. Des films au carrefour de l'expérimentation des formes (dans l'usage du plan-séquence) et du recours au genre populaire (dont le mélodrame demeure le canon), à l'endroit où l'ancien et le nouveau redistribuent leurs partages comme le centre et la périphérie ont obligation à revoir conjointement leurs partitions. Y compris sexuellement quand la différence des sexes est interrogée dans le frayage de ses marges souterraines comme dans la culture passionnée des exceptions hasardeuses à la norme qui hait rien moins que le hasard justement. X c'était aussi l'endroit barré – l'enfer du cinéma, son underground où Paul Vecchiali a tourné le (dé)culotté Change pas de main (1975).
Paul Vecchiali a longtemps nommé un monde, une constellation d'exception – un « archipel des amours » – avec sa base arrière (le Kremlin-Bicêtre), ses noms (Marie-Claude Treilhou, Jean-Claude Guiguet et Jean-Claude Biette, Jacques Davila et Gérard Frot-Coutaz, Noël Simsolo et Michel Delahaye), ses extensions (de la production des premiers films de Jean Eustache à celle des courts-métrages En rachâchant et Cézanne de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet). Autrement que ces derniers, définitivement sentimental, Paul Vecchiali est un cinéaste non moins réconcilié qui n'a d'intérêt pour le sentiment qu'en contrariant sa pente naturelle à la sentimentalité. C'est pourquoi il est aussi un cinéaste de la cruauté qui aime à raison autant Kenji Mizoguchi que Jean Grémillon. La contradiction est l'une des ruses du diable en tant qu'elles compliquent les hiérarchies du majeur et du mineur et malmènent les distinctions du populaire et de l'auteur, en tant qu'elles brouillent les frontières entre comédie et tragédie et fichent la pagaille entre le ridicule et le sublime, entre le nul et le génie. X croise les uns avec les autres pour que les seconds soient la relève des premiers et les premiers les démons croche-pattant les seconds.
Un soupçon d'amour donne la nouvelle preuve – once more –, amorcée par la figure deux fois impossible d'Andromaque, que la sentimentalité n'a pas d'autre meilleur contradicteur que la cruauté. La réconciliation est ce qui ne doit pas arriver, jamais. Et il en faut de la folie pour ne pas se réconcilier. Le cinéma est l'une des ruses du diable pour ne pas y arriver et l'heure n'est pas à changer de main quand on a 90 ans.
Crainte et tremblement
Andromaque impossible, deux fois. Pour Isabelle c'est un grand de rire sur scène qui rend la tâche infiniment plus compliquée au metteur en scène qui se demande alors s'il ne ferait pas mieux d'aller se faire voir ailleurs. Pour Geneviève c'est une profonde inquiétude qui la ronge et qu'apaise sa relation avec son petit garçon malade mais en s'obstinant à en préserver l'ambivalent secret. D'un côté, Un soupçon d'amour pose qu'il s'origine dans le théâtre classique, puis s'abreuve à la source du cinéma français aimé (qui s'affiche ici avec Daïnah la métisse de Jean Grémillon), tout en s'épouvantant de finir à la niche d'un programme de télévision. Ce qui après tout ne serait pas loin d'être mieux que rien – le paradoxe alimente discrètement l'épouvante – à une époque où l'exploitation des salles et la distribution des films s'accordent à réduire le champ des possibles jusqu'à l'asphyxie. De l'autre, le film a la garde héroïque d'un secret (magnifique comme le mélodrame sirkien auquel il est nommément dédié), en réalité de plus d'un secret dont les persistances irradient depuis des blessures bien réelles (leur explicitation viendra au moment du générique-fin qui arrive comme une bourrasque qu'étrangle l'ultime carton, tranchant).
La cruauté rappelle à la sentimentalité ce plus d'un qui perturbe la distance nécessaire à la représentation, en divisant la scène (de théâtre) avant de traverser l'écran (de cinéma). La division est un diable qui ruse en jouant dans tous les coins le jeu de la contradiction, tantôt avec un rire indécidable (celui de Fabienne Babe ou d'Isabelle qu'elle interprète sur la scène d'Andromaque), tantôt avec d'intimes et troublants tressaillements (ceux de Marianne Basler que l'on admire en voyant comment l'illusion comique est un moyen pour elle de dompter la très réelle bestiole qui gronde en elle). Les plans fonctionnent de la même manière, en durant comme s'ils accumulaient suffisamment d'énergie pour donner consistance aux scènes d'un cinéma qui n'a plus d'autre site que la maison de son artisan (depuis 2006 Plan de la Tour a succédé au Kremlin-Bicêtre). L'accumulation d'énergie dans la durée des prises est aussi la promesse (bergsonienne) de leur combustion quand jaillit le raccord fichant le feu à la théâtralité des scènes, autres tremblements convertissant les soubresauts de la gestique et ses tics en gestes et sauts filmiques.
Quand les deux actrices reprennent en plein air un fameux numéro dansé-chanté de Femmes Femmes (1974), la nostalgie pointe irrésistiblement le nez mais son bout est vite coupé quand succède une petite chorégraphie dédiée à la jeunesse et la culture hip-hop. Le diable s'invite même dans la danse, et pour notre plus grand plaisir, reconnaissable entre tous avec son visage de renard des neiges et ses lunettes noires de rocker. Pourtant la musique du fidèle complice Roland Vincent s'arrête, sèchement, sur le cri du mari qui voit double en rêvant intérieurement du rôle de Petruccio dans La Mégère apprivoisée (le mari met au pas sa femme) parce qu'il sait son destin malheureusement ressembler de trop près à celui de Pyrrhus dans Andromaque (l'homme aime la femme qui ne l'aimera jamais). Et nous qui entendons double quand la voix de Jean-Philippe Puymartin révèle qu'il est le doubleur français de Tom Hanks, entendons aussi le rire discret de Paul Vecchiali qui a l'hospitalité si grande pour les fantômes qu'il peut même faire une petite place à la voix spectrale de la star hollywoodienne.
