Commencer par le commencement, c'est commencer par la fin. On croit le paysage innocent, c'est un bain de sang. On se dit format 4/3 et surcadrage fordien, un travelling-avant élargit le champ en s'émancipant de sa propre enveloppe de références. Recommencer Massacre à la tronçonneuse, c'est repartir par le milieu qui est un ventre. La même histoire mais avec la profondeur de champ d'un presque demi-siècle, cette perspective qui fait voir l'horreur avec le pan de l'avant et celui de l'après, qui se répète en venant des replis du plus loin. Une histoire de cinéma en dépli de plus d'une histoire du cinéma et l'on n'y avance qu'à reculons.
Droit d'aînesse et haruspice
X déplie en effet une histoire viscérale de généalogie sans jamais la réduire à une histoire de famille tarée. On souffle, pause dans le familialisme qui est l'idéologie spontanée du cinéma US, d'horreur en particulier. La dynastie ouvrière désaxée par la crise économique et celle de l'abattage industriel du chef-d'œuvre de Tobe Hooper a laissé place à la génération des vieux envieux disputant aux jouissances de la jeunesse un terrifiant droit d'aînesse. Car jouir n'est pas le credo exclusif des acteurs de la libération sexuelle, c'est une vieille passion triste, des gâteries pour gâteux, une antique rivalité entre générations, la guerre civile d'un individualisme possessif, concurrentiel et mimétique qui voit en l'autre un double encombrant ou une proie consommable. Jouir est une dépense aux dépens de l'autre dont chacun est l'autre, tous alter ego. L'individualisme moderne est un nihilisme placentaire.
D'un côté, 2020 regarde dans le rétroviseur de 1979 pour voir ce qui balise 1974 : en aval, la pornographie se donne déjà comme nouvel eldorado le marché domestique et vidéo ; en amont, de vieux fantasmes de gloire ont le derme épais en ayant pour datation de carbone deux guerres mondiales, et même le souvenir encore plus lointain de la guerre de Sécession. De l'autre, le film de Ti West se donne quatre procédures spécifiques, l'enfer a besoin d'un carré magique : la narration rétrospective (que s'est-il passé 24 heures avant ?) ; le montage parallèle (une limonade offerte en deux versions, kitsch et gothique) ; le split-screen (le temps d'une magnifique reprise de Landslide de Fleetwood Mac) et le flash-forward (cinq saccades comme une traînée de poudre, comme un rail de cocaïne – drogue et cosmétique sont addictives). Non seulement les images jouent aux quatre coins, mais elles rebondissent dans une série de rétentions et de protensions faisant interpolation.
Dès lors, le porno et l'horreur se regardent moins en chiens de faïence qu'en cerbères réciproques d'un même enfer. Un dédale de doubles et de reflets infinis pour des genres qui font ensemble époque en ayant connu la consécration au même moment. Si la généalogie invite alors à l'examen clinique des ventres, l'accident de route sexy joyeusement promis par les pionniers de la nouvelle pornographie s'apparente à l'éventrement d'une vache qui préfigure ou anticipe l'écrabouillement des têtes. C'est ainsi que la vérité labyrinthique des horreurs mimétiques, pulsionnelles et pornographiques, s'examine avec l'art et le soin antique des haruspices. Tuer Pearl, c'est finalement pour Maxine consentir à lui donner raison en repoussant un secret commun que révèle le surprenant générique-fin. Le début invitait à faire l'expérience du leurre, et le semblant, qui est aussi celui d'un film texan tourné en Nouvelle-Zélande, de fonctionner déjà selon un principe de redoublement.
Vouloir le grand écran à tout prix,
n'avoir droit qu'au tout petit
Le fil rouge d'Ariane plongeant dans le ventre des abattoirs de l'individualisme féroce a pour pelote la vieille éthique protestante à l'âge de la télévision. La voix d'un père qui est partout celle de son maître, la voix qui dit le sacrifice des agneaux sur l'autel exemplaire du péché, l'holocauste des enfants croyant fuir leurs parents sans voir que le hors-champ les reconduit directement au petit écran. Maxine incarnée par la formidable Mia Goth voulait le grand écran, elle le voulait à tout prix. Elle n'aura droit qu'au tout petit où l'attend le père dont elles relaient les paroles, reproduisant le discours de la vie vertueuse et bonne dans la voracité sacrificielle de la vie pécheresse de l'autre.
L'abattoir industriel a son ventre ouvert, barbaque offerte aux mouches comme aux alligators, en dévoilant qu'avec la pastorale que la bedaine abrite, le pasteur des âmes en est aussi le boucher.
