Il existe des films qui ont la grande inspiration de donner à respirer comme jamais.
Le cinéma est un monde qu'il faut incessamment déconfiner et c'est bien ce à quoi Jacques Rozier aura travaillé avec un sens inné de la fantaisie, qui est celui d'une liberté hasardée comme une école buissonnière pour Robinson d'occasion et amateurs des arts flibustiers.
Car il n'y a d'aventure que dans l'errance et l'improvisation dont la visée est une gaîté émancipée de toute prévision.
Premières classes et écoles buissonnières
Jacques Rozier n'a jamais manqué d'air en offrant au cinéma français le don de nouvelles aérations. Ce titi des Batignolles intègre la cinquième promotion de la jeune école de l'IDHEC en 1948, il a alors 22 ans. Son film de fin d'études est une première dérive provençale et hasardeuse intitulée, Une épine au pied (1947), qui est le brouillon de ce qui sera son premier court-métrage, Rentrée des classes (1955). Entre-temps, il intègre l'ORTF en tant qu'assistant des pionniers de la dramatique comme Marcel Bluwal et Claude Loursais. Jacques Rozier est un technicien qui fait ses classes à la télévision tout en ayant la chance de faire un stage sur le tournage de French Cancan (1955) de Jean Renoir. Il y découvre que la plus grande liberté de ton ne naît que dans l'affranchissement des contraintes que l'on s'est données. L'apprentissage est une dialectique des hasards et des nécessités.
Avec Jean Vigo, Jean Renoir est un maître pour le jeune cinéphile désireux de sauter le pas de la réalisation. D'autant plus qu'à l'exception de quelques singularités marginales comme Sacha Guitry, Jean Cocteau et Jacques Tati, le cinéma français d'alors est frileux et sclérosé, confiné dans un corporatisme et une tradition de la qualité dont l'académisme sent particulièrement le renfermé.
Avec l'argent gagné sur les plateaux de télévision, Jacques Rozier retourne dans le Var, à Correns, pour y tourner son premier court, Rentrée des classes. Ce coup d'essai est d'emblée un coup de maître, au carrefour rêvé de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo et Partie de campagne (1936) de Jean Renoir. L'enfance s'y montre rétive à la domestication scolaire et disposée aux dérives natatoires et bucoliques, au diapason des inflexions mozartiennes d'un ruisseau qui est une tonalisation de l'être. Le retour à l'école invite à la panique que provoque la couleuvre, premier animal d'un bestiaire qui inclura guêpes et anguilles, congres et barracudas. Tourné sans autorisation et au fil de l'eau, ce film d'enfance, d'eau et de soleil est un poème joyeusement païen raccord avec les premiers barbotages et clapotis de la Nouvelle Vague.
Jacques Rozier réédite
l'exploit avec Blue Jeans (1958), un second court tourné du côté d'Antibes et Cannes qui s'inspire de l'inaugural À
propos de
Nice (1929) de Jean Vigo, mais avec en appui les acquis du néoréalisme. Les enfants ont grandi, ils sont devenus de jeunes dragueurs qui tentent avec plus ou moins de bonheur de
« lever » les filles sur les promenades. Le tournage dans les rues avec les moyens du bord et des acteurs non professionnels est un exemple de fraîcheur qui ne manque pas de
piquant ; c'est-à-dire qu'il n'oublie pas que la comédie des séductions malhabiles est un traité cruel des bêtises d'une virilité mal dégrossie. Car il y a des hiérarchies et les
propriétaires de voitures s'en sortent mieux que les matamores des vespas, tandis que d'autres n'ont rien que leurs yeux pour pleurer en contemplant, envieux, les accomplissements tout à fait
relatifs de leurs rivaux. Vespa signifie guêpe en italien mais, pour leurs conducteurs, c'est le bourdon qui les attend.
Là encore, Jacques Rozier anticipe de beaucoup l'avènement du nouveau cinéma, la frivolité des héros de Claude Chabrol et Jean-Luc Godard, Les Dragueurs (1959) de Jean-Pierre Mocky, les premiers films de Jean Eustache comme Les Mauvaises fréquentations (1964) et Le Père Noël a les yeux bleus (1967). Contemporain d'un autre franc-tireur irréductible qu'est Jean-Daniel Pollet, auteur d'un tour aussi remarquable court-métrage intitulé Pourvu qu'on ait l'ivresse (1958), Jacques Rozier est un ethnographe du contemporain qui documente les bouillonnements de la jeunesse, y compris dans ses piétinements et ses frustrations. Il est aussi un libertaire ventilant son idée d'une modernité populaire dans une industrie cinématographique plus compartimentée qu'un train Corail.
