Honorer la commande aura pour Jean-Luc Godard toujours consisté à trahir le commandement qu'elle impose. La trahison serait ainsi la meilleure réponse à apporter aux commanditaires dès lors que la demande relaie un commandement invitant l'un des cinéastes les plus libertaires qui soient à répondre à l'obéissance requise par la désobéissance intempestive. Honorer la commande serait en effet un déshonneur pour qui sait comme l’artiste ayant refusé l’ordre national du Mérite (le second ordre national après la Légion d’honneur) qu'il n'y a aucun honneur à obéir (comme il l’a lui-même expliqué en 2006 : « Je n’ai aucun mérite, et je n’ai d’ordre à recevoir de personne. »). Au projet de film imaginé dans le cadre de la commande et des attentes qui demandent à être à satisfaites, Jean-Luc Godard aura donc plus d'une fois répondu par une contre-proposition, par la contre-projection du film qu'on n'aurait pas vu venir – du film que personne ou alors pas grand monde n'attendait. Comme le contrechamp devrait moins compléter mimétiquement le champ qu'il aurait un plus grand intérêt à le contrarier, le prendre à revers ou le contredire dialectiquement (c'est l'enjeu circonstancié d'une leçon de cinéma donnée par Jean-Luc Godard lui-même aux étudiants de Sarajevo dans Notre musique en 2004). En lieu et place du programme prévu, le cinéaste propose donc l'imprévisible montage de choses qu’il lui faut repriser après avoir été remisées (au placard) – des choses maudites parce que mal dites, des choses mal vues parce que déconsidérées, des choses mal entendues comme de bien entendu.
Et c'est ainsi qu’est fondée l’honneur de l'artiste de cinéma qui, invité à satisfaire une commande par exemple télévisuelle, se soustrait au double déshonneur d'une immobilisation imposée par la mire (si l'on y entend aussi une cible servant à flinguer à vue) et d’une incarcération exigée par la grille (si l'on y comprend littéralement les barreaux d'une prison).
Avec le retour au cinéma de fiction (et plus d’une fois de figuration par les stars) amorcé en 1979 avec Sauve qui peut (la vie), et plus encore à partir du milieu des années 1980 où la créativité est aussi prolifique que tous azimuts, Jean-Luc Godard va répondre à de multiples commanditaires, très souvent d’ailleurs à l’aide de la vidéo afin d’accumuler des ressources pour préparer et prolonger l’immense chantier dédaléen des Histoire(s) du cinéma (1988-1998). Les sollicitations peuvent venir directement du cinéma (c'est le cas des films courts comme Armide en 1987, L'Enfance de l'art en 1992 et Les Enfants jouent à la Russie en 1993, c'est le cas encore de longs-métrages tels Détective en 1985 offert à Alain Sarde pour assurer les finitions de Je vous salue Marie tourné en 1984 ou King Lear commandé en 1987 par la Cannon Group qui voulait alors se payer un nom prestigieux). D’autres invitations peuvent également provenir de cette sphère audiovisuelle au sens plus large du terme pour laquelle le cinéma ne représente alors plus qu'une simple région annexe – autrement dit un domaine annexé par l’impérialisme de la télévision dès lors considérée comme une force coloniale d’occupation. On évoquera à ce propos le génial Changer d'image – Lettre à la bien-aimée (1981) commandé par la télévision publique à l'occasion de l'arrivée des socialistes au pouvoir. Le film en question est en dix minutes exemplaire de la position d'un cinéaste pour Marie-José Mondzain qui passe une bonne partie du film à expliquer justement pour quelles raisons, malgré la torture (mise en scène avec une auto-ironie mémorable), il n'honorera pas la commande puisque l’honorer obligerait à accepter le déshonneur de la collaboration avec l’occupant. On citera également plusieurs séries de spots publicitaires pour les stylistes Marithé et François Girbaud (Closed en 1987, On s'est tous défilé en 1988 et Métamorphojean en 1990), Puissance de la parole (1988) pour France Télécom (considéré par Luc Moullet comme l’un des chefs-d’œuvre absolus de son auteur), Le Dernier mot (1988) pour Le Figaro littéraire, Le Rapport Darty (1989), Parisienne People (1990) pour une marque de cigarettes ou encore le clip Plus Oh ! (1996) commandé France Gall (et puis Pue Lulla en 1990, une publicité de 45 secondes pour Nike dont plus aucune trace ne subsisterait). Et, à l'exception notable du couple Girbaud, tous les commanditaires se sentiront floués par le flou des réponses bricolées dans une stratégie qui ne devra cependant pas se réduire à un simple et cynique « take the money and run ». Même si la question de l'argent demeure décisive, en imposant concrètement à l’artiste libertaire qui veut répondre sans se défausser de ses responsabilités de trahir la commande en rendant à ses commanditaires la monnaie de leur pièce.
