Festival Partie(s) de campagne

Partie non remise, on respire

La crise sanitaire du COVID-19 et le confinement qu'elle a provoqué durant le printemps dernier auraient pu asphyxier ces événements culturels que sont les festivals de cinéma. Il n'en a pas été ainsi comme l'ont diversement montré Visions du Réel à Nyon ou le FID-Marseille qui ont investi les moyens de la connectivité numérique pour déployer et cultiver des espaces autres et temporaires où la virtualité a renoué, bien sûr relativement ou partiellement, avec une liberté autrement captive des obligations d'une actualité drastique. Avec les salles fermées jusqu'à la fin du mois de juin, les spectateurs ont manqué qui sont depuis revenus mais en multitudes éparses d'une communauté désœuvrée. Le retour au monde d'avant n'aura pas lieu, pas plus ailleurs qu'au cinéma. Ces spectateurs auxquels a manqué le cinéma de la projection en salle, et qui sont le poumon de l'économie du cinéma sur le versant de la distribution, ont tenu durant le temps du confinement au cinéma avec les dispositifs du bord permis par l'éventail numérique, DVD, plate-forme de VàD, téléchargements et streaming tous azimuts. La pluralité domestique d'accès des films est ce qui aura finalement inspiré les festivals qui n'ignorent pas que le cinéma, dont le dispositif privilégié demeure la salle de projection, est aussi partout chez lui en dehors de lui, dans les têtes comme sur les tablettes.

 

 

 

Parmi les festivals, il y en a un, modeste et persévérant, basé à Ouroux-en-Morvan dans la Nièvre et dédié au film court, dont le nom renoirien est plus qu'engageant : Partie(s) de campagne. Sa 13ème édition programmée du 16 au 22 juillet a eu lieu en s'appuyant sur le réseaux et les ressources de l'association Sceni Qua Non qui est l'initiateur depuis plus de dix ans. La forme alternative adoptée a reposé sur l'installation d'une plate-forme dévolue à cette occasion, accessible gratuitement dès le 1er juillet via le site de l'association pour y voir le programme des films en compétition. L'actualité de Partie(s) de campagne a été relayée par des newsletters sur les réseaux sociaux, des émissions de radio et aussi des créations sonores originales conçues par le collectif Mega Beat qui a battu la campagne du Morvan pour recueillir des paroles de révoltes. Le réseau formé par Sceni Qua Non de 31 communes du circuit itinérant et 5 cinémas fixes accueillera enfin à la rentrée prochaine une programmation spéciale de séances qui inclura les films récompensés à partir d'un programme contenant les 33 films de la compétition francophone, 17 films de la compétition documentaire (et un prix du public pour chacune des deux catégories) auxquels il faut également ajouter 12 films « jeune public », 12 films inclus dans la thématique « Révolte(s) » et un programme spécial de 4 films produits par la région Bourgogne-Franche-Comté.

 

 

 

La seule compétition documentaire montre que, en dépit du contexte et des difficultés qui le caractérisent, Partie(s) de campagne n'a cédé ni sur l'exigence documentaire du cinéma ni sur le fait que le court-métrage n'est pas un espace subalterne pour en accueillir les intensités. La partie n'aura donc pas été remise, c'est tant mieux, on respire. Mieux, la campagne, loin d'être neutralisée par les empêchements sanitaires et la virtualité des connexions numériques, se fait plus désirable encore. Comme chez Jean Renoir.

Aqui y Alli – Ici et là-bas d'Emma Farinas

 

 

 

 

 

