Débloquer
(pour ne pas débloquer)
Le Moteur à explosion est un film court et astringent. L'astringence est une affaire on ne peut plus sérieuse, qui caractérise déjà la propriété de certaines substances à assécher la bouche, et par extension à resserrer les tissus organiques vivants. Elle qualifie aussi en œnologie certains tannins participant à singulariser la saveur de vins issus par exemple des vignobles de Bordeaux ; en médecine elle indique les effets recherchés de produits contrôlant l'émission de sécrétions, de sérum pour les blessures, de sébum pour les éruptions acnéiques. Le film de Nicolas Leclere est aussi court que resserré en effet, dont la concision lui permet de tirer d'une promenade urbaine le trajet déployant un champ magnétique destiné à l'aimantation de plusieurs idées diversement issues de la mécanique, de la littérature et du cinéma. Et, à chaque fois, c'est le film qui y trouve la nouvelle métaphore expressive de sa pensée, sa vivacité contractée en vingt minutes à peine. La balade est astringente dès lors qu'elle engage une série de discussions comme autant de cristaux de pensée s'agrégeant les uns les autres pour former de la nitroglycérine, portant tour à tour sur l'œuvre de Marcel Cohen, le fonctionnement du moteur à explosion, une statue de Raymond Couvègnes et les acteurs de Louis Feuillade. Resserrer est une nécessité quand certains détails devenus si obsédants sont des obstacles qui vous restent en travers de la gorge, empêchant d'avancer. L'astringence du Moteur à explosion consiste alors à dédier les plans articulés à un itinéraire documenté à la puissante machine de l'intelligence et de la parole qui se donnent des problèmes qu'elles ont le désir de résoudre ensemble.
Une actrice croise par hasard un réalisateur avec qui elle a travaillé il y a trois ans, il sort d'une libraire dans une rue du Pré Saint-Gervais, elle lui demande ceci : est-il comme scénariste un peléen ou un strombolien ? La question est énigmatique, la réponse ne se donnera qu'après plusieurs tours. D'abord celui-là : le privilège de la forme brève, conjoignant avec drôlerie la profondeur au laconisme, se ramasse dans un nom, Marcel Cohen, et une série de livres rassemblés par un titre générique dont l'écrivain est l'auteur : Faits. Des faits ne sont plus à faire, qui s'intercalent entre la fête du réel et la défaite du possible. Vitesse du langage, ivresse de la citation : Marcel Cohen prend désormais la suite chez Nicolas Leclere de Félix Fénéon (rigoureusement adapté avec Comment dire en 2010), écrivains d'élection pour alimenter le moteur à explosion d'un court-métrage aussi discret que ses figures tutélaires. Mais la fête côtoie la défaite qui n'est jamais loin en effet. Le réalisateur souffre en effet d'un blocage pesant sur l'écriture de son prochain scénario, c'est comme un étouffement, précisément le contraire même du remède de l'astringence. Lui a le débit nerveux et heurté de l'anxieux Serge Bozon, elle a la respiration plus ondoyante d'Astrid Adverbe, aussi rouquine que mutine avec sa chevelure ambrée et le châle qui s'en acoquine. L'un s'épanche pour que l'autre le relance et la relance est un élancement, une dilatation heureuse après de douloureuses contractions.
Les deux personnages du Moteur à explosion forment ainsi comme une machine à double turbine ou un cerveau bipolaire – mieux, c'est un véhicule à deux volants qui roule et carbure à l'intelligence pour peu qu'elle s'exerce à faire l'expérience qui est une épreuve d'obstinées contrariétés. Débloquer est parfois ce paradoxe qu'il faut pour ne pas débloquer face à de fatals blocages.