Et puis, tourné en février 1986 et diffusé le 24 mai, c'est Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma, l'adaptation souverainement trahie d'un polar de l'écrivain anglais James Hadley Chase (The Soft Center publié en français sous le titre de Chantons en chœur ! en 1964). Il s’agit en fait du 21ème épisode sur un total de 37 téléfilms appartenant à une collection intitulée Série noire, initiée à destination de la chaîne TF1 entre 1984 et 1989 par le producteur Pierre Grimblat et sa société Hamster Productions en s’appuyant sur la fameuse collection policière en noir et jaune lancée par Marcel Duhamel pour les éditions Gallimard en 1945. On fera en passant remarquer que l'auteur de Pas d'orchidées pour miss Blandish (1939) et Eve (1945), respectivement adaptés au cinéma par Joseph Losey et Robert Aldrich, venait de décéder en Suisse tout juste un an avant que Jean-Luc Godard ne soit invité par Pierre Grimblat à une adaptation fameuse en ce qu'elle n'aura précisément pas eu lieu et – trahison de la trahison – ce film diffusé une seule et unique fois à la télévision le 24 mai 1986 sera plus tard distribué en VHS avec le titre français du roman de James Hadley Chase (Chantons en chœur sera plus classiquement adapté dans la même collection Série noire par Maurice Dugowson en 1987 comme s’il s’agissait avec ce 27ème téléfilm de la série de réparer l’accident industriel que serait le film de Jean-Luc Godard, dont on rappellera opportunément ici le titre intégral, probablement le plus long et provocateur de toute l’œuvre godardienne : Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma révélées par la recherche des acteurs dans un film de télévision publique d'après un vieux roman de J. H. Chase). On notera encore que l'adaptation qui n'aura pas lieu l'aura été par celui qui aura fait une entrée en cinéma fracassante avec un premier long-métrage, À bout de souffle (1959), qui reprend très exactement la trame de la plupart des romans de cet auteur – comme du polar en général (un homme sans le sou qui tente un coup, un meurtre qui contrariera ses projets, une femme qui le trahira, la mort assurée au bout du chemin). Et puis Alphaville. Une étrange aventure de Lemmy Caution (1965) d’après Peter Cheyney, Pierrot le fou (1965) d’après Lionel White, Made in USA (1966) d’après Richard Stark, jusqu’à Détective, sont peu ou prou des polars mais ils sont aussi bien autre chose – par exemple des documents sur la glaciation polaire du monde sensible. Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma ne s'en cachera d'ailleurs pas, en posant frontalement qu'au principe de l'adaptation commandée mais qui ne sera pas honorée, qu'au bout du film dans le film où la possibilité de l'un engage l'impossibilité de l'autre (Jean-Luc Godard est impossible, qui fait en effet son film en racontant l’histoire de l’adaptation commandée pour ne pas être honorée), il y a cependant toujours moyen de raconter une autre histoire qui, au demeurant, est toujours une histoire criminelle. L'histoire d'un crime avec de l'argent sale et à la fin un cadavre : le cadavre du cinéma mort à crédit, liquidé par la télévision (et la cessation de paiement d'un commerce, par exemple les boutiques de Marithé et François Girbaud en 2013, appelle effectivement une liquidation judiciaire).
Comme le dit expressément le réalisateur Gaspard Bazin (Jean-Pierre Léaud, de retour depuis Détective) à qui son producteur Jean Almereyda (Jean-Pierre Mocky, déjà croisé dans Prénom Carmen en 1983) a commandé une adaptation du polar de James Hadley Chase afin de blanchir une somme d’argent aux noires origines, « ceux qui disent aimer les romans policiers parce que c’est vite lu et oublié aussi tôt ne pourraient pas vivre sans, alors qu’ils peuvent vivre sans les grands classiques ». Voilà présentement un sens donné à la liquidation, celui d’une amnésie redoublée : l’industrie culturelle commande en effet aux lecteurs d’oublier les petits livres lus comme d’oublier les grands qui ne l’auront pas été.
