Falcon Lake (2022) de Charlotte Le Bon

Le lac des Laurentides, l'Atlantide de l'adolescence

Falcon Lake intrigue au-delà de toute espérance. La traversée du miroir argenté du lac accomplie par Charlotte Le Bon est fantastique. C'est qu'elle revient aux adolescents qui ne sortent des bois de l'adolescence qu'en en figurant rien que les revenants.

 

Le Coming-of-Age movie est un carrefour des possibles dont la croix est l'impossible, la mort pour entrer dans la vie nouvelle et qu'il faut savoir accueillir comme la meilleure amie qui le restera jusqu'à la fin puisqu'elle en est la gardienne.

Le fantastique, décevoir pour intriguer

 

 

 

 

 

La traversée du miroir est la grande affaire de l'adolescence, on le sait depuis l'Alice de Lewis Carroll au moins. Le lac québécois des Laurentides est le miroir d'argent grâce auquel Charlotte Le Bon adapte une bande dessinée de Bastien Vivès en faisant mieux qu'elle, à la fois un pas en retrait et un autre au-delà : d'un côté plus pudique sur la sexualité adolescente ; de l'autre tellement plus suggestive avec sa fin qui suspend tous les enchaînements en neutralisant toutes les identifications, laissant flotter un nuage de questions. Le lac ne recouvre pas un trou noir caché dont l'envers est toujours déjà donné par l'extraversion du bois, mais une surface miroitante d'indécidables. À l'épreuve du lac, la décision tranche moins dans l'indécidabilité qu'elle en est la préservation.

 

 

 

L'adolescence, les adolescents n'en sortent pas autrement : en mourant de deux façons simultanément, pour de faux et pour de vrai, une indiscernabilité qui est coïncidence du réel et de la fiction. Dans Falcon Lake comme dans Gerry (2002) de Gus Van Sant.

 

 

 

Donc le film de Charlotte Le Bon intrigue en excédant paradoxalement les attendus de son intrigue. Il déçoit par commencer toutes les attentes levées par sa bande-annonce. On croyait s'attendre à un film fantastique, avec son lac et ses cadavres, ses fantômes et sa forêt, un bon site pour la circulation de la pulsion qui fait fonctionner la petite boutique des horreurs de rigueur. Après tout, le premier long-métrage d'une actrice québécoise passée par Canal+ a été tourné dans une petite ville des Laurentides appelée Gore. C'est un coin que la réalisatrice connaît bien pour y avoir brûlé les bois de sa propre adolescence et c'est à cet endroit-là qu'elle y a adapté un récit de bande dessinée initialement situé en Bretagne.

 

 

 

Qu'un film déçoive sa bande-annonce est une bonne nouvelle, la déception dévoilant le savant stratagème caché dans un trailer exceptionnellement émancipé de son statut de caravane publicitaire.

 

 

 

Donc Falcon Lake déçoit et la déception est étonnamment jubilatoire. Les cadavres flottant à la surface sont en fait des jeux d'enfants, une adolescente qui joue avec la mort, un petit garçon qui s'amuse avec ses poupées. Le fantôme recouvert d'un drap blanc, comme sorti de L'Île des Morts d'Arnold Böcklin ou d'un film de Jean-Claude Brisseau est une autre parade, un déguisement passant des mains de Chloé, 16 ans, à celles de Bastien, 13 ans, venu passer en famille des vacances chez l'amie québécoise de sa mère (Monia Chokri). Pourtant, le fantastique est la vague qui l'emporte en faisant plus que remporter une manche. Loin de plier le match, Falcon Lake déplie le lit de ses références, Nosferatu et La Petite sirène, Psychose et Le Voyage de Chihiro mais c'est pour mieux le chiffonner. Le lit brouillé d'humeurs pubères est une eau brassée avec suffisamment de douceur pour faire fuir le sens plutôt que l'arraisonner dans le vivier des films d'horreur à la petite semaine. Il y a pour cela besoin de séquences qui déjouent l'éruption boutonneuse du pire : des rivalités de garçon qui ne font pas verser le sang, des premiers spasmes et écoulements qui se closent en éclats de rire, et puis une magnifique scène de danse où le timide Bastien se révèle un danseur de hip-hop hors pair.

 

 

 

Les images collées sur les murs sont un réflexe bien connu d'adolescents qui fétichisent leurs posters. En remuer la colle permet d'affronter les eaux mêlées du lac, une surface argentée recouvrant une profonde obscurité. Et la surface retrouvée au risque de l'engloutissement invite à des retours qui sont des recommencements faisant vaciller le sens. C'est ainsi que l'on respire, loin des sirènes d'une esthétique immersive qui est la noyade des films d'auteur naturalistes (Un monde de Laura Wandel) comme des blockbusters hyper-spectaculaires (Avatar de James Cameron). Il n'y a pas une adolescente de seize ans dont la pente pulsionnelle serait un ensorcellement fatal au garçon plus jeune que lui. Le scénario habituel est le seul cadavre identifiable du lac dès lors que les hypothèses rivales forment à la surface de l'écran des miroitements et des tourbillons qui composent un équilibre méta-stable.

 

 

 

S'il y a ensorcellement c'est réciproquement, dans l'alliance des jeunes sortant de l'adolescence en quoi se tient l'inavouable secret.