Montage photographique et construction narrative épistolaire racontent un amour au temps de la Guerre d'Espagne. Le dispositif n'est pas entièrement nouveau mais le récit est agencé de façon originale en offrant un éclairage intéressant sur la séquence historique. Une première partie est dédiée à la séparation des amants vers la fin de la guerre, Lucia exilée en France et Jordi resté en Espagne. La narration alterne les deux voix-off en marquant diachroniquement la séparation des amoureux dont l'union est fracturée par la guerre. Une seconde partie prend à rebrousse-poil l'histoire en remontant en 1931, quand tout était encore possible avec la naissance de la IIème République espagnole. C'est alors la narration diffère. Celle-ci se fait d'abord dialogique (Lucia et Jordi redeviennent des contemporains) puis dialectique (ils ne voient pas les événements de la même façon, Jordi critique ainsi l'éducation catholique de Lucia). La discussion au diapason des cœurs n'est finalement retrouvée qu'à délivrer la vérité tragique de la construction fictionnelle : le frère de Jordi que Lucia retrouve dans un camp lui apprend sa mort. Lucia conversait avec un spectre. On croyait à la synchronisation, s'impose la désynchronisation. Trop tôt, trop tard, c'est la dialectique de l'histoire. Avec elle la discordance des temps arrache à la séquence historique des images de notre présent : guerre civile et trajectoires d'exils, migrants sur les plages et camps de rétention.

 

 

 

 

 

Asmahan la diva de Chloé Mazlo

 

 

 

 

 

Produit par le mensuel féminin Causette, le documentaire animé de Chloé Mazlo est consacré à l'existence romanesque d'Asmahan. En six minutes, le film n'a pas le temps de dépasser le stade du roman-photo rigolo comme un film d'animation en papiers découpés. Le cut-out se coupe lui-même l'herbe sous le pied. La voix de la chanteuse est expédiée au moment du générique, son interprète échoue à incarner une femme dotée d'une beauté sublime, son frère Farid perd son nom de légende (El-Atrache), sa mort est encore plus mystérieuse que ce que le film en raconte même en résumé et on ne comprend pas pourquoi Asmahan reste encore une icône au Proche-Orient. Sa modernité a notamment consisté à larguer les amarres des héritages royaux au nom d'une recomposition de la carte dont la voix est l'indice d'utopie. Comprimer n'est pas un problème mais résumer jusqu'à la réduction en est franchement un quand même.

 

 

 

 

 

Je nous promets de Clémentine Baert

 

 

 

 

 

Je nous promets est une production chic du Bal qui a produit Atlantique de Matti Diop et Zombi Child de Bertrand Bonello. On y retrouve le même défaut général d'une mise en forme rutilante qui escamote à force d'effets de manche les échardes de son sujet. Ici, format « scope », travelling en steadicam et clip final composent un véhicule carrossé, aux couleurs chatoyantes et métallisées dont les vroum-vroum empêchent cependant d'entendre vraiment en quoi Antigone est un nom possible de la jeunesse des quartiers populaires ségrégués. Le pire de l'esbroufe est atteint avec le finale sur la plage comme une publicité pour l'engagement de la jeunesse dans la citoyenneté, l'Europe ou la start-up nation, c'est idem. Il y a côté court-métrage actuellement une petite mode cinématographique de la culture haute qui doit moins sauver la jeunesse défavorisée que le contraire (Les Indes galantes de Clément Cogitore avec le krump en valeur ajoutée à Rameau et César de Mohamed Megdoul avec une barre de Nanterre en bar à chicha pour Shakespeare). On a alors une pensée pour L'Esquive d'Abdellatif Kechiche qui avait, concernant les rapports réciproquement contrariés de la culture savante et de la jeunesse populaire, un constat plus âpre et mitigé à proposer, plus honnête aussi.

 

 

 

 

 

Bach-Hông d'Elsa Duhamel

 

 

 

 

 

Le récit de Jeanne Dang émeut en raison du grain d'une voix qui laisse quelquefois entrevoir les intimes fêlures provoquées par les chocs de l'histoire. Le dessin sur papier (Canson – le film tient un peu aussi de la publicité) animé par ordinateur qui représente sa jeunesse à Saïgon entre 1970 et 1975 a aussi la beauté de rédimer le goût du dessin que le témoin alors jeune fille cultivait et dont la guerre l'a dépossédée. Le récit est paradoxal puisque le cauchemar commence avec la libération de son pays de l'occupant américain grâce à la victoire du Vietminh. Mais la victoire d'Hô-Chi-Minh n'est pas celle des familles qui n'avaient pas intérêt au communisme. Jeanne Dang a perdu le pays de son enfance quand elle est devenue avec les siens une des premières boat people mais la noyade n'aura pas été celle des chevaux qu'elle aimait monter et dont elle retrouve la passion quarante ans après s'être installée en France, dans le massif de la Chartreuse. Si la jument Bach-Hông a été mangée par les soldats affamés d'Hô-Chi-Minh, son image spectrale persiste en dévoilant les intimes blessures d’une passion hippique.

