Un deux trois films en un
Rewind And Play c’est trois films en un et l’intérêt tient à ce qu’ils ne cessent jamais de se chamailler. Le documentaire d’Alain Gomis dédié à Thelonious Monk, préparatoire à une fiction qui lui sera bientôt consacrée, relève du remontage qui est toujours démontage, un coup pour un dynamitage salutaire, un autre organisant un sauvetage qui n’est pas moins nécessaire. Le portrait d’un artiste qui résiste à une captation télévisuelle doublée d’une capture culturelle s’y double d’une analyse après coup portant sur l’ambivalence native des images, qui montrent toujours plus et moins que ce que leurs auteurs voudraient bien leur faire dire, parfois même en se retournant contre eux.
Celui qui s’en tire le mieux est le pianiste de génie, forcément, dont la musique est un cocon qui le protège des demandes intrusives de l’image et du discours. Celui qui s’en tire le moins bien est le journaliste, forcément, dont la grande culture tourne à vide, révélant un pouvoir sans objet quand elle n’est pas mutilée par le dispositif télévisuel lui-même. Entre deux évidences, il y a mieux à faire avec le remploi d’archives en ne le cantonnant pas à la distribution rétroactive des bons et mauvais points entre un dieu noir et un diable blond. Alors le match est plié et les rieurs toujours du bon côté.
Le remontage est un démontage ayant donc valeur de dynamitage. Rembobiner invite paradoxalement au débobinage, un décapage qui peut conduire en effet à un dégommage. Le cinéma de seconde main s’apprécie cependant aussi comme celui d’un sauvetage schizo et tiraillé, avec une main tendue au musicien jazz victime de maltraitance télévisuelle, et une autre au journaliste pas seulement victime de son habitus de race et de classe, mais qui est aussi un vrai passeur à qui l’on ferait bien de repasser les plats parce qu’à lui, ainsi que le disait Serge Daney, on ne les passe jamais.
Le dieu noir et le diable blond, vraiment ? Le dieu noir n'est pas un ours qui
danse mais un roi-ours comme Thor et son piano est un marteau de tonnerre et de colère contre la raison pure en lui rappelant qu'elle est aussi nègre. Le diable blond, lui, n'est qu'un pauvre
diable, le passeur à qui l'on ne passe rien.
Remonter pour dynamiter, pour sauver aussi les images
Rewind And Play c’est d’abord le film du « rewind ». On repasse les bandes comme on repasse les plats en faisant remarquer que certains sont passablement ébréchés, et d’autres pas bien nettoyés.
En décembre 1969, Thelonious Monk qui vient tout juste de donner son dernier concert parisien à Pleyel est le sujet d’une émission de télévision, Jazz Portrait, animée par Henri Renaud. Sa durée est d’une demi-heure mais ce sont deux heures de rushs existants qui ont été conservés par l’INA. Alain Gomis qui travaille sur une fiction consacrée au pianiste se décide alors à mettre la main sur ces archives qui montrent en 2022 ce qui a été enregistré il y a déjà plus d’un demi-siècle sans avoir été bien évalué par ses commanditaires. Rembobiner invite paradoxalement au débobinage, tantôt qui vaut comme un sauvetage fraternel, tantôt qui s’apparente à un décapage aux limites du dégommage.
D’un côté, le musicien fait dérailler les arraisonnements dont il fait l’objet et sa musique résiste à tous les appareillages. Les questions tombent à côté de la plaque tandis que l’opérateur multiplie les mouvements de caméra en ne sachant pas comment attraper dans le filet télévisuel les accords syncopés que le pianiste arrache des touches de son clavier. Monk ne cesse après tout jamais d’être ce qu’il est, un combattant très tôt monté sur le ring de la vie, qui sue à grosses gouttes en travaillant avec et contre – avec sa musique qui le protège des violences extérieures tout en en témoignant génialement ; contre les dispositifs qui s’efforceraient d’en corseter la vitalité créatrice. Monk travaille aussi avec et contre lui-même, la fatigue et la bipolarité qu’on lui avait diagnostiqué. Cette dimension schizo, au fondement d’une vitalité créatrice, est une clameur de l’être dont les brisures unissent les personnages d’Alain Gomis, ceux de L’Afrance, d’Andalucia, d’Aujourd’hui et Félicité.
De l’autre, Henri Renaud perd pied, et deux fois. Face à un musicien qu’il connaît pourtant très bien mais qui refuse poliment d’expliciter ce qui ne saurait l’être (notamment en ce qui concerne sa compagne Nellie). Et en raison des procédures d’enregistrement elles-mêmes qui, en imposant au tournage en direct les conditions du montage, l’obligent à bégayer son propos, raturant ses paroles, effaçant celles de Monk, perdu dans un jeu vain de questions-réponses compliqué par la traduction.
