Disqualifié qualifie le sportif exclu d'une épreuve en raison d'une infraction au règlement. Disqualifié est ainsi celui qui s'élance avant le coup de feu réglementaire, athlète courant un 100 mètres ou jockey participant à une course hippique. Disqualifié dit en français ce que signifie en tunisien El Medestansi mais, dans la grâce et l'amitié du film qui en porte le titre, disqualifié n'est plus seulement l'adjectif dépréciatif affligeant une existence blessée mais dorénavant nomme un sujet qui a fait de la disqualification un destin.
Disqualifié par sa condition sociale de prolétaire, sa relégation dans les lointaines banlieues de Tunis, sa passion des paris sportifs et ses addictions qui lui ont coûté un an de prison, Mehrez Taher devient Le Disqualifié dans le second long-métrage de Hamza Ouni. Le sujet de la disqualification s'expose d'emblée comme tel, à la fois comme pure incarnation (l'homme se dresse comme en transe sur fond brûlant d'horizon) et comme allégorie (l'homme en transe danse comme s'il était un feu et les flammes de son corps dansant se concentre dans un crachat animal et solaire face caméra). Dans son dos, la capitale tunisienne s'abîme dans l'embrasement du couchant ; de face, le crachat mêlant honneur et mépris sort d'une gorge incendiaire qui n'est pas que cratère mais aussi bouche d'incendie.
El Medestansi raconte en effet cela – enfin, plus précisément il enregistre sur la longue durée un processus énergétique que le montage après coup met en forme et allégorise : comment le feu qui dévore le disqualifié diminue en intensité, comment il s'éteint progressivement, et comment ce bien est peut-être un mal encore plus grand.
Double vitesse
Comme El Gort (2013), El Medestansi nourrit la hantise impossible à conjurer d'une fatalité : l'entropie. Comme le précédent long-métrage tourné entre 2007 et 2011 sur les routes du foin dans le sud tunisien, El Medestansi tourné entre 2005 et 2017 du côté de Mohamedia à seize kilomètres au sud de Tunis est la nouvelle expression d'un geste fou consistant à courir deux lièvres à la fois : l'idéal du film comme une course de vitesse, un sprint ; et celui du cinéma comme une course d'endurance, un marathon. Avoir un œil attentif au générique-fin en livre un premier indice probant : d'une part avec huit opérateurs pour l'image et six preneurs de son ; de l'autre avec la présence au montage de Ghalya Lacroix qui a déjà affronté avec les films d'Abdellatif Kechiche des tournages hors normes et une accumulation de rushs monstre.
Dans El Medestansi, il y a les plans – les plus saillants – marqués des vives urgences du présent : les moments partagés avec les copains au café devant la télé diffusant un match de foot ou une course hippique ; les autres plus intimes et tendres avec la belle amoureuse Malek ; et puis sur les hauteurs de M'Hamedia les soirées de vin et d'ivresse tournant quelquefois au vinaigre quand explose la violence. La vie circule alors, élémentaire, prosaïque, ses diverses intensités chauffent les peaux, électrisent les regards, soulèvent les corps, font claquer bouches et langues. Les signes ostentatoires d'affiliation au RCD, le parti de Ben Ali toujours maître du pays en 2005 quand démarre le film, se présentent comme des simulacres cyniques. Une crépuscule aux doigts de rose comme l'aurore d'Homère est moquée parce que le rose est la couleur des pédés et des chambres des prostitués. Les insultes sont comme des fusées tirées dans la nuit étoilée des villes, giclant des bouches incendiaires comme des crachats volcaniques contre le pays et la religion, la révolution et Ben Ali, le peuple et la politique quel qu'en soit le bord. Autant la colère est totale, vaste tout en ne débordant jamais la sphère de l'expression abrupte, livrée brute et inorganisée, autant le désœuvrement est grand, si grand qu'il se manifeste dans l'indifférence souriante à l'annonce de la mort de Yasser Arafat, pourtant une icône de résistance dans le monde arabe.
Comme son pair Ridha Tlili avec ses amis de Sidi Bouzid, Hamza Ouni se fait à M'Hamedia chroniqueur des siens mais au long cours, dans un rapport plus accentué à la durée. Si tous appartiennent à la même génération, celle d'une jeunesse maltraitée par le pouvoir et méprisée, les différences sont cependant très marquées entre ceux qui, dans Jiha et Révolution moins cinq (2011), Controlling and Punishing (2014) et Tounsa – Forgotten (2017), luttent et résistent contre l'oppression d'hier et ses prolongements actuels et les autres qui, dans El Gort et El Medestansi, sont happés par une révolte intérieure dont l'excès les consume. Il y aurait ainsi comme une fraternité, pas si étonnante d'ailleurs quand on connaît les rapports historiques étroits entre la Tunisie et l'Italie, entre les ragazzi di vita de Pier Paolo Pasolini et les amis filmés par Hamza Ouni. Non seulement il les regarde en s'incluant quelquefois lui-même dans le cadre parce qu'il est du même quartier et de la même bande, mais il les filme aussi pour conserver les traces partagées d'une vitalité désespérée, dont la vitalité met le feu au présent tandis que le désespoir s'apprécierait mieux dans la durée. Double vitesse : prendre de vitesse la disqualification sur le temps court ; sur le temps long voir comment elle l'emporte au finish.