Du côté de Robinson
1959, la Nouvelle Vague triomphe, d'abord avec les deux premiers films de Claude Chabrol, Le Beau Serge (1957) et Les Cousins (1958), ensuite avec Les 400 coups de François Truffaut et À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Ce dernier a l'amitié de faire que d'autres profitent de la brèche ouverte. Il présente alors son producteur, Georges de Beauregard, à Jaques Demy et Jacques Rozier. Avec le premier, il produit Lola (1960) et, pour le second, Adieu Philippine (1962). Si la Nouvelle Vague n'a jamais écrit son manifeste, c'est parce qu'elle a préféré le filmer, et elle l'a filmé deux fois avec les premiers longs-métrages respectifs de Jean-Luc Godard et Jacques Rozier. Leur point commun est par ailleurs de proposer aussi deux variations de Moi, un Noir (1958) de Jean Rouch.
D'un côté, Adieu Philippine prolonge à l'évidence Blue Jeans, c'est une nouvelle histoire de jeunes gens et de sentiments naissants et ébauchés avec timidité et maladresse, mais aussi avec vivacité. Jacques Rozier y injecte des éléments personnels (Michel est assistant à la télévision), tout en décidant de repartir une nouvelle fois vers le sud (si la première partie est parisienne, la seconde divague en Corse). De l'autre, ce film qui pétille à chaque instant de liberté (le montage est extraordinaire, c'est une pochette-surprise de gestes et de rires) est environné par un hors-champ terrible en ce qu'il exerce un rayonnement obscur sur les frivolités du présent. Car la Guerre d'Algérie est là, alors confinée dans l'irreprésentable et l'indicible. Toutes les manifestations de la vie moderne, télévision, publicité et Club Méditerranée, témoignent ainsi d'un activisme forcené, d'une hystérie tapageuse dont l'envers sombre est un hors-champ miné par la violence et la mort. Même un simple repas de famille arrive à faire entendre un brouhaha s'efforçant d'étouffer la parole rare de l'appelé de retour chez lui. Michel, lui, s'apprête à partir. Et, comme dans Rentrée des classes, il faut croire en la durée et lui faire confiance malgré la connerie de la sonnerie.
Le garçon qui doit éviter d'apparaître dans le champ de la caméra de la télévision lors des enregistrements en direct est aussi celui qui va au maximum différer le moment de basculer dans le hors-champ de la guerre, qui n'est plus la mort des dramatiques télé mais la vraie.
Dans l'intervalle, la guerre comme état d'exception favorise paradoxalement la situation exceptionnelle d'un trio amoureux dérogeant à la norme du choix de la vie à deux. Adieu Philippine donne ainsi raison à la valeur ludique de son titre (si l'on trouve deux amandes dans une seule coque, le premier qui dit « Adieu Philippine » a gagné). Le tournage lui-même aura été une grande aventure qui a découragé son producteur, notamment lors de la partie corse avec la perte accidentelle de la bande-son témoin. La reconstitution des dialogues et de l'ambiance s'est faite à l'auditorium, en post-synchronisation. Quand Adieu Philippine sort deux ans après son tournage, c'est donc à contretemps. Le différé aura encore changé de sens. Les adieux sont devenus entre-temps ceux de la Nouvelle Vague.
La Corse est la première île du cinéma de Jacques Rozier et il y en aura bien d'autres, Capri pour Le Parti des choses et Paparazzi (1963), la Guadeloupe et Dominique pour Les Naufragés de l'île de la Tortue (1978), l'île d'Yeu pour Maine Océan (1985) : tout un archipel pour faire que l'école buissonnière soit aussi une école flibustière. Faire que chaque film soit une robinsonnade, c'est-à-dire un naufrage réussi est ce que tolérera de moins en moins le cinéma qui est moins une machine pour voir qu'à prévoir, une industrie de programmes qui s'est accentuée avec la télévision. Jacques Rozier est dès lors aussi un insulaire pour le cinéma français. Il l'a encore prouvé avec ses trois longs-métrages suivants : Du côté d'Orouët, Les Naufragés de l'île de la Tortue et puis Maine Océan.
