Si les adultes ont une enfance chez François Truffaut, c'est parce que l'enfant qu'ils ont été est mort, sauvagement assassiné. L'enfance est la survivance de ce qui, dans l'adulte, persiste dans l'incomplet, dans le muet et l'inachevé.
Il y a des films de François Truffaut dans lesquels les enfants montrent aux adultes la violence qu'ils ont en eux et dont ils méconnaissent l'existence. L'enfance est pour eux une sauvagerie inavouée, une lune sous laquelle hululer, la forêt où fuguer.
Délinquant ou installé, l'adulte truffaldien est le porteur d'un enfant mort qui lui a légué une enfance survivante, faite de sauvagerie et de survie. L'enfance, une survivance.
Les 400 coups et blessures
Les Quatre Cent Coups (1959) de François Truffaut. Le premier long-métrage, le premier coup qui, après quelques brouillons (les courts Une visite, Les Mistons et Une histoire d'au coréalisé avec Jean-Luc Godard), indique qu'il aura été précédé par 399 autres coups. Des coups, des bêtises de gosses bien sûr, des sales coups aussi, c'est-à-dire des blessures, des baffes mais pas que, des mots qui manquent et d'autres qui tuent. Une photographie à la Doineau signée Henri Decae, la jolie musique de Jean Constantin, la gouaille de Jean-Pierre Léaud, tout cela n'empêche pas de voir l'essentiel qui fait mal : Les Quatre Cents Coups est le film de l'ensauvagement de l'enfance. L'enfance ensauvagée survit aux enfants morts dans la sauvagerie des adultes qu'ils sont devenus.
Le film de François Truffaut décrit avec une précision documentaire, clinique, comment un enfant en a fini avec son enfance malgré lui. L'enfance morte à force d'avoir été cognée par le désamour familial, molestée par l'autoritarisme des institutions casernes, engloutie avec l'aiguillon de l'image qui donnait forme à son élan. C'est de la mort d'un désir d'enfant dont il est ici question et il n'est question de rien d'autre dans le film de François Truffaut. La dernière séquence des Quatre Cent Coups ne vend pas le triomphe de la liberté de l'enfance recommencée comme recommencent les vagues, il consigne au contraire la découverte par un enfant que son désir d'aller voir la mer pour la première fois, ce désir-là qui faisait battre son cœur avec ardeur, eh bien il est mort.
Une aphanisis, soit la disparition de l'objet-cause du désir dont Jean-Pierre Léaud rejouera l'exacte vérité dans Le Départ (1967) de Jerzy Skolimowski. L'enfant de François Truffaut ne vit qu'en survivant à la mort de ses doubles, les enfants de Roberto Rossellini.
Le dernier plan des Quatre Cents Coups vaut infiniment mieux qu'un jeu de mots aux faciles résonances psychanalytiques (la mer = la mère et les deux que lie la réciprocité de la métaphore sont mortes). Le dernier plan du premier long de François Truffaut, c'est un regard de Méduse, inoubliable, qu'accentue la combinaison du zoom et de l'arrêt sur image. Le regard médusant d'un enfant qui prend à témoin le spectateur d'un désastre qu'il n'aura pas pu empêcher. Un enfant est mort dans son désir. Son enfance ensauvagée. L'enfant est mort, son enfance lui survivra alors comme la part d'ensauvagement de l'adulte qu'il deviendra. L'adulte truffaldien est le porteur d'un enfant mort qui lui a légué une enfance survivante, faite de sauvagerie et de survie. Une survivance.
L'amour (des femmes, des livres, des films),
une délinquance
Chez François Truffaut, l'amour (des femmes, des livres, des films) est délinquance et clandestinité. Aimer c'est voler, aimer c'est fuguer, baisers volés et l'amour en fuite. La haine du cinéma de la qualité s'est nourri aussi de l'enfant abandonné, trouvé et adopté qui a identifié dans les patrons de la qualité française comme Claude Autant-Lara les gendarmes en cinéma d'une même société de caserne. Même la littérature est une question de délinquance, autrement dit de déliaison, d'interdiction et de transgression. Par exemple avec le plagiat d'un passage de La Recherche de l'Absolu de Balzac par Antoine Doinel puni par son professeur, et puis l'homme de lettres de La Peau douce (1964) qui, en dépit de toute sa veulerie, vit une liaison adultère comme un thriller hitchcockien électrisant ses conférences provinciales. Plus exemplairement encore avec les amateurs de livres en fuite de Fahrenheit 451 (1966) d'après Ray Bradbury. Les hommes-livres se cachent dans une forêt, cette forêt sera plus tard celle de l'Aveyron où survit Victor dans L'Enfant sauvage (1969), ce sera encore le caveau aux photographies de La Chambre verte (1978).