Sculpter un corps
(Hamlet forcené, subjectile)
La course de vitesse se double d'une course d'endurance quand les brasiers du présent s'inscrivent dans le temps long de leur relative extinction. Le sprint se confond avec un marathon quand la vitalité désespérée trouve à rebondir ailleurs en trouvant moyen d'apaiser relativement ses feux. Si la révolte est un pur cri qui ne s'organise pas, la fougue se discipline cependant quand, pour Mehrez principalement, la durée se voit moulée dans les exercices réitérés du théâtre et de la danse. El Medestansi est le film d'un chroniqueur au long cours qui est un sculpteur du temps, dédié à l'ami – le frère, le double placentaire – qui brûle les planches afin de sculpter son corps. Le corps saisi dans les exercices techniques d'une sculpture de soi se divise alors entre le praticien au travail ou en représentation, qui soulève l'enthousiasme du public et va même travailler avec des metteurs en scène et chorégraphes française et néerlandais.
Quand Mehrez mime sur scène le spectacle télévisuel, sa façon d'en parodier l'office possède une dimension de critique politique immédiatement reconnue par les spectateurs qui s'en réjouissent et l'applaudissent à tout rompre. Sur scène en compagnie de sa copine Malek, les gestes de la danse modèlent les gestes amoureux qui reviennent en retour dans le corps des danseurs en nouant des circuits corporels et affectifs qui expriment l'amour aussi authentique que son intimité est tue au nom d'une pudeur partagée. Quand il travaille enfin avec des professionnels internationaux jusqu'à pouvoir se produire à Utrecht aux Pays-Bas en 2015, le danseur devient l'avatar contemporain de Hamlet sans cesser pourtant d'être le brûleur de sa propre vie quand il retrouve dans la région parisienne l'ami dealer et toxico. Hamlet, Mehrez l'est donc deux fois au fond : sur scène comme au dehors quand son exil européen condamne sa relation avec l'angélique Malek, aussi belle et tragique alors qu'Ophélie dans la pièce de Shakespeare. El Medestansi n'est donc pas la success-story d'un garçon du pays qui à l'étranger s'en serait sorti mais conte au contraire la tragédie d'un homme dont la discipline acquise contre ses propres démons incendiaires aura participé aussi à l'endeuiller comme jamais. Le deuil d'un pays aimé et haï : une Tunisie détestable quand on y est et amère quand on n'y est pas. L'exil est atopique ; l'exilé un nomade, un étranger, un apatride.
La discipline est nécessaire pour empêcher le volcan intérieur de la révolte de saturer le corps d'un magma plombant et asphyxiant comme un sarcophage. C'est un autre sens pour le crachat inaugural : le danseur est un volcan discipliné qui retourne le stigmate de la disqualification en puissante vitale et destinale dont l'agressivité est significativement retenue à l'image par l'objectif de la caméra. Le crachat magmatique indique ainsi la dimension subjectile que El Medestansi partage avec son corps-sujet et emblème allégorique. Subjectile aurait été un mot français oublié si Antonin Artaud ne l'avait pas ressuscité à l'occasion de ses dessins commentés par le philosophe Jacques Derrida. Subjectile qualifie la surface recouverte par une première couche d'enduit, peinture ou vernis jusqu'à se confondre avec le matériau. Avec le subjectile, Antonin Artaud crache au visage du système classique des Beaux-Arts afin de sauver la trace du geste donné comme un coup porté, de poing ou de couteau. Subjectile ne dit pas tant le subjectif mais ce qu'il y a en-dessous, à savoir l'indiscernable entre-deux de la surface blanche et du matériau, du fond et de la figure, de l'objet et du sujet, de la représentation et de la présence vive, de ce qui se laisse représenter et ce qui y résiste, des images de l'art et de la violence du corps qui s'y cogne en en affrontant les limites, en affrontant ses propres limites.