Rendre des comptes
(plus d'une comptabilité)
Son titre explicitement brechtien y invite, Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma racontera une sombre affaire de comptabilité. Sombre parce qu’elle est comme on va le voir multiple et divisée. Jean-Luc Godard n’aura évidemment pas oublié que Grandeur et décadence de la ville Mahagonny (1930), l’opéra de Bertolt Brecht et Kurt Weill, raconte l’édification en plein milieu du désert étasunien d’une ville par trois bandits inspirés à ce qu’elle serve, avec ses bars à whisky et ses prostituées qui chantent à tue-tête Alabama Song, à y piéger pour les détrousser tous les chercheurs d’or de la région (cette cité dans le désert, on la connaît, on la reconnaît, c'est dans le Nevada Las Vegas filmé par Martin Scorsese dans Casino en 1995). Une affiche de La Ruée vers l’or (1925) de Charlie Chaplin insisterait d’ailleurs au rapprochement, en même temps que la version burlesque de l’exécrable soif de l’or vilipendée par Virgile dans l’Énéide (« Auri sacra fames ! », III, 57) et avant lui par Aristote sous le terme de chrématistique trouverait encore à s’incarner, du génie chaplinesque au théâtre épique, dans la fougue éclatante et disjonctive d’un Jean-Pierre Léaud moustachu comme le chat de Lewis Carroll. Mais si l’acteur s’impose comme une figure privilégiée du burlesque, ange gardien et corps conducteur d’un comique incarné dont le secret paraît n’avoir plus guère de dépositaire désormais (une autre affiche rappelle Jour de fête de Jacques Tati en 1949, un ouvrage sur une pile mentionne le nom de Jerry Lewis), il s’expose aussi comme l’un des acteurs fétiches de la Nouvelle Vague, inventé par François Truffaut avec Les 400 coups (1959) pour lui être disputé ensuite par Jean-Luc Godard, notamment lors de la brouille épique à l’époque de La Nuit américaine (1973). Beaucoup l’auront alors remarqué, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma pourrait franchement valoir pour Jean-Luc Godard ce que La Chambre verte (1978) adapté de trois récits de Henry James aura représenté pour François Truffaut. À savoir un caveau dédié au souvenir des amis partis, un temple à la mémoire des chers disparus sans lesquels il n’y aurait pas de vie vraiment vécue. Il serait encore temps d’offrir un lieu imaginaire, une sépulture virtuelle ou fictionnelle pour les morts qu’il faudrait alors savoir protéger de la rapacité de certains vivants à vouloir les exploiter à mort ou les dépouiller jusqu’à l’oubli. Certes, l’énergie burlesque est très présente et importante à ce moment-là chez Jean-Luc Godard, dans Prénom Carmen et dans Détective, dans King Lear et surtout Soigne ta droite (1987) qui se voulait au départ être un hommage à Jacques Tati. Mais elle n’est aussi importante qu’à tempérer la solennité marmoréenne d’un avis de décès prononcé à l’égard du cinéma. Il en faut alors des corps qui bougent et surgissent, qui déboulent et roulent, tombent et se relèvent. Il en faut des gesticulations et des collisions, il en faut de la souplesse et du rythme afin que la ritournelle alors obsessionnelle de la « mort du cinéma » produise des frictions en gages d’un cinéma toujours bien vivant. Mais le cinéma vivant ne saurait l’être encore qu’à raison de se considérer comme survivant, comme une exception turbulente à la règle commandant l’incorporation mortifère dans une délétère conformation.
Et la vidéo analogique, ici comme dans les Histoire(s) du cinéma, de déposer son linge volontairement terne et sépulcral sur l’argentique condamné à moyen terme, à peine ponctuée grâce aux soins de Caroline Champetier de taches rouges (l’écharpe du producteur, le polo du réalisateur) comme des gouttes de sang ou des cœurs qui battent.
La vigueur de Jean-Pierre Léaud figure aussi une douleur, qui obscurcit son visage et alourdit sa voix. La douleur de l’absence de François Truffaut dont la mort en octobre 1984 pèse aussi sur la conscience de son ancien frère ennemi qui n’aura jamais réussi à se réconcilier avec lui de leur vivant. « François est peut-être mort. Je suis peut-être vivant. Il n'y a pas de différence, n'est-ce pas ? » pourra-t-il ainsi écrire en préface à la correspondance publiée. La première comptabilité appartiendra alors à la mémoire, nominale ou non, de tous ceux qui sont tombés dans la série noire des « morts au champ d’honneur » du cinéma dont la mémoire aura été par la télévision liquidée (et l'insistance sur le cinéma français vaudrait d'ailleurs comme préfiguration de Deux fois cinquante ans de cinéma français co-réalisé avec Anne-Marie Miéville en 1995). Et cela doublement, par exploitation sans vergogne du filon et par épuisement et relégation dans l’oubli (le diffuseur en fin de chaîne de production est aussi le bailleur de fonds en début de chaîne). C’est alors tout à l’honneur de Jean-Luc Godard que d’avoir voulu privilégier davantage sur ce coup-là les acteurs (Dita Parlo, Jany Holt, Josette Day) et les producteurs (Raoul Lévy suicidé en 1966, les frères Raymond et André Hakim décédés en 1980, Georges de Beauregard décédé en septembre 1984, Jean-Pierre Rassam suicidé en 1985 – Pierre Braunberger, l’un des derniers Mohicans, mourra en 1990). À la fin du film, lorsque Jean Almereyda est retrouvé assassiné dans sa Mercedes-Benz, criblé de balles comme il aura été criblé de dettes (la métaphore est de Jean-Luc Douin : cf. Jean-Luc Godard, éd. Payot & Rivages, 1994, p. 228), s’invitera pour un ultime tour d’écrou le spectre de Gérard Lebovici assassiné en 1984 par des tueurs à gages jamais retrouvés, l'aventurier des éditions Champ libre, de la production des films de Guy Debord et du Studio Cujas qui les projetait, dont une partie après rachats successifs est devenue en 2013 la Maison de l'épargne.
Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma le manifeste très simplement, sous la forme d’un quasi huis-clos tourné dans les locaux de JLG Films avenue du Roulle à Neuilly-sur-Seine, rebaptisé pour l’occasion Albatros Films. Non seulement pour saluer en Jean-Pierre Mocky l’auteur du film libertaire L’Albatros (1971) mais pour rappeler aussi l’histoire d’Albatros, cette société de production fondée par Alexandre Kamenka et d'autres émigrés russes qui, entre 1922 et 1937, aura produit plusieurs films de Jean Epstein, Marcel L'Herbier, Jacques Feyder, René Clair, l’avant-dernier film de son catalogue étant rien moins que Les Bas-fonds (1937) de Jean Renoir en 1937 d'après Maxime Gorki. Rien n’aura été épargné au cinéma, albatros retenu captif et dont les ailes de géant l’empêchent de marcher sur les planches pourries d’un audiovisuel en train alors d’être bradé, la puissance publique promettant par surcroît la privatisation au plus offrant. Initiée par le gouvernement de cohabitation alors dirigé par Jacques Chirac, TF1 sera privatisée durant l’année séparant avril 1986 et avril 1987. La réalisation de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, si elle précède de quelques mois ce processus, le documente à sa manière, farceuse et spectrale, à la fois anticipative (la privatisation est la farce que la puissance publique se joue en se prostituant aux intérêts des capitaux privés) et rétrospective (la privatisation est une tragédie consécutive à l’accentuation des puissances d’argent dans la production des images). Du côté de l'anticipation d'ailleurs, le film n'est pas loin de frayer avec le genre à proprement parler de l'anticipation (comme c'est entre autres le cas avec Made in USA et King Lear) quand, devant une cassette vidéo diffusant l'image domestique d'un feu de cheminée qui fait sortir de ses gonds son producteur qui se demande où passent les films financés par la télévision, Gaspard Bazin s'écrit alors que les choses ont heureusement changé entre 1986 et 1989.
C’est une autre comptabilité qui consiste alors à rappeler qu’il n’y a pas de mains pures se coltinant la question de l’origine de l’argent. Ou bien alors, comme l’avait exposé Charles Péguy à l’adresse de tous les kantiens, les mains pures appartiennent à ceux qui n’ont pas de mains. L’argent est un flux qui roule et court en passant en de nombreuses mains. Détective le disait déjà : l’argent, ça va, ça vient ; plus tard encore Film socialisme (2010) : l’argent est une puissance commune qui, appartenant à tout le monde, ne devrait pas être la propriété exclusive d’une minorité. Mais si l’on remonte aux sources de cette « exécrable soif de l’or », cette chrématistique s’identifiant avec le capitalisme dans l’argent comme marchandise et équivalent général abstrait, le capital comme y insiste Karl Marx dans le Livre I du Capital (1867) charrie et sue « le sang et la boue par tous les pores ». À l’origine, le fondement – au fond, le trou par où passent les excréments. Jean Almereyda le manifestera en tics nerveux et gestes comme autant de symptômes (un chiffon à la main lui sert à nettoyer tout ce qu’il touche), il l’avouera enfin à Gaspard Bazin (ses meilleures idées lui viennent aux chiottes parce qu’il fuit de partout, et toujours davantage en vieillissant, et notamment du cul – comme le montrera audacieusement Adieu au langage en 2013, la posture de l'homme qui chie est proche de celle du penseur d'Auguste Rodin).