La forêt c'est le dehors où l'enfant est sorti, c'est la sylve où revenir pour y expérimenter une sauvagerie dont l'enfance a le secret, en attendant les salles de cinéma. Des chambres vertes.
Voilà donc comment s'établirait la polarisation caractérisant le cinéma de François Truffaut, clivé entre un idéal centrifuge de confort bourgeois et d'installation (dans le centre du cinéma français rêvé avec la modestie d'une ville de province, celle qui ouvre justement L'Argent de poche) et une pulsion d'ensauvagement centripète, voleuse et fugueuse (l'argent dans la poche, faire les poches, les poches trouées). Serge Daney avait bien perçu la chose à l'époque de La Femme d'à côté (1981) quand il avait parlé à son propos d'un syndrome Docteur Jekyll/Mister Hyde. C'est pourquoi les meilleurs films de François Truffaut sont ceux où les enfants rappellent aux adultes la violence qu'ils ont en eux mais méconnaissent, où l'enfance est pour eux une sauvagerie inavouée.
L'Enfant sauvage
ou le paradis perdu
L'Enfant sauvage (1969), c'est l'un des plus beaux films de François Truffaut. La pédagogie s'y impose avec une nécessité qui ne se départit jamais d'une violence nécessaire. On ne devient pas un homme, on le devient avait prévenu Érasme qui a soumis le programme de l'humanisme aux corrections de son orthopédie. Le docteur Jean Itard est un humaniste, un homme des Lumières, sûrement un lecteur avisé de l'Émile (1762) de Jean-Jacques Rousseau, le scientifique qui, en 1798, accueille avec le sauvageon trouvé par hasard dans une forêt et qu'il prénomme Victor l'occasion d'une possibilité d'une pédagogie expérimentale. L'enfant qui a une petite dizaine d'années est le sujet rétif d'une socialisation à marche forcée et chaque pas est un progrès arraché au désastre de son abandon probable par des parents ayant tenté de l'égorger. Un progrès notamment marqué par le concerto pour mandoline de Vivaldi. C'est alors un miracle si le garçon a survécu aussi longtemps, et seul de surcroît. C'en est un être quand ses progrès lui permettent de jouir des bienfaits d'une société à laquelle il aura été arraché, vêtements et lit, nourriture et protection, un toit qui le protège et des adultes qui prennent soin de lui. Dix ans après, la Révolution poursuivrait le programme humaniste en sauvant les enfants accidentés de défauts et débilités moins naturels que contingents.
Pourtant, L'Enfant sauvage enregistre avec une sécheresse dévolue à l'observation empirique et l'enregistrement des faits, par une sorte de factualité pure de tout sentimentalisme, que si le mal a été fait, le bien ne se fait pas sans mal. On remarque alors que ce film, dont la photographie a parfois une matité straubienne, inspirera à l'évidence Elephant Man (1980) de David Lynch.
On peut voir dans L'Enfant sauvage un documentaire sur la manière, rude et sévère, avec laquelle François Truffaut aura dirigé Jean-Pierre Cargol, un acteur non professionnel découvert par Jean-François Stévenin dans un camp de gitans (le garçon qui est le neveu de Manitas de Platas deviendra à son tour guitariste flamenco). On peut y voir aussi un rapport plus général à ses enfants de cinéma, et déjà Jean-Pierre Léaud à qui le film est dédié. On peut y percevoir encore un rapport d'homologie entre Victor et François Truffaut comme entre Jean Itard et André Bazin, soit une histoire d'adoption et de pédagogie (par la critique de cinéma et le désir de passer à la réalisation contre les barons de la tradition). L'Enfant sauvage a également pour contexte le moment émeutier de Mai 68 durant lequel la jeunesse a notamment exigé une refonte moins autoritaire que libertaire des institutions de l'éducation, du savoir et de sa transmission. Et le film y répond par une sorte de double aporie qui, à distance, est une critique de l'Émile de Rousseau tout en anticipant, par certains aspects, les inflexions anti-autoritaires de Émile perverti (1974) de René Schérer.