Du côté d'Orouët est le film de tous les contretemps mais c'est que la vérité se joue aussi en différé. Tourné en 16 mm. sur la côté vendéenne avec de tout petits moyens télévisuels, le film est achevé en 1969, montré à la Quinzaine à Cannes en 1971, à peine distribué en 1973 et gonflé en 35 mm. en 1996. Cette chronique estivale de 150 minutes semble traiter de quelques motifs rohmériens, vacances et vacations sentimentales, avec la méthode rivettienne, improvisation et fiction longue durée. Le film est le documentaire d'une expérience de jeu et de liberté que représente le tournage, dans une forme joyeuse d'indistinction, d'abolition du temps de la fiction et de celui qui a été nécessaire à sa réalisation. Il est aussi une microphysique des désirs circulant avec plus ou moins de spontanéité dans les marges du radieux été 1969. Comme avec Adieu Philippine, Jacques Rozier investit le creux des vagues d'une époque. La libération tant vantée des corps qui souffrent encore d'une injonction brouillée aux plaisirs du sexe est un programme hédoniste qui cède devant les aperçus aléatoires d'un bonheur aussi simple qu'inouï. C'est un vague désœuvrement qui fait émerger tout un milieu charnel, intermédiaire et neuf, ni amour ni amitié ni camaraderie ni sororité : un être-ensemble qui invente sa tonalité et sa forme plutôt qu'il ne répond à une norme, classique ou moderne. Du côté d'Orouët outrepasse ainsi la vacuité du temps vacancier par l'extravagance qui est extranéité, dépaysement.
Aux côtés de trois merveilleuses naïades ou ondines, Joëlle, Kareen et Caroline, Bernard Ménez expérimente pour la première fois son rôle de dadais sympathique. Quelques années plus tard, Jacques Rozier propose au vieux copain Pierre Richard d'aller se faire voir ailleurs, loin, très loin des habitudes de la comédie française dont il est l'un des étalons. Le dépaysement le concerne aussi. Cela donne Les Naufragés de l'île de la Tortue, un film en forme d'expérimentation originale et bancale de vacances organisées pour justement empêcher qu'elles le soient. L'industrie du tourisme et de l'exotisme administrés démontre qu'elle a des traditions coloniales autrement mieux conservées que la littérature d'aventure.
Le naufrage y est alors assumé jusque dans une improvisation qui s'effiloche dans les eaux caribéennes séparant la Guadeloupe française de la Dominique anglaise, nouveaux Charyde et Scylla. Pierre Richard saute à l'eau quand son double rondouillard interprété par Jacques Villeret apparaît comme le meilleur ami que l'on puisse imaginer, débonnaire comme la bonne pâte à crêpes des vacances vendéennes du côté d'Orouët, nouveaux Don Quichotte et Sancho Pança. Avec plus de vingt ans d'avance, Jacques Rozier voit avec une étonnante lucidité comment la bêtise gestionnaire des industries de l'exotisme vacancier débouchera bientôt sur l'obscénité des émissions de téléréalité du genre de Koh-Lanta. Son film, trop éloigné des balises de la comédie d'ici, n'obtiendra évidemment jamais le succès des Bronzés (1978) de Patrice Leconte qui ajointe à la publicité le cynisme des blasés.
Finalement, le seul film du cinéaste qui a rencontré son public est Maine Océan, l'autre chef-d'œuvre avec Adieu Philippine. Jacques Rozier retourne alors en Vendée, sur l'île d'Yeu désormais. Mais ce retour est une proposition originale, plus renoirienne que jamais, avec la composition d'une troupe brinquebalante, chamarrée et désamarrée, commedia dell'arte en diable. On y trouve deux contrôleurs SNCF (Bernard Ménez et Luis Rego, découvert avec les Charlots) à l'anglais si approximatif qu'il pourrait s'apparenter aux onomatopées des cartoons, une chanteuse et danseuse brésilienne qui a pris le train Corail « Maine Océan » sans être dans les clous du compostage de billet, une avocate fantasque (Lydia Feld) qui sauve cette dernière de l'imbroglio avant de s'embarquer pour l'île d'Yeu et y défendre le cas de l'improbable marin Marcel Petitgas (Yves Afonso). Et un imprésario espagnol qui rappelle le producteur italien d'Adieu Philippine. La veine brésilienne était déjà au présent au début des Naufragés de l'île de la Tortue, elle s'amplifie avec la samba de Maine Océan.
La joyeuse bande est une machine à fictions et frictions qui s'invente ses propres règles, y compris sa propre langue (avec l'argoteur Petitgas) en balançant les normes par-dessus bord, SNCF ou tribunal. La scène de procès est la plus drôle de tout le cinéma français avec celle d'Assassins et voleurs (1957) de Sacha Guitry avec Darry Cowl. La samba dans laquelle est embarquée la troupe est si formidable qu'on la rêve interminable. Quant au retour à la terre ferme, une véritable épopée en soi et l'une des plus belles marches de tout le cinéma, il y faut toute la durée nécessaire pour voir refluer le bonheur d'avoir été ensemble le temps d'une occasion unique, sans préparation ni répétition.
Si les années 80 sont des « années d'hiver » comme le disait alors Félix Guattari, elles auront été secouées par Maine Océan et Double Messieurs (1986) du copain Jean-François Stévenin, l'assistant de Jacques Rozier à l'époque de Du côté d'Orouët. Le temps des deux films, Yves Afonso, longtemps relégué en second couteau pour Jean-Paul Belmondo, est le meilleur acteur du monde.