Comment passer
(d'un rond-point orbital à un carrefour giratoire)
Le moteur à explosion, pour son fonctionnement il y faut entre autres quelques machins, un cylindre et deux soupapes, un vilebrequin et un piston. C'est comme une valse à quatre temps aussi, rapportée au fameux cycle de Beau de Rochas : l'admission, la compression, la combustion et l'échappement (qui se dit ici expulsion). Surtout, cela veut dire : des voitures partout, donc partout des explosions et on ne les perçoit pas parce qu'on ne le sait pas. La fluidité caractérisant la circulation des automobiles n'est sensiblement qu'apparente. Un fait rappelé dans ses dimensions scientifiques et techniques est un don, il donne à voir ce que la perception échoue à indiquer. Il y a cependant d'autres explosions, plus manifestes dans les flux de paroles satellisées par les rond-points de l'obsession. Une question implicite serait alors ceci : comment passer d'un rond-point orbital à un carrefour giratoire ? Dans un autre contexte, c'est la même question pratiquement posée par les Gilets Jaunes.
Ce que le réel a bloqué, une parole va le débloquer. Plus que l'érudition qui entretient paradoxalement le blocage, c'est la fiction qui permettra la déblocage en ouvrant de nouvelles pistes, une ligne de fuite brisant la rengaine obsessionnelle. Un indice est donné par le prénom d'un personnage d'un film de fiction, Kogo, exactement comme le héros japonais des Rues de Pantin (2015). Serge Bozon est un réalisateur qui interprète ici un réalisateur de fiction dont le double réel serait donc Nicolas Leclere. Il évoque un plan qu'il regrette avoir tourné en mauvaise compensation d'une attente longtemps entretenue mais finalement déçue : une statue d'Eve ouvre le Parc de la Butte du Chapeau Rouge dans le 19ème arrondissement de Paris, accompagnée de jets d'eaux elle était l'enjeu du plan prévu sauf que, le jour du tournage, les machines ne fonctionnaient pas. Le regret se trouve accentué par le fait qu'il ne s'agissait même pas d'une panne mais d'une suspension dont le caractère saisonnier aura été bêtement raté au moment des repérages. Est-ce là le secret d'une explosion imperceptible autrement, logée dans l'histoire du tournage des Rues de Pantin ? C'est en tous les cas un détail qui fait saillie comme une écharde, un fait digne de l'invention littéraire de Marcel Cohen dont le caractère singulier et remarquable n'en est pas moins douloureux. Le fait s'en double d'un autre et c'est un détail qui a toute son importance : un plan a été tourné en remplacement d'un autre prévu et la solution de repli adoptée est une compensation qui, en y repensant, ne fonctionne pas, loin de là. Voilà le grain de réel qui grippe le moteur à explosion du désir d'écriture scénaristique et cinématographique. Le réel est ce qui tire les resserrements de l'astringence du côté d'une asphyxie souterraine à laquelle il faut échapper si l'on veut encore respirer. C'est comme l'amorce d'une détonation lente qu'est la dépression vécue par celui qui, d'un tunnel à un passage souterrain, n'a pas de complot à identifier ou de grand Autre à épingler, sinon une contingence à assumer, un accident à contre-effectuer. Hasarder, contre le sentiment de la déprise, le destin d'une reprise : un échappement.
La balade citadine et inspirée révèle alors son sens obsessionnel, elle est la boucle tournant maladivement autour d'un centre aveugle et fuyant. La satellisation d'un désir captif équivaut en effet à un rond-point orbital. Comment faire alors pour que la balade obsessionnellement réitérée devienne une promenade conjoignant novation et libération ? Comment extraire de la rengaine constrictive de l'échec la ritournelle qui accouchera de la relève ? Comment donc échapper pour à nouveau respirer ?
Un bouchon a sauté
(champagne !)