Iconomie politique
(de la dette et de la justice)
Le burlesque est scatophile, on le sait, et le génie godardien aussi burlesque que psychanalytique (et, sur ce plan-là, étonnamment moins freudien que guattaro-deleuzien, l’argent étant ici moins affaire de rétention et de constipation que d’écoulement et de fuite, de fluence diarrhéique). Et le génie est également socratique quand on se souvient que le réalisateur lui-même discutait avec le garçon de France tour détour deux enfants (1979), cette série d’émissions commandée par Antenne 2 et non diffusée par la chaîne, afin de l’aider à comprendre que la qualification des choses merdiques vues à la télévision ramenait sa langue de sa gorge au fond du trou de son anus. La convertibilité symbolique du déchet en richesse, allégorisée par l’âne merveilleux de Peau d’âne (1970) de Jacques Demy d’après Charles Perrault, appelle aussi une inversion en forme de réciprocité diabolique (l’enrichissement des uns, élite précieuse, induit en toute révoltante logique l’appauvrissement des autres, rebuts humains). Comme elle engage par ailleurs d’autres comptabilités, aussi plurielles que conflictuelles, qui ont fort à voir avec le cinéma, ses affaires et son économie. Son économie qui se dira alors aussi « iconomie » comme y invite Peter Szendy dans son ouvrage intitulé Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie (éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2017). D’abord en proposant de s’appuyer sur l’histoire de la frappe des monnaies pour concevoir une « double équivalence iconomique : non seulement la monnaie est à l’image de l’image, mais l’image, à son tour, est à l’image de la monnaie » (opus cité, p. 18). Pour ensuite poser que « ce sont bien toutes les images qui, avec le cinéma, sont devenues le recto et le verso monétaire qu’elles portent structurellement inscrit dans leur dos » (op. cit., p. 19). Lui-même s’y autorisant dans l’inspiration philosophique, entre autres, de Marie-José Mondzain (« (…) l’image est dans la même situation que la monnaie elle-même » in Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, éd. Seuil, 1996, p. 197) et Gilles Deleuze (« L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit » in Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 104).
C’est pourquoi la question de l’argent est si intense et déterminante dans un film de Jean-Luc Godard, et même plus encore quand son récit concerne très directement le cinéma. Et le principe de la mise en abyme révèle alors que l’envers de toute image à faire est affaire d’argent et qu’au fond les images sont toujours déjà entachées par la qualité fondamentalement excrémentielle des flux monétaires. Ce sont les chèques signés de manière obscène par le producteur Prokosch sur le dos de son assistante comme s’il la sodomisait dans Le Mépris (1963). Et ce seront également les chèques signés en ouverture de Tout va bien (1972) produit par Jean-Pierre Rassam. D’un film à l’autre, la figure du producteur est passée du stade de surmoi autoritaire au statut de grand frère victime d’une mort sociale au bénéfice des financiers (il ne restera plus au réalisateur de cinéma qu’à se reconvertir à la télévision ou bien disparaître). D’un film l’autre, la variabilité précisée des sommes indiquées en fonction des différents postes occupés dans le cadre de la réalisation d’un film témoignera également d’un matérialisme accru, soucieux de rendre compte des rapports de pouvoir au principe de la production cinématographique. La comptabilité consiste littéralement en effet à rendre des comptes, soit à être comptable. Autrement dit à être redevable et responsable : notamment des dettes contractées par les vivants à l’égard des morts ; notamment des crimes commis contre les morts par les vivants en raison du pouvoir de l’argent. C’est ainsi que toute comptabilité se doit d’être divisée pour être dialectisée, rappelée à l’ordre refoulé ou dénié de son fondamental antagonisme. C’est qu’il y a aussi des comptes et des dettes échappant à tout calcul imposé dans la programmation des produits rentables et profitables. C’est parce qu’il y a plus d’un calcul que l’on peut effectivement demander des comptes à d’irresponsables comptables et c’est parce qu’il y a de l’incalculable que l’on peut rendre des comptes – autrement dit rendre justice à l’endroit des victimes qui le sont moins qu'elles sont toujours des vaincus.
C’est pourquoi, dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, s’opposent frontalement mais didactiquement la comptabilité du comptable qui retient de la somme allouée (le brut) la part dévolue aux « charges patronales » et celle du figurant qui redistribue la somme restante (le net) en parts égales entre lui, ses enfants et ses petits-enfants. Et c’est pourquoi la comparaison des deux formes de circulation monétaire débouche dialectiquement sur le rapport symbolique d’un manque qui leur est commun : parce qu’il n’y a pas de partage égalitaire du point de vue patronal et parce qu’il n’y a pas de production supplémentaire de richesse destinée à alimenter une caisse commune (celle des cotisations sociales indûment dénommées « charges » par le représentant des intérêts patronaux). Dans l'intervalle, on apprend que les patrons se félicitent que les salariés méconnaissent le sens du rapport entre le brut et le net et on comprend qu'ils deviendront inutiles quand les salariés prendront entièrement en main la question de la production des richesses. C’est encore cette autre comptabilité compliquée par la divergence des perspectives qui appartient aux commentaires attribuées aux reproductions de tableaux du Tintoret. Il suffit de prendre ou non en compte leur titre (l’exemple de L'Origine de la Voie lactée fonctionnera d’ailleurs mieux à ce propos que celui de Vénus, Ariane et Bacchus) pour réduire le nombre de figures représentées et c’est par la négative que Gaspard Bazin veut démontrer l’impérialisme des noms sur les images (on connaît cette autre obsession godardienne, au principe de la critique de la légende photographique dans Comment ça va en 1976 comme du scénario dans Scénario du film Passion en 1982, rappelé en la circonstance à son origine historique qui est moins de voie lactée que de comptabilité mafieuse). On pourrait dans la foulée contester à Jean-Luc Godard qui s'invite dans son film afin de converser avec Jean Almereyda l'emploi péjoratif du qualificatif de pirate, associé à un réalisateur comme Roman Polanski qui venait tout juste de terminer Pirates (1986), un film aussi richement doté qu'il sera un four commercial, confondant alors la vérité anarchiste du pirate avec le côté mercenaire du corsaire missionné par les pouvoirs en place afin de tailler en pièce l'utopie alternative de la piraterie.