La martingale des films
L'archipel des Philippines, ce sont aussi pour Jacques Rozier tous les films tournés pour la télévision quand a manqué l'argent du cinéma, qui n'a pas toujours nourri son homme, loin s'en faut. On y trouve toutefois quelques pépites, et trop rarement montrées : C'est dans le vent (1962) qui s'intéresse à la mode avec l'ironie de la Nouvelle Vague ; Roméos et Jupettes (1966) en essai de comédie musicale avec un inconnu nommé Pierre Richard (que l'on retrouvera dans Les Naufragés de l'île de la Tortue) ; Marketing Mix (1978) qui moque les nouvelles imbécillités mercantilistes ; Oh, oh, oh, jolie tournée (1984) dédié à la carrière de chanteur de gala de Bernard Ménez (découvert par Jacques Rozier pour Du côté d'Orouët et de retour dans Maine Océan). On ne s'étonnera pas d'un portrait de Jean Vigo pour la série Cinéastes de notre temps en 1964. On serait plus étonné du goût pour la musique baroque et Lully illustré par L'Opéra du roi (1989) et Revenez, plaisirs exilés (1991) mais l'insolite est ce qui chez lui dame le pion aux facilités du naturalisme.
Une autre petite paire de chefs-d'œuvre, c'est Paparazzi et Le Parti des choses tournés dans les parages du Mépris (1963) de Jean-Luc Godard. Le second film est dédié à la modernité de la méthode godardienne, ouverte aux aléas en dépit des lourdeurs de la coproduction. Le premier croque avec malice l'essaim des paparazzis qui bourdonnent, gênent et piquent comme les guêpes d'Adieu Philippine. Les photographes s'y montrent en frangins des dragueurs de Blue Jeans montés sur leur vespa, autre guêpe, et eux aussi se prennent de formidables râteaux mais cette fois-ci de la part de la vedette Brigitte Bardot.
On se réjouit encore de l'existence de deux lettres vidéo, grinçantes et rigolotes sur ses déboires de cinéaste et l'étroitesse d'esprit du cinéma français : Lettre de la Sierra Morena (1983) avec son duo cervantin (Fabrice Lucchini en Don Quichotte et Maurice Risch en Sancho Pança) et Comment devenir cinéaste sans se prendre la tête (1995) avec Jean-Christophe Averty rencontré naguère sur les plateaux de l'ORTF. On pleure encore sur le projet inachevé Nono Nénesse (1975) co-réalisé avec le copain Pascal Thomas et, dans le rôles des gros nourrissons perchés sur leur chaise de bébé, Maurice Risch et Jacques Villeret en souvenir des bons petits diables du burlesque, Laurel & Hardy.
Le dernier long-métrage de Jacques Rozier, Fifi Martingale (2001), est aussi son plus malheureux. En 1997, le cinéaste repart enfin à l'abordage avec l'idée d'un film sur le théâtre et Bernard Tapie en vedette américaine. Ce dernier ne comprend rien de rien à la fantaisie de sa méthode ouverte et ludique. Le tournage est alors interrompu, puis repris avec des acteurs amis, Lydia Feld et Yves Afonso, et un nouveau venu qui est un visage familier de la comédie franchouillarde, Jean Lefebvre. Les répétitions bordéliques d'un texte repris et corrigé, une version critique de L'École des femmes de la part d'un auteur surpris d'avoir reçu un Molière, vont jusqu'à se déverser dans le casino d'Enghien-les-Bains, autre Radeau de la Méduse. Montré à la Mostra de Venise, Fifi Martingale décontenance des critiques qui n'y retrouvent pas les embruns et humeurs marines des films précédents. Le film n'a jamais été distribué, seulement montré en catimini par Canal+. Cet ultime long-métrage reste évidemment à redécouvrir même si son auteur rêvait d'en refaire le montage. Depuis, les rétrospectives ont célébré un génie fragilisé dans son existence, victime les dernières années de problèmes de logement. Le destin de Jacques Rozier aura été de nomadiser.
Martingale, le mot ne serait pas anodin. Jouer la martingale est un coup consistant à doubler la mise que l'on a perdue lors du coup précédent. La martingale qualifie également en mathématiques une séquence de variables aléatoires, autrement dit un processus stochastique. La plus grande martingale de Jacques Rozier serait d'avoir souvent perdu en jouant ses films, mais c'était une feinte, on n'avait en rien compris la stratégie, les variables aléatoires ont fonctionné. Aujourd'hui, c'est clair comme de l'eau de roche : Jacques Rozier a gagné, reconnu en l'égal des meilleurs disciples de Renoir et Vigo comme Jean-Luc Godard. Le cinéma, lui, a perdu un poumon. Il va donc lui falloir à réapprendre à respirer.
7 juin 2023