Voir importe quand un regard porte la perception du savoir en ce qu'il y a d'impouvoir dans le fait même de voir. Voir peu n'est qu'un moment d'un processus de focalisation, amorcé faiblement du côté de l'œil, décisivement prolongé du côté de l'oreille. Bientôt on va voir. Pas beaucoup plus, mais un peu mieux.
Du visible au réel, il faut une oreille pour voir ce qu'offusque le visible. La diplopie le dit : pour voir à quel point l'Histoire est chose louche, il faut deux images, toujours dialectiser. Pour voir, il faut faire comme les enfants et s'amuser à loucher.
En louchant, on verra alors que Karl Marx à Bruxelles est une ombre passagère dans l'immobilité d'une idée. Un effet de parallaxe, 1848-2020, ouvrant à plus d'un écart parallactique : révolution et démocratie, spectres vagabonds et rêves d'émancipation intempestifs, revenants d'une expulsion l'autre, au-delà toute offuscation.
Alors on verra qu'en bas de chez soi, Karl Marx est redevenu possible.
D'une expulsion l'autre
(double offuscation)
Dans une lettre datée du 20 mars 1971, Hannah Arendt écrit à Martin Heidegger : « Comme c'est étrange, que nous devions voir afin de percevoir ce qu'il n'est pas en notre pouvoir de voir ».
En regardant En avant ! – en regardant, oui, on y insiste, en gardant ce qui relève encore du regard malgré le visionnage conditionné par le streaming –, l'expérience pourrait se décrire de cette manière. Un voir qui importe est un regard qui porte la perception du savoir en ce qu'il y a d'impouvoir dans le fait même de voir. Voir que l'on voit peu est un impouvoir dont le savoir passe par le chas de l'oreille, l'organe de l'écoute qui est un autre organe oculaire. L'œil écoute disait Claudel et l'inverse n'est pas moins vrai.
Voir peu permet de passer de l'impouvoir à l'impuissance dans la relève des puissances sonores. Voir est souvent décevant et passer outre la déception qu'il faut est un premier pas, déjà pour savoir notre impouvoir et ensuite ne pas s'en arrêter là. Voir peu n'est qu'un moment d'un processus de focalisation, amorcé faiblement du côté de l'œil, décisivement prolongé du côté de l'oreille. Bientôt on va voir. Pas beaucoup plus, mais un peu mieux.
On ne voit rien ou presque. Pas grand-chose sinon des immeubles modernes, centre urbain de Bruxelles 2020. On voit peu et si on le sait, c'est qu'il y a un dit qui redonne à la vue ce que le visible lui cache et offusque, quelques moments de la vie de Karl Marx dans la capitale belge entre son arrivée en 1845 et son départ le 3 mars 1848. D'une expulsion l'autre. Ce que l'image dévoile est le voile que le son agite (rumeurs urbaines assourdies) en attendant d'être soulevé par la voix (non pas une mais deux, celles de Juliette Achard et de Jean-Noël Boissé, la première lisant le texte du contexte écrit par Edward de Maesschalck, la seconde lisant le texte de la lettre marxienne).
L'image expose ce qui s'est retiré dans le visible, offusqué, pour revenir en sourdine dans les mots déposés par écrit qui, lus off et in, deviennent avec le passage de l'écriture à la lecture des paroles d'éternité. L'image écarte le visible pour faire voir le réel et si l'œil fait défaut, l'oreille prend amicalement le relais. Avec l'image comme écartement, ressaisie pour citer Jean-Christophe Bailly comme imagement, l'écart qui s'y joue est le réel dont la vérité fait sens quand la réalité est à l'insensé. La vérité du réel est celle d'un antagonisme dont le spectacle fait commerce de son escamotage qui est une offuscation, l'assombrissement au sens propre qui se comprend au figuré comme un ombrage. Une ombre alors apparaît qui adoucit la double peine de l'offuscation quand elle témoigne du transitoire tracé par la possibilité de l'éclaircie.
Karl Marx à Bruxelles, une ombre passagère, l'immobilité d'une idée. Un effet de parallaxe, 1848-2020, ouvrant à plus d'un écart parallactique, révolution et démocratie, spectres vagabonds et rêves intempestifs, revenants d'une expulsion l'autre, au-delà toute offuscation.
La division des lieux communs
(parallaxe, diplopie)
L'écart entre un voir si visiblement affaibli et une écoute qui doucement fait voir autre chose, s'il est un hiatus dans la perception, appelle à repenser les montages existants, dans les rues et dans nos têtes. Repenser c'est démonter la machine des habitudes et remonter ne s'accomplit qu'à partir des frictions d'une préalable dislocation. Disloquer cela voudrait peut-être dire aussi cela : diviser les lieux communs, l'immeuble et la rue passante, la place et le tunnel ferroviaire. Il s'agit, sans forçage, d'investir une faille imperceptible ouvrant à une connaissance risquée dans les intervalles du documentaire, de l'archive et de la fiction qui en organise poétiquement les relations, frictions des rapports d'écartement et de dislocation. Alors on voit que, dans toute sa massivité bétonnée, la réalité est organisée pour ne pas voir et ne pas savoir que l'on ne voit pas, voilà ce qu'on peut déjà voir.