Diplopie visuelle et sonore. Le contraste est diabolique en effet : la jeunesse ne prend pas quand, ailleurs, l'enfant est un spectre. La vieillesse est l'âge des cancres qui, rusés comme Goupil, jouent et jouent encore afin de tromper des démons avec lesquels il n'y aura pas de réconciliation, jamais. Le mélodrame est cruel quand il déploie ses scènes sentimentales depuis des foyers originaires et nucléaires – la bête insidieuse qui ronge le système nerveux d'une actrice, les enfants qui auraient dû être là et ne le seront jamais pour le cinéaste. Cela se voit (dans le corps d'une actrice) et s'écrit (dans les lettres du carton final), cela ne se dit pas. Silence. Comme Crainte et tremblement (Sören Kierkgaard l'a d'ailleurs publié en 1843 sous le pseudonyme de Johannes de Silentio) pense à partir du sacrifice d'Abraham la faille incommensurable entre l'éthique et la foi, Paul Vecchiali investit pour sa part l'écart entre les craintes d'un personnage de femme et les tremblements réels de son interprète. Et c'est ainsi qu'il peut toucher au nerf d'un désir de cinéma dont la croyance ne peut pas ne pas avoir la folie pour exigence.
Un twist de fou
Il y a encore d'autres moments réjouissants dans Un soupçon d'amour. On pense en particulier à deux beaux plans-séquences. Celui, assez godardien, d'un pas de deux mené à contre-jour dans un grand salon face aux collines verdoyantes du Var où la vie quotidienne des époux est une chorégraphie mais cependant disloquée dans la douleur d'un désaccord, comme une danse à contretemps. Et cet autre, absolument vecchialien, de la rencontre avec un pharmacien dont la mère est une admiratrice de l'héroïne, qui fait monter le comique au niveau de l'improbable mais pour le coincer dans une interrogation dont la suspension jette déjà un regard sur l'abîme final. C'est ailleurs, c'est plus loin qu'Un soupçon d'amour emporte le morceau en le lâchant comme s'il nous le jetait à l'estomac.
Le coup de l'enfant qui n'était là que pour l'imaginaire de sa mère n'est pas un démon pour le spectateur blasé par deux décennies de twists programmés par le cinéma de M. Night Shyamalan. Le twist n'en est pas un quand on l'a devant les yeux depuis le début et qu'on croit le tenir bien en main, sauf à servir de leurre pour la bourrasque finale servie par la musique de Roland Vincent comme un tintamarre d'enfer. Le twist a alors des effets de parallaxe puisqu'il concerne moins un biais pervers du récit que l'étonnante perspective à partir de laquelle il faut considérer la place qu'occupe réellement le film. Plus radicale que le déni parce qu'il y va moins de la névrose que de la psychose, la forclusion fonctionne ici comme la lettre volée d'Edgar Allan Poe mais à double détente, de manière parallactique. L'enfant spectral, s'il figure la folie de celle qui refuse de se réconcilier avec son deuil, allégorise aussi la folie d'un homme qui tient à son cinéma comme à l'enfant qui n'existe pas et dont il aura connu deux fois l'épreuve le concernant lui ainsi que sa sœur Sonia Saviange. Il en faut de la folie pour continuer une pratique du cinéma vouée à la quasi-invisibilité et il faut y répondre par l'autre folie de voir ce qui pour beaucoup n'existe pas parce que cela existe si peu.
Un soupçon d'amour divise le sens du soupçon en y faisant décoller le doute du peu comme il superpose pour Geneviève deux spectres du personnage d'Andromaque, celui du défunt aimé Hector et celui de l'enfant absent Astyanax. Un soupçon d'amour est un film qui soupçonne d'exister si peu mais dont le soupçon est cependant gros des fantômes revenus des tragédies qui se jouent sur toutes les scènes jusqu'à étrangler le regard quand elles traversent comme une tempête l'écran de cinéma. Au spectateur de trembler désormais en soupçonnant que le cinéma (par exemple celui pratiqué par Paul Vecchiali) existe si peu qu'il n'apparaîtrait pour personne, sinon comme un enfant dans la forclusion caractérisant le champ de notre regard. C'est un twist de fou quand il engage à aller jusqu'à soupçonner l'existence d'un film, d'un cinéaste et d'un cinéma – voire du cinéma – et il faut de la folie pour accréditer l'idée qu'ils existent en effet. De la folie comme un acte de foi, celle d'Abraham à qui Dieu redonne l'enfant dont il a pourtant exigé le sacrifice.
On délire et on ne délire pas : l'inexistence est le sujet fou d'Un soupçon d'amour – son X – et c'est l'affaire d'une vie dans la rémanence de ses blessures et la persévérance de ses désirs.
Post-scriptum philosophique sur l'inexistence :
En rendant hommage à Jacques Derrida, Alain Badiou a posé qu'avec l'inexistance il y a moyen de penser l'être dans son intensité minimale à proximité risquée du néant, comme l'être qui l'est le moins possible et l'étant au point d'apparaître comme inexistant. « Nous ne sommes rien. Soyons. C'est l'impératif de l'inexistance. On ne sort pas de là. » (Petit Panthéon portatif, éd. La Fabrique, 2008, p. 133).
Si Paul Vecchiali n'est rien, autrement dit s'il ne compte pour rien ou presque dans le monde actuel du cinéma français, alors le cinéma comme art ne l'est pas davantage et c'est ainsi qu'ils sont. Les dialecticiens comprendront.
13 septembre 2020