On imagine alors Alain Gomis travailler comme un héros de Francis Ford Coppola ou de Brian De Palma, passant et repassant les bandes pour en restituer la vérité cachée, qui est un crime offusqué.
Comme Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, comme Jean-Luc Godard et Andrei Ujica, Alain Gomis sait bien que le « cinéma de seconde main » et « l’esthétique du remploi » qui en est le corrélat (pour employer la terminologie de Christa Blümlinger) avèrent l’ambivalence native des images, qui montrent toujours plus et moins que ce que leurs auteurs auront voulu leur faire dire. Les images sont rétives à leurs programmateurs. Indisciplinées, elles sont sauvages en étant librement disposées à être reprises, rédimées en étant retournées à leur envoyeur. C’est pourquoi elles appellent à leur relève. Les images ont de l’avenir, lampes-tempête d’une lumière messianique.
Dès lors, Thelonious Monk a ce génie qui peut l’autoriser aussi à allégoriser la vérité des images en tant qu’elles sont ambivalentes, rétives et obtuses, persévérantes à garder le secret de leurs blessures.
Trois manières de « play » et elles jouent des coudes
Rewind And Play c’est donc aussi le film du « play ». Mais il faut alors bien s’entendre sur le sens du verbe qui, comme on le sait, signifie jouer en anglais. Si le remploi d’images existantes se cantonne à la distribution rétroactive de bons et mauvais points entre un dieu noir et un diable blond, alors les jeux sont faits et il n’y a pas photo. Pas besoin d’être grand clerc pour distinguer le bon sujet du mauvais. Le match est vite plié et les rieurs d’être toujours du bon côté (du manche). Jouer des effets rétrospectifs du différé afin d’inverser des rapports de pouvoir conduit moins à les renverser qu’à les reproduire, à les retourner pour en préserver la structure. Le jeu n’en vaut alors guère la chandelle et il est toujours risqué de jouer les redresseurs des torts d’hier en oubliant qu’on peut à son tour être à l’avenir le sujet d’un autre redressement de ce genre. La difficulté est encourue par Alain Gomis qui, à sa façon, bégaie aussi parce que le matériau dont il hérite est relativement limité. Le remontage est un démontage qui a la fonction d’un dynamitage mais sa plus grande valeur tient à être un sauvetage qui, s’il joue d’un côté à plein, opère aussi sur un versant plus inattendu.
Car il y a trois jeux, trois manières de « play ». On pourrait même dire que Rewind and Play est un film sur le travail nécessaire au jeu et sur la manière dont trois formes de travail jouent entre elles des coudes. Il y a évidemment le « play » de Thelonious Monk et, en n’étant pas éteint par le filet d’eau tiède des questions mal tournées et farcies de vanité, passe à l’aise le filet d’un dispositif de capture télévisuelle. Le remploi des archives témoigne ainsi, et malgré tout, de l’immense génie d’un pianiste dont les dissonances et les syncopes expriment sans jamais la raconter une certaine histoire de la modernité : une histoire de la brutalisation des corps et leur résistance au temps homogène et mécanique des horloges du capital ; une histoire des sujets qui ont expérimenté dans leur chair la dimension raciste du capitalisme. Ces archives témoignent également de la manière dont son génie consiste à résister au piège des discours culturels et des médias, cette machine à laver plus blanc.
C’est donc le premier niveau du « play » et l’on voit déjà qu’il se divise en deux en divisant les archives. Le sauvetage du génie est aussi celui des images en étant relevées dans une puissance d’ambivalence native offusquée par le passage des rushs à l’émission finale. Deux autres formes de travail sont également attestées en entrecroisant le fil de leurs aiguilles. D’un côté, l’émission de télévision est un dispositif de pouvoir qui arraisonne plus facilement l’homme de culture que l’artiste, le second se sortant infiniment mieux de l’exercice que le premier. Le travail du journaliste est en effet mutilé et il l’est là encore sur un double plan, en étant déjà victime de son habitus au point que sa culture tourne à vide, l’étant aussi d’une machine médiatique dont il espère trouver le moyen d’une reconnaissance symbolique en finissant par apparaître comme son esclave malhabile.