Une plaque commémorative du passage de Karl Marx au 42 rue d'Orléans à Ixelles où, en réponse à Proudhon, il a écrit en français Misère de la philosophie (1847) et, avec Friedrich Engels, le Manifeste du parti communiste (1848) est ainsi le souvenir vissé dans l'oubli qu'oublieuse est la mémoire, souvenir muré dans l'oubli que la mémoire a la garde de l'oubli. En témoignait déjà Quand est-ce (2017) de Ian Menoyot avec une puissance océanique durassienne.
Ne pas faillir devant la faille dans son imperceptibilité même, et dont la ligne est le nerf critique de la modernité (et des modernes qui n'en sont ni n'en seront les sujets réconciliés, jamais), c'est une tâche ardue qui n'a rien perdu de son urgence comme de ses puissances.
D'aucuns s'écriront « straubien » comme on hurle, au vol, à l'assassin ! On répondra : trop bien. Le straubisme est un dogmatisme fantasmé et inexistant. Les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet donnent à qui le désire – on n'est pas obligé, vraiment – une pédagogie de la perception qui pourrait s'apparenter à un strabisme, sérieusement.
Loucher c'est voir que l'on voit mal et ainsi, peut-être, voir un certain mal. Après tout, comme le diraient les enfants, c'est le réel qui a commencé : ses boiteries sont des bigleries. Loucher c'est d'abord briser le parallélisme convergent des yeux. Ce serait plus largement jouer une perception contre une autre, l'oreille contre l'œil, le réel contre la réalité en avérant que l'Histoire est louche. Loucher c'est voir l'ombre vagabonde du réel migrer à la surface lisse des plaques commémoratives. Regarder un film induit ainsi un effet de parallaxe, un changement d'axe pour un changement de regard : un changement de place malgré l'immobilité du siège.
L'écart parallactique caractérise le réel dont la considération dialectique tiendrait, métaphoriquement, de la diplopie. Maurice Merleau-Ponty en parle dans sa Phénoménologie de la perception (1945) dont la philosophie distingue un sujet « naturant » comme principe du monde et un sujet « naturé » en tant que partie du monde. L'ontologie est toujours déjà divisée pour Merleau-Ponty et la penser consiste alors à penser les passages incessants entre ces deux pôles, chiasme et réversibilité de l'objet et du sujet, dialectique sans synthèse qui n'abolira jamais le hasard et qui se rejoue à chaque coup de dé du réel.
Du visible au réel, il faut une oreille pour voir ce qu'offusque le visible. La diplopie le dit : pour voir à quel point l'Histoire est chose louche, il faut deux images, toujours dialectiser. Pour voir, il faut faire comme les enfants et s'amuser à loucher.
Ruines tombales et plantes qui poussent
C'est louche. Rues, places et immeubles sont les monuments écrasants du présent pour autant qu'ils sont aussi les ruines tombales des espoirs tombés, écrasés. Voir avec l'oreille ce que le visible offusque consiste à redonner une chance à l'inactuel de brouiller les lignes de l'actuel. On redonne ainsi à la réalité historiquement circonscrite de Karl Marx la possibilité concrète de l'intempestif.
La réalité est louche quand elle conspire à faire de la rumeur urbaine et routinière un moyen d'effacement des traces de l'antagonisme ; l'Histoire est louche quand elle est le grand récit qui monte jusqu'au ciel des victoires assourdissantes et des défaites silencieuses. On pense ici à la constellation des films dédiée à la Senne et son voûtement décrété au nom des envoûtements haussmaniens qui s'emparèrent fiévreusement de Bruxelles entre 1865 et 1880. On a en particulier une pensée émue pour la rivière souterraine, nymphe devenue pute séreuse, première d'entre tous les prolétaires avant d'être condamnée à demeurer captive, enfermée dans le caveau infernal de la modernité. Bruxelles est un Orphée dont l'Eurydice est la Senne, la catabase des films en aura ramené à la surface du monde la prière de lymphe et de sang.
« Un choc de corps à corps comme dernier dénouement », les mots sont d'hier mais la voix est de maintenant. La lutte des classes est devenue aujourd'hui une parole sans image et une image sans parole, Gilets Jaunes et Un pays qui se tient sage. Quand elles coïncideront à nouveau, l'Histoire et la réalité sortiront alors de leurs gonds. En attendant, il faut changer d'axe et loucher.