En effet, le film ne raconte pas la victoire de l'éducation sur la sauvagerie du sauvageon, en cela il se distingue de Miracle en Alabama (1962) d'Arthur Penn. L'Enfant sauvage noue trois histoires, celle d'un sauvageon qui a perdu le paradis en ayant été exfiltré de la forêt de sa sauvagerie, celle d'un garçon dont la socialisation ne lui redonnera jamais ce dont il a été privé (le langage), et celle d'un pédagogue qui a perdu la tendresse de son élève à force de vouloir à tout prix l'élever à hauteur de l'humanité à laquelle il doit forcément se plier.
L'Enfant sauvage donne visage au petit d'homme qui n'accédera jamais pleinement à notre humanité. Il est l'enfant abandonné que le pédagogue spontané qu'il y a dans tout adulte réprime en lui, mais qui insiste avec son enfance, la survivance de sa sauvagerie.
Quand Victor fugue en retournant dans la forêt des origines, c'est pour sentir qu'il n'en fait plus partie, il échoue à monter dans l'arbre, la ruse et l'agilité sont des trésors perdus. Et quand Victor revient, c'est par nécessité, non par tendresse dont les gestes vont à la gouvernante, non à Itard. Le pédagogue y pense alors comme un repentir, prouvant que l'enfant est doté d'un sens moral mais en le blessant par injustice alors qu'il avait réussi l'exercice, comprenant également que le temps de la survie était aussi, bien que cela semble paradoxal, celui d'une innocence, autrement dit encore d'un bonheur. Victor est au fond victime de deux crimes, l'abandon familial et l'éducation butée dont le programme restera inachevé. Victor hululant sous la lune ou la pluie vit entre deux mondes, ni dans la forêt ni dans la maison : un enfant-loup. L'enfant sauvage est un petit d'homme qui restera à jamais sur le seuil de l'humanité. Et c'est comme s'il le savait en jetant comme un regard de défi à Itard dans le dernier plan, autre plan médusant.
L'humanité n'est pas donnée, elle n'est pas un donné, elle s'apprend et s'inculque, c'est une incorporation réitérée jusque dans la mort et si l'apprentissage, qui est nécessairement et toujours une violence à notre bêtise tarde trop, ce tardif devient un trop tard. Ce que ne voit pas le docteur Itard, ce que le pédagogue rompu aux sévérités de l'humanisme ne peut pas voir, c'est que Victor est un petit d'homme endommagé et le mal est irréparable. Itard a certes compris ce que n'a pas compris Pinel, à savoir que Victor n'est pas un enfant affaibli parce qu'il serait un sourd-muet. Mais cette compréhension est insuffisante. Ce qu'il ne voit pas davantage, c'est que la seule chose qu'il aurait pu partager avec l'enfant sauvage, c'est de la tendresse et rien d'autre. Le dernier plan du film témoigne comme une gifle que la pédagogie en aura mutilée l'ébauche. Dans l'intervalle, Itard n'aura pas vu non plus le dessin en forme de spirale tracé par Victor sans référent à imiter (c'est le seul acte de Victor avec la création du porte-craie accompli sans modèle mimétique), au sens où il n'aura pas saisi que ce dessin montre l'énigme existentielle d'une boucle impossible à refermer dans le cercle pédagogique.
La fermeture à l'iris n'est pas un truc, mais le rappel que le cinéma muet est l'enfance du cinéma parlant, aussi sa blessure, son inachèvement continué. Jean Dasté ne revient pas pour rien de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo. François Truffaut est l'enfant de cinéma se sachant porteur de celui qui l'a précédé, l'enfant fauché si jeune sur le seuil entre le muet et le parlant. L'Enfant sauvage ne promet aucun progrès, il atteste que le mal qui a été fait est irréparable, l'étant davantage encore dans le volontarisme forcé des pédagogues.