C'est alors que l'actrice prend le relais, en proposant à son compagnon de balade une « spirale » comme elle le dit si bien elle-même. La statue d'Eve n'est plus alors l'allégorie contingente d'un désaveu persistant comme un reste de culpabilité obscène mais la gardienne fabuleuse d'un secret permettant d'y échapper : et si Suzanne Grandais avait été assassinée par Fantômas ? On sait pourtant que l'actrice, vedette des films de Léonce Perret comme Le Mystère des roches de Kador (1912), est décédée au faîte de sa gloire dans un accident de voiture à l'age de 27 ans, le 28 août 1920. Mais l'actrice, dont le visage hante le film de Nicolas Leclere (les photogrammes sont issues du Chrysanthème rouge de Léonce Perret en 1912), a joué aussi dans un film de Louis Feuillade tourné quelques mois et précédant Fantômas (1913), intitulé L'Erreur tragique (1912). Dans ce film se trouverait la préfiguration, pire, l'exact modèle criminel de l'accident tragique qui sera fatale à Suzanne Grandais huit ans plus tard, victime d'un mari jaloux qui ne serait autre que René Navarre, l'acteur jouant le criminel de L'Erreur tragique et le personnage de Fantômas dans le fameux serial en cinq parties de Louis Feuillade. Seul le raccord aberrant entre Astrid Adverbe et Serge Bozon ainsi que le croisement perpendiculaire de leurs regards indiquent la ligne brisée d'une pure fiction (d'ailleurs, c'est vrai, Suzanne Grandais et René Navarre n'ont jamais été mariés et puis, dans le générique final, Grandais est orthographié Grandet pour accentuer le motif romanesque dans un sens balzacien – le complot, finalement, on y revient et c'est Jacques Rivette qui à la fin l'emporterait à l'arrachée sur Eric Rohmer dans le moteur à explosion interne du Moteur à explosion).
La diagonale d'une invention complotée et machinée par l'actrice aura été tirée afin de débloquer son ami réalisateur, qui commence à débloquer de rester bloqué autour de l'orbital rond-point de son obsession. L'érudition cinéphile et la fabulation romanesque prennent ainsi le relais des aphorismes littéraires alignés à la mitraillette et des faits mécaniques répétés avec l'alacrité de qui y tient comme à la prunelle de ses yeux. Après le don du fait scientifique et technique précisément décrit, la fiction est un autre don, le don masqué de l'actrice à l'ami réalisateur qui l'a par hasard retrouvée dans une rue du Pré Saint-Gervais. Un don joué pour déjouer les nœuds de l'obsession coulants comme une cravate ou la corde d'un pendu. Un don pour l'aider à retrouver les voies du désir et de la fiction momentanément perdues à la suite intempestive, effractive et interruptive de réel. L'offrande est d'Eve pour Adam et, en effet, derrière lui, le flot gris des voitures a laissé place dorénavant à quelques timides verdissements. C'est une autre explosion en vertu de laquelle tout aurait donc refleuri. Cette explosion en annonce une dernière encore, avec la reprise de la devinette inaugurale et sa réponse différée pour être enfin délivrée : être peléen dit l'accumulation de la lave jusqu'à l'explosion brutale du bouchon, tandis qu'être strombolien dit la fréquence sans heurt et doucement réitérée de l'éruption magmatique. Le réalisateur est peléen plutôt que strombolien, oui, mais l'implicite est tout aussi vrai : un bouchon chez lui a sauté.
Le Moteur à explosion est une valse à quatre temps mais au carré. Quatre temps de l'évocation époumonée de la série des Faits de Marcel Cohen suivie par la docte description du fonctionnement du moteur à explosion, de la description de la statue d'Eve par Raymond Couvègnes précédant la petite fiction tramée pour romancer la vie des acteurs de Louis Feuillade. Quatre temps encore où, à l'admission (de l'amie dans la balade), la compression (par l'un des références littéraires et scientifiques) et la combustion (de l'imagination cinéphile pour l'autre), succède enfin l'échappement comme une manière d'expulsion (d'une obsession ayant satellisé un esprit bloqué, qui jusque-là débloquait à force de tourner en rond). Le film court, dense et vite de Nicolas Leclere aura donc consisté à faire sauter un bouchon, du volcan final au moteur explosion qui donne son titre au film en passant par le noyau d'olive secret, réel ou fictif, resté dans la gorge d'un film précédemment tourné. Et la prénommée Astrid d'apparaître comme une sorcière de l'astringence pour avoir su resserrer les tissus de l'homme tournant en rond, l'esprit satellisé par un regret.
Pour toutes les fêtes d'une intelligence dès lors rappelée comme astringence, et pour tous les films qui savent encore tourner pour faire d'obsessionnels ronds-points de nouveaux carrefours giratoires, le champagne est toujours mérité.
27 juin 2019