Le bâti peut fermer les yeux et dormir sur ses deux oreilles, la ville est tranquille. Les images qui se dédoublent le long de la ligne de faille du visuel et du son sont celles qui tiennent en respect en ne tenant rien tant qu'à désaxer nos regards et nos savoirs. L'effet de parallaxe relance autrement la ritournelle de l'estrangement de Siegfried Kracauer et Bertolt Brecht. L'intranquillité est à la diplopie dont est capable le cinéma, qui fait voir l'impossible, et le possible aussi. Dans L'Imagement, Jean-Christophe Bailly écrit que « Toute image est une maison hantée, toute maison est hantée par les images » (éd. Seuil, « Fiction & Cie », 2020). Comme Main pour main (2018), En avant ! n'est pas un film d'Histoire mais de spectres et de hantise.
Les associations d'éducation ouvrière, les difficultés familiales et les amitiés militantes, sans oublier le train des expulsions qui se suivent et se ressemblent, ce sont là des faits consignés dans les livres et les archives. Mais il y a d'autres choses, frissonnements du sensible que l'on voit mieux une fois que l'on voit que l'on ne voit rien de ce qui a eu lieu. Déjà, il y a, imperceptible, un souffle qui ouvre dès le noir du générique-début l'espace inaugural d'une lecture ; c'est une respiration pour la narratrice et sa prise est une insufflation pour nous qui respirons mal et la recevons avec la plus grande joie de l'autre côté de l'écran. Il y a les cloches de sainte Gudule qui sonneraient presque pour l'exilé célèbre qui, au fond, ressemble à beaucoup d'autres. Sur le sommet d'une maison, sur fond d'azur il y a l'or d'une lumière particulière, comme la lanterne de Gudule que Satan éteignait et que l'Ange rallumait. Il y a aussi un attroupement dont on se demande s'il est seulement celui de touristes ou bien d'un peuple rassemblé. Il y a encore les légères hésitations du lecteur de la lettre de Karl Marx à Charles Ribeyrolles qui, mieux que toute maladresse, retiennent les aveux de l'émotion.
Et puis deux plantes, devant le cercle d'histoire locale d'Ixelles et sur le bord de la fenêtre du lecteur, l'une qu'une femme arrose en regardant le ciel et l'autre qui jouit dans l'appartement de la maigre lumière du dehors : si l'on pouvait ralentir le mouvement – l'imagement est étirement des images de et dans l'imperceptible – on les verrait certainement pousser.
Ça pousse, c'est louche. Louche de ne pas voir que les monuments de l'actuel sont les ruines tombales qui offusquent le regard. Louche qu'un film comme Le Jeune Marx (2016) de Raoul Peck, dont En avant ! représente le modeste et génial contrechamp, s'efforce de croire encore aux vieilles lunes de la «dramatoque » (Serge Daney) qui ne font rien voir sinon leur obsolescence avancée. Louche de ne pas voir, enfin, que le jeune homme de 26 ans dont la photographie ouvre le film, l'étranger au teint sombre (ses proches le surnommaient alors « le Maure »), le paria d'origine juive qui a subi l'exil réitéré dans la série des expulsions, Allemagne, France Belgique avant le dernier asile londonien, c'est le frère des clandestins et des expulsés d'aujourd'hui. C'est l'ombre vagabonde que l'on croise en bas de chez soi et qui, peut-être, porte en elle des espoirs de révolte et des disciplines militantes, des programmes révolutionnaires et des soulèvements vitaux comme l'irruption d'un volcan. Ombres passagères qui transite dans le sensible en vérifiant l'éternité immobile des idées, justice et égalité, fantôme errant entre Budapest et Saint Mandé de Madame Baurès, fugue du chemineau noir de La Route de Cayenne.
La part impersonnelle de Marx
Le communisme reste à réaliser, oui. C'est pourquoi il a de l'avenir quand l'avenir sera retrouvé contre son abrogation organisée aujourd'hui par les robots du néolibéralisme apocalyptique. En attendant, un film en atteste avec une fragilité souveraine (la fragilité est désarmante pour autant qu'elle réarme autrement, sa discipline est une hygiène au temps du coronavirus), Karl Marx est un revenant qui est redevenu possible.
Karl Marx a été une personne, une plaque commémorative en fixe la réalité historique. Mais il y a une part impersonnelle qui est la part incorporelle de l'événement dont Marx est le nom générique et à laquelle rend justice le film de Juliette Achard et Ian Menoyot. Part impersonnelle et incorporelle de l'événement, part de l'internel cher à Charles Péguy qui traverse tous les temps, l'entre-temps qui divise le maintenant en le faisant loucher.
Un spectre hante l'Europe, le monde, le Manifeste n'avait pas menti. Marx nomme une puissance générique et son génie est possiblement partout, on s'en doutait confusément, on le voit désormais. Encore fallait-il pour cela renouer avec notre enfance et loucher.
2 avril 2021