 

 

 

 

 

Intérieur . Extérieur d'Alice Boccara-Lefèvre et Charlotte Ballet-Baz

 

 

 

 

 

Mention spéciale à « Traces de vies » à Clermont-Ferrand, Intérieur . Extérieur propose le portrait d'une correspondante désignée par l'institution carcérale pour entretenir plusieurs relations épistolaires avec des détenus. Une voix-off qui appartient à une ancienne personne incarcérée peine à donner du relief à l’étrange rapport qui peut s'épanouir dans le cadre d'une correspondance de ce type. Jeanne la correspondante n'en est pas moins une figure intrigante, sûre des implicites du genre, soucieuse de tenir la lettre sans faire glisser le fantasme, connaisseuse des interdits (concernant par exemple la peine), maîtresse dans la diversité des stratégies d'écriture, gardienne de voix que l'on n'entend pas, elle-même assujettie à un fantasme qui demeure énigmatique et dont on ne saura rien ou presque. Sinon, peut-être, que sa solitude de femme à la retraite est le site bienveillant accueillant par échos quelques solitudes carcérales lointaines et amies.

 

 

 

 

Disciplinaires d'Antoine Bargain

 

 

 

 

 

Produit par le GREC, le premier court d'Antoine Bargain propose le portrait des ruines obscènes de la vieille société de discipline qui persévère depuis le 18ème siècle. Qui sont les disciplinaires en question ? Il s'agit de légionnaires sanctionnés, envoyés dans un camp en Corse pour une rééducation brutale, section d'épreuves et section de répression pour les resquilleurs dont certains ne reviennent pas, section ordinaire pour des survivants. Ceux qui, une fois sortis, ressassent longtemps après les violences qui ont imprimé leur chair. À l'intersection des récits off et des vues sur ce qu'il reste du camp, on voit par effet d'hallucination errer quelques fantômes au milieu des vestiges du présent. Parfois la forme en fait trop, trop de mouvements, trop de sound-design, trop de drone alors que la narration est forte parce que factuelle, descriptive. Sèche comme un coup de trique. Le présent est une image de quiétude ou de bonheur, un tagueur, un enfant qui joue, une jeune femme qui lit. Le passé est composé de séances de torture qui rappellent la sérénité des paysages aux cauchemars qu'ils ont abrités. Et puis c'est le coup de grâce : un vrai témoin parle plein cadre de la honte de devoir survivre à la honte de n'avoir plus été un homme. Comme si la forme avait été sculptée, certes au risque du maniérisme, mais pour donner aussi toute sa résonance à ces paroles finales, clou d'une vive émotion partagée.

 

 

 

 

 

Le Cinéma du Tchavo de Sami Lorentz et Audrey Lespinasse

 

 

 

 

 

On connaît le jazz manouche, beaucoup moins son cinéma dont le gardien est Richard Melbach, nonagénaire qui raconte avec un reste d'insolence hérité des jeunes années comment le cinéma a été cet art populaire si immense qu'il a eu envie d'y inclure aussi les siens et la culture tzigane qu'ils ont en partage. Entre une citation des Temps modernes de Charlie Chaplin et la projection de fragments de ses propres films, le gardien de la mémoire tchavo est une figure attachante qui a donné à sa communauté de précieuses images valant aujourd'hui comme des archives exceptionnelles pour tout le monde. Des preuves d'existence arrachées à un temps qui, quand il a été celui de la guerre, aura frôlé l'extermination. Le cinéma aurait au moins cette vocation-là, qui consiste à montrer qu'ici il y eut des gens et s'ils nous regardent encore à travers les temps c'est depuis l'intervalle de leur disparition, de la lumière fossile qu'ils émettent et que relaie un peu d'argentique. Après tout il est bien normal qu'un forain soit le gardien d'une autre histoire du cinéma dont les origines ont été les premières projections publiques organisées à l'occasion des fêtes foraines.