Jacques Derrida écrit que ce qui fait œuvre chez Antonin Artaud relève justement, après les tensions adverses de la représentation et de ce qui s'y soustrait ou refuse, d'un subjectile amadoué. L'incendie est interrompu, tout en faisant que l'apaisement sache aussi garder trace de la brûlure de l'attaque (Forcener le subjectile, éd. Gallimard, 1986, p. 105). Subjectile est la zone brûlante où danse Mehrez, non pas pour faire du succès sur les planches européennes la revanche méritée de la disqualification sociale, mais pour incarner allégoriquement le disqualifié, en faire un destin semblable à celui de Hamlet. Subjectile est en même temps une zone partagée par Hamza Ouni qui entre dans le volcan de son personnage en sachant garder trace du feu de ses attaques magmatiques à l'œuvre dans le moindre de ses gestes, ami en colère défoncé, amoureux attristé ou transi, danseur des solitudes tunisiennes comme des nuits intersidérales. « Dancing on the Edge » est le nom d'une performance à laquelle participe Mehrez, c'est aussi l'un des titres implicites de El Medestansi.
Le mal est fait, la tristesse durera toujours
Plans carburant aux ardeurs d'un présent non négociable ; plans harnachés aux exercices de sculpture du corps disciplinant le volcan intérieur du danseur ; plans allégoriques dédiés à l'artiste forcené enfin entré dans la zone du subjectile : El Medestansi triangule ainsi le portrait de Mehrez Taher à partir d'une chronique à double vitesse comme une double mèche, à la fois rapide et lente, au présent pur et au futur antérieur. Le disqualifié devenu Le Disqualifié aura donc su amadouer le brasier, maîtrise le volcan intérieur, apaiser l'incendie. Mais à quel prix ? Pendant que les multitudes se rassemblent pour célébrer le départ de l'autocrate le 14 janvier 2011, Mehrez était en prison, y purgeant une peine d'un an pour avoir été gaulé le joint dans la main.
En proposant alors le plan le plus significativement allégorique du film (Mehrez se tord avec sa main la bouche tandis qu'une archive de la révolution est projetée à l'arrière-plan), El Medestansi enfonce ainsi le clou de El Gort : cette jeunesse-là cramait trop du dedans, elle crevait trop d'une révolte incendiaire dans les lointaines banlieues de la capitale ou sur les routes du foin dans le sud du pays pour pouvoir décemment participer à la grande fête révolutionnaire.
Trop tôt : Mehrez aurait dû être un enfant de la révolution mais la révolution s'est faite sans lui et ses amis qui crèvent toujours à M'Hamedia. Trop tard : Mehrez aurait dû être un artiste consacré mais la reconnaissance de l'art se fait dans un exil qui afflige son cœur empoisonné par le deuil amoureux. Certes le forcené a fini par amadouer certains de ses incendies intérieurs. Certes le volcan éruptif s'est par la danse enfin discipliné en avérant les puissances de révolte créatrice du subjectile. Le feu a diminué, oui, mais il ouvre aussi à une forme de vieillissement précoce. Une tristesse palpable que rehausse la reprise par Sophie Hunger de « Le Vent nous portera » de Noir Désir. Quand la chanson s'arrête, le noir désir n'est plus que mélancolie sans limite dont les vagues submergent en silence les richesses urbaines d'Utrecht et Paris.
Trop tôt, trop tard : l'excès consumant les réserves d'énergie ou la sculpture du corps les apaisant, à chaque fois l'entropie est là, à chaque fois le mal est fait. Pour l'exilé comme pour Vincent Van Gogh, ce « suicidé de la société » à qui Antonin Artaud pensait beaucoup quand il dessinait, la tristesse durera toujours.
2 mai 2020
Post-scriptum du 3 mai :
Si Mehrez Taher était un animal, il serait un cheval, non seulement parce qu'il en a la puissance fière et sensuelle, mais aussi parce qu'il est comme le cheval du jockey parti trop tôt, l'animal disqualifié pour lequel la disqualification sonne comme un trop tard. La disqualification invite cependant le cheval à ressembler aussi au fameux Chameau du puits de Barrouta, héros tragique d'une antique fable populaire tunisienne qui a donné son premier titre à El Gort. Hamza Ouni en avait fait l'émouvante lecture à l'occasion des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille en 2015. On y pense encore devant El Medestansi.
« A Kairouan, sous la règne abbasside, une noria fut construite autour du puits de Barrouta couvert d'un dôme. Un chamelon y est introduit par une petite porte, attaché à la barre reliée au puits et passe ainsi sa vie, yeux bandés, à tourner cette barre pour extraire l'eau et alimenter toute la ville. Quand le chameau vieillit et devient incapable de fournir le travail requis, il devient alors impératif de le remplacer. Mais le chameau dans sa taille adulte ne passe plus par la porte. Que faire alors ? ».