L'Argent de poche
ou l'enfant entre deux inimaginables
L'Argent de poche (1976), c'est délibérément un film mineur, mais aussi le plus militant de son auteur. C'est l'époque où François Truffaut est missionné par l'UNESCO pour être l'ambassadeur d'une cause nouvelle, celle des droits de l'enfant. C'est à ce titre qu'il s'autorise une séquence exceptionnelle à la fin de son film, celle où l'instituteur interprété par Jean-François Stévenin adresse aux élèves d'une école de Thiers un discours adulte et d'adulte. L'adresse qui fait entendre la nécessité de la rue pour réformer ce qui demeure inerte dans les bureaux ajoute au discours militant la cause des enfants qui constitue le hors-champ de l'action politique. On pensera un peu au discours final d'un autre instituteur, celui joué par Charles Laughton dans Vivre libre (1943) de Jean Renoir. On pense à Renoir aussi pour l'égalité de traitement des personnages, qui font histoire seulement parce qu'ils entrent en relation, des appartements à la cour intérieur de l'immeuble, des salles de la classe à la cour de récréation en passant par le cinéma. Un monde qui est celui des adultes et des enfants en occupant un étage intérieur mais pas inférieur, l'étage où ils miment les adultes qu'ils ne sont pas encore en figurant notre part d'incomplétude et d'inachèvement, part brouillonne et mal formée, part sauvage et maudite.
Le réalisateur sourd de La Nuit américaine (1973), le père paralysé et le mime sifflant à la place de parler de L'Argent de poche, l'amante sourde-muette de L'Homme qui aimait les femmes (1977) et le garçon muet de La Chambre verte, et les maquettes professionnelles de L'Homme qui aimait les femmes et La Femme d'à côté : être humain c'est être incomplet, l'adulte amoindri par l'enfant perdu.
Le film de François Truffaut est l'œuvre mineure dédiée aux mineurs en leur souhaitant, comme l'a répété René Schérer après Charles Fourier, d'aller vers une enfance majeure. Il se dote cependant d'une double polarité qui désigne la zone critique où se jouent à la fois sa légèreté et sa gravité. Le petit enfant prénommé Grégory incarne la légèreté, tombant du haut d'un HLM sans se blesser. C'est un miracle qui n'existe qu'au cinéma, un miracle que seul le cinéma autorise et le cinéphile s'en autorise d'autant plus qu'il organise son suspense en se souvenant qu'Alfred Hitchcock avait retenu des leçons de mise en scène qui sont des leçons de morale après s'être autorisé, dans Sabotage (1936), à faire mourir dans un tramway un enfant portant sans le savoir une bombe cachée dans une boîte de pellicule. Le cinéma de fiction ne peut décemment faire mourir un enfant, il peut encore moins jouer du suspense avec la mort d'un enfant. Le suspense ne s'autorise alors que d'un miracle qui distingue le cinéma de fiction de la réalité.
L'inimaginable arrive pour le spectateur qui craignait le pire, qui peut si facilement arriver comme au début d'Antichrist (2009) de Lars von Trier. L'inimaginable est le miracle qui connaît cependant son envers, dialectiquement. Grégory a pour double Julien Leclou. Le gamin présenté comme un cas social, celui qui passe entre les mains de l'institution et des mailles des relations de camaraderie, le garçon qui est toujours dehors et qui fait son butin des objets perdus à la fête foraine, c'est l'enfant battu que personne n'aura perçu comme tel, de ses copains à leurs parents, des gardiens de l'institution aux spectateurs. Julien Leclou est comme la lettre volée d'Edgar Allan Poe, il est l'enfant battu devant nos yeux et nous n'avions rien vu. Et quand il faut voir, c'est trop tard, le mal est fait, la société fait une fanfare de son retard sur le cas monté en fait divers, police, justice, médias, une foule quasi-lyncheuse. Les parents maltraitants, mère et grand-mère, sont chassés comme des sorcières alors que la pauvreté est une maltraitance qui, si elle ne justifie rien, participe amplifier les violences. La société fait grand bruit des malheurs dont elles dénie la responsabilité.
Julien Leclou est dehors comme l'indique la racine commune des mots forain et forêt. Il est un autre ensauvagé, entre Antoine Doinel et Victor de la forêt de l'Aveyron. D'un inimaginable (la chute de l'enfant miraculé) l'autre (l'enfant battu que nous n'avions pas vu), François Truffaut montre ce qu'il peut et ne peut pas. La puissance du cinéma a pour fond l'impuissance devant l'existence des enfants violentés, et dont la réalité réitère que l'adulte qu'il est devenu n'a d'enfance que pour lui rappeler que le mal a été fait. L'enfance est la survivance sauvage d'un achèvement qui ne viendra jamais pour l'adulte, même installé. L'enfance, sa part maudite.
9 août 2022