Thelonious Monk a tout pour lui. Son génie rayonne, il est partout attesté, musical autant que personnel, émouvant quand sa bouche lâche des paroles rares qui dépassent les contrariétés causées par l’émission et son animateur, avec ses regards qui trahissent des douleurs indicibles, l’amour de et pour Nellie, et ce petit chien qu’il caresse en y voyant le compagnon de galère des exhibitions forcées. Henri Renaud, lui, n’a plus grand-chose. Il ne lui resterait presque rien, perdu face à Monk qui lui oppose une résistance passive, déboussolé par les réquisits d’une émission qui fait bégayer son autorité en la faisant même tourner à vide. Pourtant on saisit sans peine qu’il connaît très bien le musicien et le film ne dit strictement rien de sa carrière de pianiste, du tenancier du club de jazz Le Tabou où il a invité Lester Young, Clifford Young et l’orchestre de Lionel Hampton à l’homme qui fréquente un autre club couru, le Blue Note. Parti à New York en 1953 pour y enregistrer des sessions aux côtés de Max Roach, Henri Renaud aura été salué aussi par Boris Vian, devenu plus tard conseiller musical pour Autour de minuit (1986) de Bertrand Tavernier avec Dexter Gordon.
Tout cela pour dire quoi ? Qu’il y aurait peut-être un autre sauvetage à accomplir, celui du passeur lui-même, certes affublé de tous les défauts du monde mais qui n’en reste pas moins un passeur. Et si repasser les bandes donne à voir combien de plats sont ébréchés et d’autres mal nettoyés, le rembobinage offre malgré tout, et tant pis pour les rieurs, l’occasion de rappeler qu’au passeur, comme le disait Serge Daney qui en avait trouvé le mot dans une critique de Jean-Louis Comolli parue dans Jazz Magazine à la mort d’Eric Dolphy, on ne passe rien en ne lui repassant aucun plat.
« It’s Not Nice ? » dit Monk en souriant quand Henri Renaud lui demande de renoncer à sa réponse quand il rappelle que la première fois où il a joué à Pleyel, il a été moins bien payé que ses musiciens. Alain Gomis n’est pas davantage nice envers la figure du journaliste même si son film qui s’ingénie à redresser les torts en tordant trop unilatéralement le bâton des archives donne aussi des marges de manœuvre pour inverser la tendance, évitant in extremis de tomber du côté où il penche.
Quel dernier jeu vaut alors le coup d’être joué ? Quel jeu vaut en effet vraiment la chandelle ? Rewind And Play c’est donc un deux trois films en un. Trois portraits morcelés aux bris intercalés et tous jouent des coudes. Le portrait d’un génie musicien protégé des affronts extérieurs se double en effet de celui, frontal, d’un journaliste coincé par son habitus et ces deux portraits sont croisés avec celui d’une émission dont l’agencement aura à la fin moins eu raison de l’art que de la culture.
L’exercice d’un cinéma de seconde main fait ainsi du remploi d’images existantes tantôt la main tendue à un artiste maltraité par la télévision, tantôt la main qui frictionne la tête d’un passeur qui, défauts compris, l’aura pourtant été véritablement. Le dieu noir s’en tire mieux que le diable blond. Entre eux, il y a la télévision qui fait plus du tort à la culture qu’à l’art. La télévision fait également du mal aux images dont l’honneur réside dans leur puissance d’ambivalence persistante et sa restauration ne manque pas d’avenir en étant la restitution d’un « inconscient optique » (Christa Blümlinger) logé dans l’abri des archives qui, comme l’avait fait remarquer Michel Foucault, sont un jeu de règles propre aux arbitraires culturels, qui conservent les traces autant qu’ils en effacent d’autres, favorables à certains énoncés et pas à d’autres. La culture qui n’a pas d’autre tradition que de celle de faire passer les plats de la tradition pour en augmenter les fondations est en crise en étant asservie à l’industrie médiatique afin de lui servir de caution morale. Publié en 1961, La Crise de la culture perçue par Hannah Arendt avait bien pour contexte celui du tournant du capitalisme culturel.
S’il y a un dernier jeu valant la chandelle, c’est celui des rapports de l’ours et de la chandelle. Rewind and Play sort à peine un mois avant la Chandeleur, cette fête chrétienne qui a pour origine païenne l’ours dont l’hibernation lui a permis de passer l’hiver. Le film d’Alain Gomis est à sa manière une chandeleur comme l’avait déjà été le portrait dédié par Nicolas Klotz à Robert Wyatt. Si l’on sait avec Aimé Césaire qu’un homme qui crie n’est pas un ours qui danse, l’ours Monk est celui qui se refuse au carnaval télévisuel en ayant trouvé refuge dans la musique, ce cocon qui le protège. Une chandeleur est cette main tendue à l’ours, le génie musicien dont la musique est une caverne, son art qui est une chandelle dans la longue nuit d’hiver de la culture télévisuelle en promettant Walpurgis.
13 janvier 2023