L’impérialisme du signifiant caractérise également la loi du père, qui permet au producteur Jean Almereyda d’avoir le nom du père de Jean Vigo, qui autorise Gaspard Bazin à voir le patronyme du père tutélaire de la bande des Cahiers du cinéma et de la Nouvelle Vague. Mais la loi du père appartient aussi aux commanditaires, aux pères sévères et persécuteurs, au surmoi obscène qui eut autrefois le visage du producteur et qui désormais s’abat d’abord et avant tout sur sa tête. L’argent à l’époque de la privatisation de la première chaîne publique de France est consacré nouveau maître aveugle et sans visage, impersonnel comme pouvait l’être Dieu au Moyen-Âge. Le néolibéralisme naissant en ce milieu des années 1980 invite en effet au nom de la coïncidence pure et parfaite de la réalité du capital avec son concept à une immense régression. Ce recul en arrière synonyme d’un nouveau Moyen-Âge (au sens d'une métaphore de l'obscurantisme qui, on le sait entre autres depuis les travaux de l'historien Jacques Le Goff, ne recoupe pas la réalité historique) expliquerait aussi la référence via le prénom du réalisateur nommé Bazin à Gaspard de la nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot (1842) d'Aloysius Bertrand. Ce recueil posthume de courts poèmes en prose publié en 1842, nourris de romantisme et préfigurant le symbolisme, réinvente en effet l’époque médiévale à l’aune d’un pittoresque fantastique ou merveilleux. Mais la citation se voit ici dialectisée parce qu’il s’agit d’une nouvelle nuit dans laquelle entre le jour, tel Rembrandt « décharné, vidé, aveuglé du jour » ainsi que l’a dit Élie Faure (l’historien de l’art le plus aimé de Jean-Luc Godard) et comme l’expose ici l’un de ses autoportraits, l'eau-forte connue sous le titre de Rembrandt fronçant les sourcils (et l’hallucination est belle ici, qui montre le crayonné de la vieillesse à l’œuvre dans le visage d’un peintre encore jeune, lui qui n’avait pas encore trente ans). Comme si le jour dont la naissance est redevable de la nuit n’en était délivré que pour être progressivement avalée par une autre nuit, artificielle (moins lux que lumen comme le garantit la lumière pâteuse de la vidéo), plus obscure que sombre parce qu’elle témoigne du désastre économique et iconique en cours. Cette catastrophe s’énoncera encore avec une blague dite par un garçon de café à Gaspard Bazin, où l’idéalisme de la dialectique de la reconnaissance hégélienne est mise à l’épreuve de l’antisémitisme nazi avec ce bourreau gestapiste qui a encore besoin de sa victime juive qu’il vient de torturer afin qu'elle puisse l’aider à répondre à une conversation téléphonique en français. Le jour où les bourreaux n’auront plus besoin de saigner à mort leurs victimes, quels qu’ils soient et dans le respect de leurs radicales différences, ce jour-là qui les verra cesser d’être cessera d’être crépusculaire pour redevenir enfin auroral.