 

 

 

 

 

L'Année du robot d'Yves Gellie

 

 

 

 

 

De l'usage problématique de la robotique à des fins thérapeutiques, pour personnes âgées victimes de la maladie d'Alzheimer ou pour jeunes malades souffrant d'autisme. Le film d'Yves Gellie, avec ses plans fixes et larges, ses courtes focales et sa profondeur de champ, et puis la dominance de son blanc cellulaire, déploie une scénographie amplifiant les interactions entre les patients et un petit robot répondant au nom de NAO. Le film peut se voir selon deux perspectives antagoniques : tantôt L'Année du robot est un manifeste du futur déjà là au service d'une modernisation du soin offert aux victimes de dissonances cognitives ; tantôt la déshumanisation des nouvelles procédures de prise en charge médicale atteint un degré rare de vide, effrayant et grotesque (à l'occasion des danses et les chansons surtout). Le trouble est là, c'est certain, il s'insinue dans une esthétique clinique qui semblerait cependant souffrir de ne pas voir une grande conscience de sa proximité avec les documentaires sardoniques d'Ulrich Seidl ou les fictions pompeuses et post-kubrickiennes de Yorgos Lanthimos. Le lyrisme réitéré des violons de Michael Galasso trancherait au bénéfice de la première option humanitaire (et publicitaire en faveur du NAO). Sauf que, en dépit d'ambivalences confusément assumées, le film ne se décide pas vraiment à voir qu’au bout de ces couloirs blancs, déserts et cellulaires comme un désert, il y a les mouroirs des Ehpad amplifiés par la crise sanitaire. C’est à se demander si, au bout du compte, ce n’était pas NAO derrière la caméra.

 

 

 

 

 

Bains-douches, 41 rue Oberkampf, Paris 11ème de Julie Conte

 

 

 

 

 

Délicat portrait d'une institution municipale sous-exposée et caractéristique de la ville de Paris : le bains-douches (il y en a 17 à Paris). C'est une bonne idée d'offrir aux bains-douches de la rue d'Oberkampf une visibilité nouvelle quand le quartier est l'une des vitrines spectaculaires de la gentrification de la capitale. Ici, on renoue avec la dimension populaire du quartier dont l'image se réfracte dans les bains-douches pour être ensuite diffractée par les choix esthétiques de la réalisatrice : voix-off pour les dix usagers ; voix-in pour les agents municipaux. Le film est ainsi doublement descriptif : objectivement quand il embrasse tous les espaces du lieu selon une dynamique factuelle digne du cinéma direct ; subjectivement quand il donne la parole relayant dix trajectoires de vie qui, non seulement, se recoupent entre elles mais qui également coupent diagonalement l'institution en touchant à ses angles morts. Sans ostentation, Bains-douches montre ainsi une multiplicité de vies précaires et les usages spécifiques qui les caractérisent (le sans-logis et la mère avec ses enfants, le sénégalais qui évoque les eaux du pays natal et le chinois qui rappelle quelques souvenirs familiaux, etc.). Cette multitude populaire est riche d'histoires et d'affects que le film retient quand l'institution fait couler les eaux pour les vider aussi une fois qu'elles sont usées. Sans prétention ni ostentation, loin des effets d'esbroufe et des cautions opportunistes, le regard documentaire est ici un geste d'empathie, discrètement politique.

 

 

 

 

 

Cell 364 de Mathilde Babo et Zoé Rossion

 

 

 

 

 

Hans-Jochen Scheidler a été incarcéré entre 1968 et 1969 pour avoir distribué des tracts critiquant l'écrasement par les chars soviétiques du printemps de Prague. Un montage vif de vues en mouvement et de photos montre l'homme revisitant la cellule de l'époque de son incarcération, repensant aux méthodes de la Stasi dont les suppôts n'ont jamais été jugés pour les crimes qu'ils ont alors commis, et s'entretenant dans l'idée que s'endormir dans une démocratie peut amener à se réveiller dans une dictature. Le film est bien fichu mais il est si court qu'il s'apparente davantage à une pastille télévisuelle à vocation humanitaire, avec effets sonores de circonstances, pour dénoncer le totalitarisme d'hier et, peut-être, celui qui vient.