 

 

 

 

 

Franchir le sas et entrer dans la vie nouvelle

 

 

 

 

 

Le lac des Laurentides accueillent deux séquences d'égale importance, et déterminantes pour apprécier toute la beauté de Falcon Lake. D'abord, Chloé invite Bastien à s'enfoncer à pied loin dans le lac, chaque pas gagné contre le risque de boire la tasse étant un cran supplémentaire pour Chloé remontant son maillot en révélant sa poitrine déjà fort développée. Le sexe est un jeu de poupées, de simulacres et de masques, c'est-à-dire une affaire de signes et de surfaces, avant de s'éprouver comme ce qu'il y a de plus profond, dans la nature et dans les corps. La profondeur est un trou par où la jouissance peut également coïncider avec un engloutissement. Voilà le risque nouveau des enfants qui sont entrés à l'âge de l'adolescence et il y a un autre risque non moins impératif, celui d'en sortir vivant. C'est pourquoi les jeux d'enfants de Bastien et Chloé sont fragiles et beaux, tous ces petits rituels marrants dont la magie les retient tant que faire se peut de basculer dans le sexe adolescent et la pornographie lui étant appareillé.

 

 

 

Ensuite, une traversée ultime du lac, exceptionnelle pour Bastien qui a déjà éprouvé enfant la menace de la noyade, ouvre un au-delà du miroir qui fait revenir le fantastique mais comme on ne l'attendait plus. Son retour est un événement tant est inépuisable le sens qui s'écoule de lui comme d'une blessure. La fin de Falcon Lake est effectivement sublime. En indexant le découpage des derniers plans sur une simplicité chevillée à la nécessité de chacun d'entre eux, cette fin ouvre un champ des possibles imprégné des eaux de l'impossible. C'est ainsi que l'adolescence finit, c'est ainsi qu'elle est une mort inassignable, indistinctement réelle et symbolique, en affectant tous les adolescents du lac et ses environs immédiats : ceux qui sont passés du côté du hors-champ (les garçons typiquement nord-américains des feux de camp et des fêtes alcoolisés) et puis ceux qui restent encore dans le champ y occupant désormais des positions indécidables (Bastien est-il mort ou vivant ? La même interrogation vaut également pour Chloé).

 

 

 

Les deux adolescents sont entrés dans une vie nouvelle qui est une troisième aire, ni un site réel ni un lieu symbolique mais un territoire imaginaire et fantastique, un espace atopique où la mort n'est plus l'autre de la vie mais son versant, son complément. Le miroir substitue au fantasme de la profondeur le pli d'une image biface. Sur une face du miroir, Bastien est le fantôme de Chloé, réel ou imaginaire c'est indifférent. Le garçon est surtout son revenant, le spectre ni mort ni vivant lui assurant une présence bienveillante en réalisant ainsi son souhait le plus secret, celui d'être toujours accompagnée. Sur l'autre versant du miroir, Chloé est plus qu'un avatar contemporain du mythe de la vouivre ou d'Ondine qui avait fait perdre pied à Christian Petzold, elle est la gardienne du seuil, l'initiatrice qui a toujours guetté le garçon découvrant qu'en perdant l'objet de son amour, on meurt toujours.

 

 

 

 

 

L'anneau secret du Coming-of-Age movie

 

 

 

 

 

Le lac des Laurentides est l'Atlantide de l'adolescence, ce pays mythique et englouti. Et ses restes en surface indiquent la voie à suivre pour deux jeunes que lie la connaissance commune de la mort. Un secret ni prononçable, ni partageable : leur schibboleth.

 

 

 

Le schibboleth dit dans l'hébreu des récits vétérotestamentaires, d'abord la rivière (qu'il faut passer) et l'épi de blé (que l'on fait circuler comme la promesse d'une nouvelle germination). Il est le sésame imprononçable d'une alliance comme une circoncision.

 

 

 

Le schibboleth est un anneau de fiançailles secrètes et il est dans Falcon Lake celui de plus d'un cercle, plusieurs cercles dans le cercle du film. Tout un tourbillon de spirales concentriques nouant bien plus d'un secret : le secret de Bastien et Chloé dont l'alliance sublime écarte gentiment des parents voués au mutisme de ceux qui n'ont rien à dire au sujet de ce qu'ils n'auront de toute façon pas vu ; le secret de Charlotte Le Bon qui regarde avec mélancolie ses personnages en y reconnaissant la fin de son adolescence ; le secret d'un film qui partage bien des points communs avec X de Ti West sorti cette année, deux films qui renouvellent les jeux et manières du genre, fantastique et horreur, depuis le partage des eaux des âges et des générations ; le secret que le spectateur entretient désormais avec Falcon Lake qui reconnaît dans son usage du format 4/3 et de la pellicule moins des fétiches vintage que les symptômes d'un retour spectral des années 70, décennie des grands feux de camp de l'adolescence.

 

 

 

Le teenage movie prend au pied de la lettre le sens de son synonyme : le Coming-of-Age movie se dédie aux adolescents entrés à l'âge de la majorité. Le lac est un seuil et son franchissement invite aux métamorphoses qui engagent de nouveaux rapports entre la vie et la mort. Franchir le seuil qui est un sas d'intensités est la vie pénétrée de la conscience nouvelle qu'elle est mortelle en étant celle du désir, l'existence qui reconnaît en la mort cachée dans le regard de l'autre désiré la plus fidèle des accompagnatrices.

 

 

 

 

16 décembre 2022


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