La chaîne des figurants perdus,
la chair du peuple retrouvé
La catastrophe « iconomique » dont la télévision est alors l’empire privilégié, à peine apaisée par le baume de quelques chansons folk (Leonard Cohen et Bob Dylan, Janice Joplin et Joni Mitchell) et la liqueur plus océanique des compositions de Béla Bartók et Arvo Pärt, trouve dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma son plus grand accomplissement dans la longue séquence des figurants chômeurs qui, houspillés par un technicien, défilent devant la caméra pour réciter dans le désordre des fragments d’une phrase trouvée chez William Faulkner. On connaît la pente godardienne à loger tout un film de manière organique dans une seule et longue séquence, reprise et interrompue, répétitive et dilatée, comme une mer tour à tour à marée basse et à marée haute. Et, dans ces films, il est plus intensément question du cinéma, de sa mort et de sa survivance, de ce qu’il a été et de ce qu’il en reste. C’est exemplairement la scène de ménage du Mépris où le couple aussi moderne qu’antique se délite comme l'archipel du cinéma moderne se détache du continent du cinéma classique qu’il ne peut sauver qu’en le tuant, qu’il ne peut relever et rédimer qu’en le niant dialectiquement. C’est encore, inspirée de La Ricotta (1963) de Pier Paolo Pasolini, la reprise laborieuse et compliquée du tournage de grandes scènes inspirées de toiles importantes de l’histoire de la peintre dans Passion (1982). Et l’on retrouvera trace de la grande séquence de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, qui elle-même trouverait son origine dans Ici et ailleurs (1974) co-réalisé avec Anne-Marie Miéville, au tout début de Éloge de l'amour (2001), avec sa séance inaugurale d’audition et d’acteurs professionnels qui se succèdent comme des vagues, au travail d’incarner la promesse d’un film à venir qui, là encore, n’aura pas lieu. La mer est précisément la métaphore employée par Gaspard Bazin afin de poser la ressemblance structurale du défilé de figurants avec la répétition des vagues, offrant alors au spectateur la possibilité imaginaire de voir l’invisible – autrement dit la mer dont la rumeur profonde bat dans la plupart des films que tourne Jean-Luc Godard depuis qu’il habite à Rolle. Le recours stylistique aux surimpressions va dans le sens des vagues qui se recouvrent en ouvrant aux images la dimension d'une « pensivité » dont Jacques Rancière a proposé le concept après Roland Barthes, tandis que l'emploi du ralentissement du flux filmique jusqu'à l'arrêt sur image arrache des pointes mémorables (la torsion du visage d'une femme), invisibles autrement. La vidéo permet alors de retrouver le secret de la préhistoire du cinéma : la méthode chronophotographique d'Étienne-Jules Marey.
Mais la brutalisation des acteurs non professionnels défilant à la chaîne, mais la fragmentation du texte ainsi que la répétitivité de son énonciation indexée sur le passage circulaire des figurants est si longue et insistante que le spectateur n’est, à l’instar du personnage d’Alain Delon dans Nouvelle vague (1990), jamais loin de la noyade. Cependant, la ritournelle prend progressivement forme et elle engage mystérieusement des éclats de sens surnageant malgré tout. On retient surtout l’idée fondamentale de défendre les morts contre les vivants, qui pourra d’ailleurs entrer en résonance avec cette phrase entendue dans Bitter Victory – Amère victoire (1957) de Nicholas Ray : « Je tue les vivants et sauve les morts ». Les fragments seront plus tard remis dans l’ordre par la compagne du producteur prénommée Eurydice et l’on comprend alors la nature orphique du sommeil dans lequel peut s’abandonner le spectateur qui n’a pas reconnu pour rien parmi les affiches de cinéma déjà mentionnées celle du Testament d’Orphée (1960) de Jean Cocteau. On a fait notre enquête pour trouver la citation exacte, elle est issue d’une nouvelle de William Faulkner datant de 1954, Sépulture sud (Gaslight), que l’on trouvera à la fin du recueil intitulé Idylle au désert et autres textes. Cette phrase est la dernière de la nouvelle et par conséquence du recueil, la voici in extenso : « Et trois ou quatre fois l'an je revenais, ne sachant pourquoi, seul, pour les contempler, non pas seulement Grand-père et Grand-mère mais eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l'endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s'ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants ; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l'angoisse et la douleur et l'inhumanité de la race humaine ».