 

 

 

 

 

Va-t'en tristesse de Marie-Stéphane Imbert et Clément Pinteaux

 

 

 

 

 

Film d'école produit par la Fémis, Va-t'en tristesse pose en miroir deux figures d'une adolescence magnétique qui s'attirent à distance. D'un côté la brune Clara souffre de la fin d'un amour, sa mère qui travaille de nuit est souvent absente, l'hôpital a été un lieu de convalescence d'un mal plus profond que le seul désamour et qui reste indicible. De l'autre la blonde Marina tire de l'apprentissage de la boxe une carapace ambivalente, qui l'éloigne de sa mère et lui fait avoir des maux de tête. Toutes les deux ont 17 ans et, contrairement au fameux poème de Rimbaud, le sérieux est ce qui s'impose à des adolescentes qui savent déjà le poids de tragique lestant leur existence. Dans l'intervalle d'un film écrit et monté à deux, le montage parallèle se fait convergent. Charleville-Mézières nous rappelle à sa proximité géographique avec la frontière belge tandis que le documentaire s'irise de fiction comme le soleil du soir donne aux chevelures une nimbe qui fait voir l'or au milieu des herbes. Magnifiquement photographié, imprégné du cinéma français et belge des marges secrètes du tournant des années 70-80 (Marie-Claude Treilhou et Chantal Akerman, Jean-Claude Guiguet et Jean-Claude Brisseau), Va-t'en tristesse est une prière pour l'adolescence qui se donne à la lisière d'un mal social diffus, des confidences vespérales et des amitiés sororales.

 

 

 

 

 

Douma Underground de Tim Alsiofi

 

 

 

 

 

Produit par Bidayyat For Audiovisual Arts, collectif de réfugiés syriens au Liban qui a produit le film le plus important sur la guerre civile syrienne, à savoir Still Recording, Douma Underground peut se voir comme un addendum à la guerre en cours. Pour rappel, Douma est la cité syrienne qui, située dans la région du Ghouta orientale au sud-est de Damas, a longtemps été le fief de l'armée syrienne libre incluant sunnites conservateurs et nationalistes d'inspiration nassériste. Après la Bataille de la Ghouta qui a duré entre 2012 et 2018 et qui a vu les rebelles échouer à prendre la capitale de l'armée de Bachar El-Assad, Douma continue à être le siège de bombardements incessants, dont une attaque au chlore le 7 avril 2018 qui a fait une cinquantaine de victimes. Depuis cette date, la ville a été partiellement reprise par l'armée nationale. Bidayyat signifie début en arabe et le peuple syrien travaille toujours à accoucher dans la douleur de son année zéro qui signifierait la fin de la guerre civile. Autrement dit la fin de l'état d'exception et son horrible cortège d'incivilités. Le cinéma est ici une université populaire qui relève du métier de vivre pour ses praticiens. Apprendre le cinéma c'est apprendre à regarder c'est-à-dire à avoir du désir pour l'objet du regard. Un film comme celui-là est dur mais il est aussi essentiel quand il se dédie à ces trois choses : comment les survivants sont immunisés contre toute hystérie mais ne le sont pas quand il s'agit de rire et sourire ; comment les survivants de tel plan sont tragiquement les absents du suivant ; comment les images sont des fusées de détresse tirées par ceux-là mêmes qui les bricolent en sauvant quelques instants présents de pure civilité des incertitudes radicales de l'instant d'après où domine la plus effroyable des incivilités.