L'X dans le film de Ti West est le point de rencontre énigmatique d'un carré aussi infernal que magique. L'X est le point de jonction disjonctif où les régimes d'images, cinéma d'horreur, pornographie domestique et télé-évangélisme, ont pour foyer critique un même antagonisme. Une histoire gâteuse ou antique de sacrifice. On ne meurt pas alors sans que sa mort crie pitié pour la viande, qu'elle hurle pitié pour l'abattage industriel des individus sacrifiés sur l'autel du libre marché des mérites, de la prédestination et des réussites. Une hardeuse plus toute jeune finit dans la gueule de l'alligator comme le lui promettaient une affiche publicitaire, ainsi que son rêve de piscine. Un hardeur afro revient du Vietnam sans comprendre que la guerre a toujours déjà commencé à la maison. Un producteur avec un clou dans le pied et deux autres dans les yeux rappelle à tous les héritiers d'œdipe et du christ que les comptes à régler sont des dettes infinies à l'égard d'ascendants qui sont leurs rivaux sur le marché des jouissances. Une jeune ingé son découvre les plaisirs du X et son petit ami qui les filme comprend l'horreur à n'avoir pas saisi le sens profond de Psychose.
Et le beau dans X tient à ce que les personnages ont le temps d'exister, vite et pleinement, en réussissant alors à se soustraire au débitage des stéréotypes, les uns déjouant les clichés de la pornographie (le surjeu des plaisirs est un plaisir bien entendu qui rend même sentimental celui qui joue de la bite comme un dresseur d'alligator), les autres enrobant le cynisme entrepreneurial d'un pragmatisme débonnaire (le producteur n'arrive jamais être antipathique, c'en est miraculeux). Et le fort, même le très fort consiste à se demander longtemps comment six femmes et hommes vont passer sous les fourches caudines d'un couple quasi grabataire qui a déjà expérimenté les jouissances du porno domestique en l'entant sur le respect sacré de la propriété privée. Si le début c'est déjà la fin, jeunes et vieux se ressemblent comme frères et sœurs, deux gouttes de sang et d'os.
Constellation d'horreurs,
des taches de rousseur
X est un carrefour aux images qui bougent encore, pas un supermarché aux clichés. Massacre à la tronçonneuse y fait une constellation comme les taches de rousseur autour de l’œil droit de Mia Goth, avec Psychose et Shining, Hardcore de Paul Schrader et même The Visit de M. Night Shyamalan. Mais ce dernier, obsédé par la vieillesse (Old), enfermait l'horreur sénile dans la chambre des ironies adolescentes, cette cave où le found-footage tient franchement du foutage de gueule. Dans le film de Ti West, l'ironie est localisée, les effets de manche restreints, et la tendresse inattendue parce que la chair n'est pas que lacération, mortification et expiation ad nauseam. En poussant plus loin que l'érudition cinéphile, en étant plus fin que les profits inconséquents et lucratifs de la nostalgie, Ti West sort la tête hors du marais où barbotent complaisamment Shyamalan, Ari Aster, Tarantino, alligators et consorts parce qu'il voit comment les jeunesses comme les images viennent de loin, des passions brûlant du feu sacré de jouissances antiques.
Dans les allées de la station-service comme entre la cave et l'escalier des bâtisses southern gothic, une même voix dicte aux êtres porteurs de rêves et de promesses de sacrifier leur enfance sur l'autel de la jeunesse qui est un abattoir antique. La voix obscène du pasteur qui rapatrie les images indociles dans l'espace porno domestique des sacrifices de tout autre sur l'autel des mérites personnels et des transgressions qui n'ont pas d'autre vertu que de refonder la loi. Le jeunisme est un désert où l'infantile rencontre son double sénile ; la ressortie estivale de Gerry nous l'aura redit.
Maxine, la gamine qui se rêve la reine du nouveau porno s'extirpe sous le lit où fornique Pearl avec son vieux compagnon Howie, toujours balèze pour rappeler à la baise qu'elle est un show, une simulation native. Même la courte focale fait voir large, la première fois dédiée au van saturé des ambitions, la seconde fois quand le van n'a plus que pour seule passagère et conductrice Maxine. D'un plan à l'autre, on voit l'individualisme faire ce qu'il fait le mieux : le nettoyage par le vide.
Le tain d'un miroir à deux faces
Commencer par le commencement, c'est commencer par la fin, c'est recommencer aussi par le milieu qui invite tantôt à continuer le dépli, tantôt à organiser un repli. Pearl et MaXXXine suivront, on verra bien, le premier déjà réalisé, le second qui le sera bientôt, en composant un triptyque – un tripalium – dont X constitue déjà le centre irradiant et névralgique, déjà un grand film.
Au milieu qui s'ouvre avec une vache éventrée, il y a l'X d'un rapport aux images qui sont des miroirs à deux faces, la croix de l'horreur et de la pastorale, de l'abattoir et de la pornographie, le carré infernal et magique dont le tain cache dans le rôle du magicien d'Oz un vieux télé-évangéliste.
8 novembre 2022