Sans faire l’économie des rapports de pouvoir, depuis la brutalité même s’exerçant sur le petit peuple relégué des figurants (parmi lesquels on reconnaîtra d’ailleurs une future grande actrice, Nathalie Richard), dans les chaînes de montage d’un film assujetti à entrer de gré ou de force dans la grille de programme de la chaîne de télévision, un miracle arrive pourtant à advenir. Les figurants sont comme des vagues qui font lever et monter la marée haute du style faulknerien. Ils sont comme les photogrammes qui permettent de faire apparaître la photographie de l’écrivain saisi sur le vif, revenu de l’oubli. Alors, de la façon la plus inattendue qui soit, le technicien qui les houspille se met à ressembler tantôt à la Vénus de la peinture du Tintoret permettant de relier Ariane à Bacchus, tantôt à la griffe attrapant chaque perforation de la pellicule afin de permettre aux photogrammes de s’enchaîner et faire image 24 fois par seconde. La fraternité des métaphores le relève ainsi du caractère odieux de son travail, tandis que les figurants trouvés à l’ANPE finissent par sortir symboliquement de la chaîne de la misère (et c’est d’ailleurs la misère idéologique du néolibéralisme que d’avoir voulu substituer un problème de pauvreté à la question cruciale des inégalités) et par s’imposer comme le peuple nécessaire à la mise en branle de l’art, de l’imaginaire et de la pensée. À ce titre, ils ont droit au beau montage par vagues de surimpression de leurs photographies comme s'ils étaient des acteurs connus dont il faudrait entretenir la mémoire aussi précieusement que celle de Jany Holt et Josette Day. Il est bien dommage alors que cette recherche d’un peuple perdu pour être retrouvé, relevé de l’enfer spectaculaire et exclusif des people, n’ait pas fait signe à Georges Didi-Huberman qui l’aura de fait mieux vu chez Pier Paolo Pasolini (cf. Peuples exposés, peuples figurants. L’Œil de l’histoire, 4, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2012) que chez Jean-Luc Godard (cf. Passés cités par JLG. L’Œil de l’histoire, 5, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2015). La dette à l’égard des morts se double d’une autre dette contractée à l’égard des figures populaires. Et, dans les deux cas, elle engage de rendre des comptes en étant redevable sur la base d’un nombre incalculable, qui empêche de compter comme l'aurait dit Paul Claudel, prenant à revers la calculabilité au principe de la production industrielle et commerciale des images, historiquement accentuée avec l’extension audiovisuelle de la sphère télévisuelle et ses processus de privatisation. À la fin, une fois les locaux rachetés par de jeunes vidéastes branchés sur le style de Jean-Paul Gaultier, la chaîne des figurants recommence mais la ritournelle a fondamentalement changé : le cool règne, le soft ayant remplacé le hard mais la succession désordonnée des vagues, toutes également importantes, a laissé place à l'équivalence générale et la substituabilité. « L'essentiel c'est... » dit chacun des figurants invités à improviser la suite, l'essentiel demeurant que règne l'idéologie publicitaire.
La dette contractée est une créance messianique pour parler comme Daniel Bensaïd, elle est affaire de justice comme elle est affaire d’amour qui ne finit pas toujours noyée « dans les eaux glacées du calcul égoïste » pour citer Karl Marx et Friedrich Engels. On devine alors que l’affiche de Love Streams (1984) de John Cassavetes n’apparaît pas seulement pour commenter la production en cours de King Lear par la Cannon appartenant aux producteurs israéliens Menahem Golan et Yoram Globus. Des flux d’amour, il y en partout dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, qui autorisent notamment ce beau repentir ressenti à l'occasion du moment d'affection du réalisateur pour son opératrice jouée par Caroline Champetier, après la colère épique piquée par Jean-Luc Godard face à Bruno Nuytten dans Détective. Il faudra à ce titre prêter également une très grande attention à l’actrice d’un seul film, Marie Valera dans le rôle d’Eurydice, dont Jean-Luc Godard sait reconnaître selon sa propension palimpsestique habituelle que son visage possède une dimension de beauté froide et nordique contenue dans les portraits de Greta Garbo chez Mauritz Stiller (La Légende de Gösta Berling en 1923) et Victor Sjöström (The Divine Woman en 1928), de Dita Parlo dans L'Atalante (1934) de Jean Vigo et La Grande illusion (1937) de Jean Renoir, comme d’Ingrid Bergman chez Alfred Hitchcock. On ajoutera également à la liste le nom de Hanna Schygulla, l'actrice de Rainer Werner Fassbinder ayant joué dans Passion.
Un geste pour le cinéma
Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma est, aussi modeste soit-il, un geste de cinéma plutôt qu’un film de plus. On croyait le cinéma contraint en perdant à faire la manche du côté des gagnants, il se trouve qu’il aura en fait conservé son honneur en remportant une manche décisive en territoire occupé. Un geste suffit en effet pour alerter que le cadavre bouge encore, qu’un colonisé désobéit au colonisateur, qu’une survivance est autrement plus admirable et nécessaire que bien des existences confirmées à intégrer le rang et persévérer dans la conformation. Un geste à l’instar de celui que décrit Gaspard Bazin dont l’interprète est d’ailleurs l’un des plus grands créateurs de gestes du cinéma mondial : « Le vrai mystère de la vie, c’est qu’un beau geste est beau dès qu’il est juste. ». Un geste de tendresse et d’amour, un geste burlesque pour court-circuiter toute solennité, un geste malicieux qui rend la monnaie de sa pièce en révélant, avec les grimaces de Jean-Pierre Léaud et les pitreries de Jean-Pierre Mocky, qu’elle est, exemplairement, une monnaie de singe. Un geste à la mesure de cette démesure démarquée d’une triade dialectique énoncée par l’abbé Sieyès et que l’on retrouvera dans l’épisode 3A (« La monnaie de l’absolu ») des Histoire(s) du cinéma : « Qu’est-ce que le cinéma ? Rien ! Que veut-il ? Tout ? Que peut-il ? Quelque chose ».
13 octobre 2017
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