 

 

 

 

 

Homo/minéral de Christophe Loizillon

 

 

 

 

 

Troisième film d'un triptyque consacré aux trois règnes, Homo/minéral succède logiquement à Homo/animal (2010) et homo/végétal (2012). D'un côté, à l'instar du Kiarostami de Ten, Ten on Ten mais surtout Five, le court-métragiste est systématique, ce que l'on sait aussi depuis qu'il a filmé il y a 35 ans Roman Opalka, artiste obsessionnel de la numérotation. Dans chaque panneau du triptyque, six plans-séquences condensent une certaine histoire des rapports de l'humanité avec les trois règnes de la nature. De l'autre, chaque plan manifeste une sensibilité spécifique (le plan est fixe ou mobile, il entretient un jeu avec l'énoncé liminaire balançant entre littéralité et métaphore, les images composent un hexaèdre excédant la seule illustration didactique). Les plans font aussi directement lien ou bien entrent en résonance proche comme lointaine avec leurs voisins. Le plan inaugural du menhir rappelle ainsi à la durée filmique une dureté minérale qui permet par contraste de mieux apprécier un lever de soleil. Le plan du galet rappelle aux jeux d'enfants sur la plage qu'ils s'inscrivent dans le même régime symbolique de la construction des formes et de la surrection du sens. Le plan de la pompe à essence renvoie le thème du fossile non seulement à la consommation de pétrole mais à la fossilisation en cours d'une énergie minérale dont la pénurie est programmée pour 2025-2050. Le plan de l'alliage offre d'autres amusements plus érotiques en faisant d'un collier et d'un piercing sur la langue les adjuvants métalliques d'un baiser amoureux. Le plan de la feuille d'or serait le plus énigmatique d'entre tous puisque les feuilles en question servent à redonner un éclat aux lettres d'une pierre tombale étonnante, celle d'un dénommé Frank Ramsey né en 1999 et décédé en 2025. Sauf si l'on se souvient qu'un certain Frank Ramsey, lecteur de Wittgenstein, mathématicien, économiste néoclassique et logicien anglais, est mort en 1930 à 26 ans. Son modèle combinatoire est une théorie mathématique qui peut donner une clé à la structure formelle adoptée par Christophe Loizillon (« combien d'éléments d'une certaine structure doivent être considérés pour qu'une propriété particulière se vérifie ? »). Le dernier plan dédié au granit est une autre image de pensée du film, façonné en marches d'escalier que montent des enfants allant à l'école comme s’ils allaient jouer.

 

 

 

 

 

Kopacabana de Marcos Bonisson et Khalil Charif

 

 

 

 

 

Copacabana abracadabra : le mantra écrit et récité par Fausto Fawcett s'inscrit dans l'héritage beat de Howl, le grand poème d'Allen Ginsberg. La fameuse plage en forme de croissant au sud de Rio de Janeiro y devient ainsi une Monaco des Apocalypses. Ses ruines futuristes s'accumulent dans une langue qui entretient avec son objet un rapport palpitant d'hainamoration aurait dit Lacan. Bientôt la plage se dissociera du continent pour former une île nouvelle et océanique, île d'utopie toujours coincée dans le dépotoir dystopique de l'actuel. Le poème beat touche alors à la science-fiction d'un John Carpenter quand il réalise New York 1997 ou Los Angeles 2013 (ce qui n'étonne pas de la part d'un écrivain qui a importé la littérature cyberpunk au Brésil). La musique assourdie d'Arnaldo Brandão offre également une belle chambre d'écho aux effets hallucinatoires du mantra. C'est moins vrai de la mise en image qui compile à la va-comme-je-te-pousse vues en drones, archives et plans en super-8 dans un patchwork moins inventif que la langue. Le fatras visuel a bien voyagé en festival mais reste malheureusement à la remorque des ritournelles érotiques du poème et des boucles hypnotiques de la musique. La magie si elle opère n'advient qu'en fermant paradoxalement les yeux.

 

 

 

 

 

Katatjatuuk Kangirsumi d'Eva Kaukai et Manon Chamberland

 

 

 

 

 

Les deux réalisatrices sont chanteuses de gorge originaires de Kangirsuk situé dans le Nunavik québécois. Leurs voix sont des rythmes qui font lever un chant puissant de la terre, si intense qu'il bat le ciel couleur de neige et y fait couler le soleil comme un œuf. Après cette ouverture cosmique véritablement orgastique, le film perd de son souffle et, trop court, n'a jamais le temps de le reprendre. Katatjatuuk Kangirsumi s'épuise en effet de croire qu'un montage cut et des plans aériens en drone à la façon Yann Arthus-Bertrand suffiraient à rendre justice à l'âpre beauté des paysages de glaciers et de montages, comme au rôle anthropologique qu'ils jouent dans la culture immémoriale des chanteuses de gorge.

 

 

 

 

 

La Forêt de l'espace de Victor Missud

 

 

 

 

 

Produit par le GREC comme Disciplinaires d’Antoine Bargain, La Forêt de l'espace est un premier film qui a reçu une mention spéciale Visions du Réel à Nyon. Il faut dire que son ambition est forte, qui consiste à intégrer dans un paysage de science-fiction une polyphonie intrigante. L'impulsion narrative concernant la terraformation de la Lune avec la création d'une forêt fait signe vers Ray Bradbury mais à partir de deux angles différents. L'auteur des Chroniques martiennes l'est aussi de Fahrenheit 451 et les techniciens oubliés dans la forêt lunaire forment un peuple d'exilés qui pourrait ressembler aux hommes-livres s'assemblant dans la forêt. La qualité essentielle du film réside moins dans sa petite batterie d'effets spéciaux (prises de vue documentaires et stridulations, fond bleu et caméras thermiques) que dans ses choix d'incarnation. Les personnages sont en effet des personnes réelles invitées à broder à partir d'un canevas minimal des récits branchés sur des affects et des expériences vécues. L'habitus des prolétaires entre autres originaires de Finlande comme de Roumanie offre un peu de consistance à un film qui, sinon, flotte dans la bulle en apesanteur de son dispositif. Si l'on pense à des films de science-fiction récents comme Moon de Duncan Jones et High Life de Claire Denis, c'est le spectre (toujours inévitable quand on entend une langue slave dans un film de science-fiction) d'Andreï Tarkovski qui s'impose à une proposition expérimentale audacieuse mais à demi-convaincante seulement.

 

 

 

 

 

Ce n'est qu'après de Vincent Pouplard

 

 

 

 

 

L'auteur de l'excellent Pas comme des loups qui a été l'un des événements du cinéma documentaire en 2016 a réalisé depuis six films. Ce n'est qu'après est l'un d'entre eux et, il faut bien l'avouer, c'est une déception quand on le confronte à Pas comme des loups. Le dispositif adopté est si verrouillé qu'il étouffe la jeunesse au lieu d'en faire buissonner la vitalité sauvage et désespérée comme c’était le cas avec le film précédent. Les cocons de plâtre recouvrant les visages d'Alia, Killian, Maëlys et Hamza sont des coquilles à retardement, tandis que les dos qui ouvrent la voie aux travellings-avant en steadicam empruntent trop explicitement les sentiers défrichés il y quinze ans par Gus Van Sant. Les voix décollées des corps font certes entendre des trajectoires heurtées par la déscolarisation, la délinquance, la désaffiliation sociale. Mais le dispositif est monolithique au lieu de s'autocritiquer et se réinventer comme c'est le cas de Vers la tendresse d'Alice Diop, un film par ailleurs autrement plus troublant dans le hiatus des corps et des voix recoupant celui de la fiction et du documentaire. Ici, le plan récurrent du chemin de terre recouvert de givre et crevassé, comme une surface blanc cassé et fêlée, s'impose évidemment comme une image de nervation reliant les deux séries pour déboucher logiquement sur la révélation différée des visages comme une nouvelle naissance. La technique du moulage rappelle bien sûr à l'enregistrement filmique sa vocation phénoménologique dégagée par André Bazin, celle d'empreinte ontologique. Mais le rappel élémentaire se fiche aussi des moulages concrets des visages dont le plâtre symbolique tombe comme des morceaux de coquille d’œuf quand vient l'heure de résonner pour le lyrisme appuyé de Jacques Brel. Si bien sculpté soit-il, le dispositif de Ce n'est qu'après est comme une tête d'œuf, savant mais irritant aussi d'afficher ainsi qu'il est à ce point plein de bonne volonté.

 

 

 

16-22 juillet 2020


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